Première Partie
Parce que toute légende a son origine, parce que chaque origine s'ancre dans le réel et parce que le réel n'offre que peu d'alternative au mystère, les légendes deviennent des histoires qui se perpétuent au fil du temps. Des histoires qui font rêver, qui nous permettent de nous évader et qui fascinent.
L'histoire que je m'apprête à vous raconter maintenant est des plus mystérieuses. Peu de gens connaissent la vérité sur cette légende que les marins se racontaient au port avant d'embarquer, en particulier les jours d'orage. Jamais encore ce récit n'avait été fait en dehors de ces pubs embaumant le rhum, le tabac et l'air iodé.
Ce fut l'un de ses fameux soirs, gris et trempé, que l'on rapporta pour la première fois cette étrange histoire. Dans un pub bondé, Le Requin d'Or, un vieux loup de mer fit son entrée, dégoulinant et crasseux. Il était le capitaine d'un rafiot de pêche, Le Fleury, nom quelque peu ironique lorsqu'on sentait d'un peu trop près le marin.
Lorsqu'il entra dans l'établissement, la porte claqua contre le mur dans un fracas retentissant. Le silence se fit dans la salle tandis que le pêcheur s'avançait lentement dans la pièce, son manteau miteux dégouttant au sol à chacun de ses pas.
- Eh bien Alister, l'interpella le patron au bar. Tu as échappé à la tempête ?
Tout autour, les conversations reprirent, sur un ton beaucoup plus bas cependant. Chacun avait l'oreille tendue, le nez dans son verre de rhum et pour la plupart, la pipe au bec. Tout les regards suivaient furtivement les moindres faits et gestes du dénommé Alister, qui s'approcha du comptoir.
- On peut dire ça, répondit celui-ci.
L'air sombre, il s'assit.
- Comme d'habitude je suppose ?
Alister acquiesça et le patron déposa devant lui un grog, cette fameuse boisson inventée par un amiral anglais nommé Edward Vernon en 1740 et dont les marins étaient très friands. Sitôt son verre devant lui, Alister le vida cul-sec et le reposa sur le comptoir.
- J'en reprendrai bien un autre, si tu n'y vois pas d'inconvénient Millow, dit-il, la voix blanche.
- Eh mon gars, que t'arrive-t-il ? s'inquiéta Millow. Tu as rencontré le krachen en revenant au port ?
- Mille sabords ! Si ce n'était que ça mon vieux, si ce n'était que ça... Je serais en train de danser la gigue sur la table ! s'exclama le vieux loup de mer.
- Reprend-toi Alister ! Que s'est-il passé ?
Le regard des deux hommes se croisèrent et Millow vit pour la première fois dans les yeux de son ami ce qu'il crût pourtant ne jamais y voir : au delà de l'incompréhension et de l'incrédulité, la peur brillait au fond des prunelles d'Alister, marin-pêcheur pourtant averti et coriace.
- Hé ben Alister ! intervint un homme assit non loin du malheureux, d'une voix sonore. T'as vu un fantôme ? Le Hollandais Volant t'as coursé jusqu'ici ? s'esclaffa-t-il.
De toute évidence, l'importun était saoul. Sans quoi, jamais il n'aurait osé prononcer de telles paroles, même dans le but d'humilier un de ses pairs. Vous devez sûrement vous demander pourquoi ? Et bien sachez, chers lecteurs, que Le Hollandais Volant est un des bateaux fantômes le plus connu et le plus redouté des sept mers, et que les marins, qu'ils soient de simples pêcheurs, de brillants amiraux ou de redoutables pirates, ne plaisantent pas avec ce genre de choses. Voilà pourquoi un silence interdit emplit la salle du pub, les regards maintenant braqués à l'unanimité sur l'effronté.
- Bois-sans-soif ! Pignouf ! Cesse donc de jacter comme un lâche ! s'insurgea Alister.
- Du calme Alister, s'interposa Millow d'une voix calme mais ferme. À ta place Foster, je retournerai m'asseoir gentiment. Tu as de la chance qu' Alister soit seul et qu'il sache se contenir face à des canailles dans ton genre. Si ses hommes avaient été là, je n'ose imaginer quel sort aurait été le tien. Et j'aime autant te prévenir que je ne les aurais pas retenus.
Millow se tourna vers Alister.
- D'ailleurs, où sont-ils, tes hommes ?
Alister avait sous son commandement à bord du Fleury trois grands gaillards. L'un d'eux était son fils.
Le marin prit une profonde inspiration avant de répondre :
- Disparus...
- Disparus ? Comment ça disparus ? Explique-toi morbleu !
L'attention générale s'était reportée sur Alister.
- Nous naviguions dans l'Atlantique, nous pêchions comme à notre habitude. Nous avions attrapé notre lot de poissons et nous apprêtions à virer de bord pour regagner le port. Nous étions à quelques miles seulement de la mer des Sargasses, aucun navire n'était en vue. Et c'est là que nous l'avons entendu. Un chant, magnifique et envoûtant. À l'entente de cette mélodie, nous étions comme dans une sorte de transe. Mes hommes étaient comme ensorcelés... Ils ne... Ils n'avaient plus qu'une idée en tête : trouver la source de ce chant. Maxwell et Dwight ont pris les commandes, l'un au gouvernail et l'autre au poste de vigie, et c'est ainsi que nous nous sommes rapprochés de la mer des Sargasses…
Le chagrin et le désespoir s'ajoutèrent au regard vide d'Alister qui, semblait-il, était près à s'effondrer d'un instant à l'autre. L'on entendait le vent se déchaîner et hurler sa rage, comme un écho aux profonds tourments qui habitaient le marin.
- Nous avons parcouru une dizaine de miles avant de jeter l'ancre, à environ 3 miles d'un récif rocheux. Le chant continuait, toujours aussi fort. Et c'est là qu'ils ont sauté par dessus bord... Ils ont sauté, ils se sont éloignés en direction du récif, et ils ont disparus ! À mi-chemin de ce maudit récif, Maxwell et Dwight ont plongé, perdu !
- Alister... commença Millow.
- Mon fils les a suivi, continua-t-il sans prêter attention au patron du pub. Il me criait de faire quelque chose mais je... Je ne pouvais rien faire, je... J'étais dans un état second. Je ne comprenais rien de ce qu'il se passait... Mon gamin a sauté à leur suite et... Tonnerre de Brest ! Mon fils unique et mes deux hommes se sont jetés à l'eau et je n'y ai rien fait ! Je les ai laissé mourir sans remuer le petit doigt !
Alister criait presque, les yeux aussi humides que l'océan qui lui avait arraché des êtres chers. Le silence dans la salle était devenu pesant, le pub entier semblait s'être arrêté de respirer.
- Mais pourquoi auraient-ils sauté ? interrogea Millow, incrédule. Et d'où venait ce chant ?
- Le récif... Cela provenait du récif. Lorsque mon fils est... Quand il a disparu sous les flots, le chant s'est mystérieusement arrêté, comme s'il n'avait jamais été.... Le temps que je reprenne mes esprits, et que je prenne conscience de ce qu'il était arrivé, il n'y avait plus rien qui puisse m'indiquer ce qui avait produit ce son maudit...
Alister se prit la tête entre les mains. Sa voix n'était plus que lamentation quand il termina son récit.
Le pêcheur avait failli rester bloqué à la lisière de cette mer. Car, vous l'ignorez peut-être, mais il est très difficile de naviguer dans la mer des Sargasses en raison des végétaux qui s'étendent à profusion à sa surface et de l'absence de côtes aux alentours. Si Maxwell était entré plus loin encore dans ces eaux pendant sa folie suicidaire, Alister n'aurait eu aucune chance de s'en sortir.
Virant de bord, il s'était éloigné de ce lieu de malheur et avait navigué en direction du port, nuit et jour. Après cinq journées un gros vent se leva, faisant gonfler la grand voile. Le bateau avait vogué, rapide, brisant les flots de sa proue. Il était arrivé au port au bout de sept jours de voyage éreintants. Il avait amarré son bateau et s'était rendu directement au Requin d'Or, tandis que des vents de plus en plus forts s'étaient abattu sur Plymouth et que le ciel s'était voilé de gros nuages noirs.
Des applaudissements se firent entendre à la gauche d'Alister, à l'autre bout du comptoir.
- Mon vieux, dit Foster d'une voix ivre, c'est la plus BELLE histoire à dormir debout que j'ai entendu jusqu'à ce soir ! Tu en as encore beaucoup d'autres des comme ça ?
Alister le dévisagea. La rage déformait ses traits.
- Mécréant ! Je viens de perdre mon fils et mes deux hommes, et tu oses mettre en doute mes propos ?
Il se leva, si brusquement qu'il fit tomber son tabouret. Il s'avança vers Foster le poing levé, prêt à lui abattre sur son faciès de crapaud alcoolique, quand le silence environnant lui tomba dessus. Il regarda autour de lui et prit conscience des regards fixés sur lui, méprisants, ahuris ou de pitié. Et c'est là qu'il réalisa.
- Vous ne me croyez pas, souffla-t-il.
L'assemblée détourna le regard. Quelqu'un toussa.
- Bien. Bande de chiens galeux. Je sais ce que j'ai entendu ; je vous prouverai que j'ai raison, dussé-je y donner ma vie. Vous le regretterez, cracha-t-il.
Sur ces mots, il tourna les talons et gagna la porte.
- Alister ! l'appela Millow.
Sans même se retourner, le marin-pêcheur franchit pour la dernière fois le seuil du Requin d'Or et sortit sous la pluie qu tombait à verse. La tempête faisait rage. Alors que la porte du pub se refermait lentement derrière lui, le premier coup de tonnerre retentit, marquant sa détermination face à ce qu'il allait accomplir.
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