Troisième Partie
Une vingtaine de jours plus tard, Alister arriva dans les mers du sud, dans les eaux baignant le Golfe de Guinée près des côtes africaines. Il poursuivit sa route, touchant à peine aux provisions et dormant peu. Il gardait les yeux rivés sur la grande bleue, plus attentif qu'il ne l'avait jamais été lorsqu'il pêchait. Il ne s'était jamais aventuré aussi loin de Plymouth, et plus le temps passait plus il s'éloignait. Au plus profond de lui-même, il savait qu'il ne retournerait jamais chez lui, plus jamais il ne verrai l'Angleterre. Et, étrangement, cela ne lui faisait rien.
Depuis qu'il avait pris la mer, pour la dernière fois de sa longue vie, ses pensées n'étaient tournées que vers son équipage disparu et les êtres dont il cherchait la trace.
Les jours s'égrainèrent en semaines et les semaines en mois. Alister finit par arriver au large du cap de Bonne Espérance. Il navigua vers l'est. Une semaine après avoir passé ce cap, le vent tomba, laissant le pêcheur mouiller aux abords d'un récif rocheux, semblable à celui où les faits s'étaient produits la première fois.
Et c'est là qu'il les vit. Sur un rocher, des demoiselles étaient assises, le menton sur les genoux. Leur robes étaient déchirées par endroit. S'il ne savait pas ce qu'il savait, il aurait pu être déconcerté par cette situation. Au lieu de ça, Alister ressenti de la colère, de la rage envers ces créatures démoniaques. Car, bien qu'elles aient une apparence humaine, il était sûr qu'elles ne l'étaient pas. Ne serait-ce que par l'aura étrange qui se dégageait d'elles, comme une brume blanche.
L'homme saisit le pistolet qu'il s'était procuré à Plymouth avant de prendre le large. Il visa la première créature, celle qui était la plus proche du bateau, à bâbord. (Pour ceux qui l'ignorent, en mer gauche et droite se disent respectivement bâbord et tribord. La créature se trouvait donc à gauche.) Elle avait de long cheveux blond, et une robe rose déchirée aux manches et au niveau des genoux. Il ajusta sa prise sur l'arme, rabattit le chien et pressa la détente.
Alister atteignit sa cible. Mais ce qu'il vit fit ressurgir la peur dans ses veines. La balle ne se logea pas dans le corps de la femme, elle la traversa mais sans lui causer la moindre blessure.
La détonation retentit sur l'étendue mouvante. Les êtres se tournèrent vers le marin, un sourire malheureux et mauvais scotché à leurs visages, dont l'expression était vengeresse. Elles ouvrirent la bouche, et Alister sut qu'il était perdu. Il lâcha son arme et envoya ses dernières pensées lucides vers son fils, vers Maxwell et Dwight, et vers sa femme défunte.
Le chant entama ses premières notes, alors que les damoiselles se levaient. L'esprit du marin fut littéralement ensorcelé par la mélodie séductrice, il perdit toute clairvoyance. Il s'approcha du bastingage, se penchant dangereusement par-dessus. Il se délectait des moindres notes flottant dans le vent et qui parvenait jusqu'à ses oreilles. Son regard fiévreux se posa sur la blonde qu'il avait failli tuer quelques instants plus tôt. Alister resta émerveillé devant sa beauté. En la contemplant, il n'eut plus qu'une certitude : la blonde et ses compagnes ne chantait leur mélodie somptueuse que pour lui et pour lui seul. Elles étaient siennes.
Il n'eut pas le temps d'avoir cette pensée que le chant de ces femmes s'interrompit, ne laissant que le bruit des vagues dans le silence. Alors, une à une, elles plongèrent dans l'eau et disparurent.
Le cerveau encore embrumé, il regarda ses muses partir, déçu. Soudain, un détail se fraya un chemin, et remonta dans son esprit. « Des femmes-poissons... Non... Pas des femmes-poissons... Des fantômes. »
Il reporta son attention sur le récif. La blonde était toujours là ; elle le fixait. Son expression était indéchiffrable. Le peu de discernement et de volonté qu'Alister avait récupéré fondit comme neige au soleil quand la donzelle lui fit signe d'approcher. Le pêcheur n'hésita même pas. Il sauta par-dessus bord, et nagea vers le récif.
Il y était presque arrivé lorsque la jeune fille sauta, et s'évapora au contact de l'eau. Oui vous avez bien lu : elle disparut dès qu'elle toucha les flots. Alister était désespéré : où était-elle passée ? Il hurla à la mort, avant de plonger sous l'eau. Il nagea, s'enfonçant dans les profondeurs aquatiques, sans trouver ce qu'il cherchait.
Consumé par son désir de retrouver ces déesses et par la folie qu'elles avaient provoqué en lui, le marin-pêcheur ne se rendit même pas compte qu'il se noyait. Il se sentit étouffer et, tandis que ses poumons se remplissait d'eau, il déplora de ne pas avoir attrapé une de ces merveilles. Ce fut sa dernière pensée. Puis il sombra dans les ténèbres, pour ne plus jamais en remonter.
Alister avait donné sa vie pour prouver l'existence de ces êtres sans matière qui avait pris ses hommes, sa vie, et Dieu seul sait combien d'autres marins avant eux.
On apprit assez rapidement la disparition d'Alister au port de Plymouth. L'ironie du sort voulu que Le Fleury soit retrouvé par Le Destiny, navire où était engagé Foster, le premier à avoir railler le témoignage du vieux loup de mer qui pourtant n'avait jamais proféré un seul mensonge. Malheureusement pour Alister, sa mort ne donna pas plus de crédibilité à sa mésaventure aux yeux des autres marins.
Peu de temps après ces tristes événements, la salle du Requin d'Or était de nouveau bondée, un autre soir de gros temps. Les clients ne parlaient que de la folie qui avait pris Alister après avoir subi la perte funeste de ses hommes, lui qui avait déjà été très affligé par la mort de sa femme Margaret. Pour expliquer les chants mystérieux rapportés par le pêcheur, certains se dirent qu'il avait interprété d'une manière un peu trop lyrique le chant d'une baleine après avoir bu trop de rhum. D'autres encore creusaient cette version des faits et racontaient qu'il avait lui-même poussé ses hommes à la mort, et qu'ensuite, rongé par la culpabilité, il partit en mer pour se suicider.
Personne ne prenait au sérieux ce qu'avait vécu le pauvre marin. Et s'il s'avérait que quelqu'un y croit ne serait-ce qu'un peu, personne ne se manifestait. Personne, mise à part un petit garçon aux cheveux blond et au regard espiègle. Jack n'avait que très peu connu Alister. Il n'était pour lui que l'homme qui avait entendu la même chose que son grand-père, mais qui, au contraire de ce dernier, n'y avait pas réchappé. Et pourtant, il n'avait pu s'empêcher d'être triste lorsqu'il avait appris sa disparition. Jack avait revendiqué haut et fort la véracité de cette « histoire», causant l'hilarité générale des marins présent au Requin d'Or.
Au fil du temps cependant, d'autres récits parvinrent à Plymouth. Des récits narrant l’existence de créatures étranges, produisant un merveilleux chant envoûtant, au buste de femmes et possédant une queue de poisson. De nombreux naufrages furent, dit-on, causés par ces sorcières des mers auxquelles on a donné le nom de sirènes, en références aux êtres similaires décrits dans l'Odyssée d'Homère.
Les versions diffèrent en fonction des personnes et des lieux d'où elles proviennent ; qu'elles soient décrites comme étant des femmes à queue de poissons ou comme étant des êtres sans matière que l'on appellerait « fantômes » fautes d'un meilleur terme, la malédiction est la même : des chants enchanteurs provoquant naufrages et noyades des pauvres marins qui ne prenaient pas garde.
Rares sont les personnes à avoir survécu à une rencontre avec les sirènes. Leurs chants se répercutaient sur de longues distances, piégeant ainsi nombres de marins inconscients. Il pouvait arriver que certaines d'entre elles soient inoffensives, chantant uniquement leurs lamentations d'une voix magnifique, et disparaissent à l'approche d'un bateau ou quand un homme posait les yeux sur elles. Les conséquences dans ces cas là étaient minimes.
Néanmoins, la plupart de ces êtres étaient diaboliques et cherchaient à venger leur mort en œuvrant à couler les navires et en noyant le plus de marins possible.
Des questions subsistent dans vos esprits. Que sont réellement les sirènes ? Des femmes poissons ou des sortes de fantômes ? Je ne peux malheureusement vous apporter, chers lecteurs, une réponse claire : je ne suis que le narrateur de cette merveilleuse histoire.
Pourquoi ne pourrait-il pas s'agir de femmes-poissons ? Toutes créatures a été placée sur cette terre et a évolué, pourquoi pas elles ? Pourquoi ne pourrait-ce pas être le fruit d'une évolution biologique ?
Et pourquoi ne pourrait-ce pas être les âmes d'esclaves ou de femmes de marins ayant péri il y a de ça de longues années et cherchant à se venger de leur triste sort ? Rien n'est impossible en ce bas monde. Après tout, ce n'est parce qu'on ne peut pas prouver l'existence d'une chose qu'elle n'existe pas, n'est-ce-pas ?
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