Chapitre 6 (première partie)

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Mai 1749

L'ordre règne. Sir Walter Flemming s'est installé à Inverie, avec une bonne troupe de soldats. Il a informé Kyrian qu'un juge devrait être aussi prochainement nommé. L'administration anglaise se met en place, jour après jour, rognant sur toutes les prérogatives que nous avions jusqu'à présent. Kyrian ne peut plus guère intervenir en cas de conflit, ni prendre de décisions d'envergure. Il a fait le tour de ce que nous devons désormais appeler notre propriété, et des contrats ont été signés avec les paysans : désormais, ils ne travailleront plus pour le clan, mais pour nous. Dans leur esprit comme dans le nôtre, cela ne change pas grand-chose, du moins, pour le quotidien. Si les fermages ont été de ce fait supprimés, les taxes en revanche, qu'il nous faut verser à la Couronne, pèsent lourd. Kyrian fait au mieux, mais nous devinons tous deux que bien des difficultés nous attendent.

Dès que le beau temps s'est installé, les hommes du village et du château ont entrepris de défricher plus de terres : il faut à tout prix cultiver plus que nous ne le faisions jusqu'à présent. Tout le monde s'est mis au travail, même les enfants. Et si, durant l'hiver, la venue des quelques familles réfugiées de Glendessary fut une charge que nous n'avions pas prévue, leur présence maintenant est une aide : des bras supplémentaires et courageux sont nécessaires pour ces travaux agricoles que Kyrian a lancés.

Pour nous, les femmes du château, le travail ne manque pas non plus. Je ménage au mieux Madame Lawry que nous avons déchargée de la cuisine. Elle passe plus de temps avec les enfants, mais veille aussi toujours à la bonne marche de la maisonnée. Elle a toujours été d'une aide plus qu'appréciable pour moi et je crains le jour où elle ne sera plus à nos côtés. Nos filles ont maintenant un an passé et forment une joyeuse petite bande. C'est à laquelle voudra marcher la première sans aide... Elles sont dégourdies et je m'attends à vivre de belles aventures avec elles. Quand, parfois, le découragement ou la colère nous guettent, Kyrian et moi pensons à nos enfants. Ils nous donnent la force et la foi pour continuer à nous battre et à vivre ici.

Une fois, à la fin de l'hiver, alors que s'annonçaient des mois difficiles avec les nouvelles directives anglaises, Kyrian m'avait suggéré de partir pour la France. J'avais refusé : notre vie était ici. Nos enfants étaient tous nés ici. Cette terre était la leur. Et je m'étais trop battue pour Inverie et lui aussi, pour céder si facilement à l'exil et au mirage d'une vie plus facile. Nous avions la chance de pouvoir y demeurer, d'avoir pu conserver des terres pour notre famille et d'apporter encore une certaine protection à ceux qui y étaient installés. Partir serait renier tout ce qu'avait été notre vie, partir serait trahir ceux qui survivaient grâce à notre présence. D'aucuns n'auraient pas le choix, et l'exil et la déportation ne seraient bientôt plus qu'un seul et même mot pour beaucoup.

Maureen relut les derniers mots qu'elles avaient traduits la veille. Elle repensa à la discussion qu'elles avaient tenue avec les enfants, pour leur expliquer la réalité de ce que furent les suites de la défaite de Culloden. Ils avaient compris, elle le savait. Mais elle espérait aussi des pages plus réjouissantes au fil des mois et qu'Héloïse leur montrerait comment ils s'en étaient tous sortis.

Mummy et elle avançaient bien dans leur travail, elles s'apprêtaient à achever le deuxième cahier d'Héloïse. Elles voyaient grandir les enfants, elles vivaient avec elle les difficultés du quotidien, ressentaient les pressions anglaises, voyaient se déliter tout un monde aujourd'hui disparu. Chaque page apportait la preuve de la fin du fonctionnement clanique, comment la présence anglaise s'affirmait et mettait au pas les Highlands. Mais Héloïse ne manquait jamais, aussi, de raconter les moments heureux de leur vie et, bien souvent, c'était au travers de ses enfants qu'elle les exprimait.

- Sa famille a été son soutien quotidien, continu, dit Mummy.

- Oui, vraiment, souligna Maureen. Elle et Kyrian se sont raccrochés à leurs enfants quand ils devaient affronter des difficultés.

Tout au long de l'après-midi, elles avancèrent pour parvenir à l'année 1751, marquée par le décès d'Elisabeth. Elles consultèrent à nouveau l'arbre généalogique des MacLeod de Skye et constatèrent la concordance des dates la concernant. Pour l'heure, les données accessibles correspondaient aussi à celles présentes dans le journal d'Héloïse.

**

Le dernier week-end de mai ramena Ingrid et Henry à Fort William avec, dans leurs bagages, les trois dessins restaurés et encadrés. Le travail avait été très soigné et tous s'extasièrent devant la qualité de la restauration. Il fut décidé d'accrocher les deux portraits et le paysage d'Inverie dans la salle à manger, au-dessus du buffet bas. Mickaël sortit clous et marteau et, bien vite, les trois petits tableaux furent mis en place.

- Cela rend bien, dit Henry d'un air appréciateur.

- Le restaurateur nous avait proposé plusieurs choix pour les encadrements, il nous a bien conseillés, fit remarquer Ingrid.

- C'est très réussi, dit Mummy. Je suis contente de les revoir.

- Le tartan porté par Kyrian correspond bien à ceux que nous avons dans le grenier, dit Mickaël. Maintenant, nous pouvons en être sûrs : les couleurs ressortent bien mieux.

- La petite fleur de chardon, dans les cheveux d'Héloïse, est aussi beaucoup plus lumineuse, dit Maureen. Je vais réécrire au professeur MacGuiness, pour lui donner cette information sur les tartans et aussi quelques autres indications que nous avons trouvées dans le journal et qui pourraient l'intéresser.

Au cours du week-end, il fut beaucoup question de l'avancée de la traduction du journal, mais aussi des recherches généalogiques menées par Ingrid et Henry. Ils projetaient de se rendre à nouveau à Edimbourg, dans le courant du mois de juin. Pour l'heure, ils étaient parvenus à remonter jusqu'à un certain Walter MacLeod, né en 1833, mais ils rencontraient quelques difficultés à son sujet, n'étant pas certain qu'il s'agissait bien du grand-père de Donan. Cependant leurs recherches confirmaient bien que les aïeux de Donan s'étaient tous transmis les terres et la ferme, de père en fils aîné, jusqu'à lui. Cela attestait aussi que la maison avait été construite au moins à cette période, voire plus tôt, au début du 19ème siècle, mais ils n'en avaient pas encore la preuve.

A travers la traduction du journal, Maureen et Mummy leur révélèrent aussi les liens directs entre Kyrian et le laird de Skye.

- Il était en fait le neveu de Craig et cousin direct de Manfred, qui fut laird des MacLeod au moment du soulèvement jacobite, expliqua Maureen. C'est lui aussi qu'Héloïse cite à de nombreuses reprises et qui avait signé l'acte de reddition des MacLeod de Skye. A un moment, elle évoque un voyage que Kyrian a fait pour aller saluer son oncle et son cousin. Même si Kyrian n'apparaît pas dans l'arbre généalogique du clan de Skye, il en est le descendant.

- On peut imaginer alors que les terres ont été partagées, entre celles de l'île et celles du continent, renchérit Mickaël. Mais nous n'avons rien trouvé qui puisse nous préciser à quelle période cela s'est passé.

- D'après ce que m'en avait dit Stanley MacKenzie, et que le professeur MacGuiness a confirmé, poursuivit Maureen, le clan des MacLeod d'Inverie a eu une existence très courte dans le temps. Soit Kyrian fut le seul laird, soit son père l'avait été avant lui, mais je ne pense pas que l'on puisse remonter au-delà.

- Il est possible aussi que le grand-père de Kyrian et de Manfred, si je suis bien votre raisonnement, dit Henry, ait eu la charge des terres de l'île et du continent, et que la division se soit faite entre ses deux fils, à son décès.

- C'est tout à fait plausible, dit Mickaël. Je ne sais pas si nous trouverons des documents nous expliquant cette scission. Toujours est-il qu'ils ont entretenu des liens proches, puisqu'Héloïse et sa famille avaient pu trouver refuge à Dunvegan et les voyages qu'Héloïse mentionne le prouvent aussi.

- Nous avançons, nous avançons ! C'est bien ! Nous allons poursuivre aussi de notre côté, dit Henry avec un certain enthousiasme.

- Je te sens comme Sherlock Holmes, papa ! sourit Mickaël.

- C'est vrai que cela ressemble à une véritable enquête, et il me tarde de voir apparaître le prénom de Roy dans l'arbre généalogique...

- Mais nous aurons peut-être des surprises à ce sujet, dit Ingrid. Car il faudra bien pouvoir expliquer pourquoi la famille, si nous sommes bien liés à Héloïse et Kyrian, s'est retrouvée ici et n'est pas restée à Inverie.

- Peut-être qu'Héloïse nous fournira l'explication... dit Mummy.

- Alors, il faut continuer ! s'exclama Henry. Allez, au travail, Mummy !

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