Machine
Imaginez.
Vous êtes un médiocre spectateur, à peine plus que l'animal de compagnie d'une équipe de scientifiques proches de vous. Des amis, des cousins, peu importe. Leur visage, leur genre change sans cesse. L'image est floue, instable. Seuls restent les vapeurs des boîtes de nourriture fraîchement commandées et reléguées au sol, la vague fumée des cigarettes, les relents lointains de quelques plantes dans des coins de pièce.
Vous vivez là, assis sur des tapis, intoxiqué par la fumée, à observer ces gens en blouse blanche travailler. Leur dernière invention ? Un robot supposé révolutionner l'industrie. Ses mains, presqu'identiques à celles d'un être humain, possèdent une motricité fine jamais vue auparavant. Surtout, il est indépendant. Il sait d'instinct quels gestes faire pour la tâche à venir, comment utiliser l'outil qui lui est donné. Armé d'un couteau très affûté, il tranche sans difficulté une feuille de papier. Le mélange de puissance et de précision subjugue vos amis, qui griffonnent avidement sur des calepins.
Vous ne voyez pas cette bête d'un bon œil. La chose semble dangereusement proche de la conscience, ce qui, pour une machine-esclave, n'est jamais bon. Et puis, décidément, ses quelques membres épars ont une apparence trop humaine pour être honnête. Elle n'est pas seulement uncanny, ce n'est pas un caprice de gamin qui voit un zombie automate dans un train fantôme et en est dérangé. Fort de vos maigres connaissances en science-fiction, ignorées par vos pairs, vous savez, vous, que l'objet n'apportera rien de bon. Votre voix ne porte pas, vos arguments sont médiocres, intuitifs, sans fondement. On vous ignore.
Pris d'une soudaine angoisse, vous quittez la pièce, puis l'habitation. Les murs blancs et le plancher en bois brun se déforment sous vous alors que vous courez à bout de pieds, à bout de bras, que vous vous précipitez comme un dératé hors de l'air vicié de cet appartement qui fermente, de ce lieu de science et de vapeurs chimiques. Malgré leurs blouses blanches, vous sentez pour la première fois que vos chercheurs familiers sont peut-être plus des rebelles, des dissidents armés de matériel volé et d'idées blasphématoires. La porte s'ouvre, vous vous ruez dans le petit escalier branlant du vieil immeuble. Derrière vous, des cris.
Le temps passe, et vous êtes hanté d'incertitudes. Le monde autour de vous semble décharné. Seul, loin de l'appartement, les vôtres indubitablement zigouillés, vous vous retournez dans votre lit sans trouver la paix. Il vous faut savoir. Vous titubez jusqu'à l'immeuble. De vos jambes flageolantes, vous montez l'escalier tordu. Une odeur de renfermé vous prend à la gorge. La peinture pelée des murs défraîchis ressemble à autant de langues tirées.
Vous poussez la porte, qui grince. La lumière malade des fenêtres sales éclaire le plancher poussiéreux de ses rayons mats de début d'été. Tout a la douceur fade d'une viande rouge un peu faisandée. Vous n'avez pas le temps de vous faire à cette atmosphère de fin du monde que des fantômes du passé vous assaillent. Des blouses blanches se ruent de tous côtés, parlent entre elles, se caressent pensivement le menton. Quelques rires, des cris, une atmosphère conviviale, galvanisante. Et vous, au milieu, irrémédiablement seul.
Vous vous perdez un long moment dans la douleur du deuil, dans le magma du néant qui vous déchire les tripes. Puis, il devient nécessaire de vous lever, car devant vous, posée sur le sol, immobile et mutique, se trouve la machine. Ses membres sont montés sur une sorte de boîte en bois qui doit contenir sa mécanique. Ses doigts sont serrés autour d'un vague outil, clé à molette ou tire-bouchon.
Elle vous nargue d'abord. Elle rit. Elle sait toute la peine qu'elle vous a causée. Vous êtes là, devant elle, devant sa ridicule petitesse, à écouter cette voix de crécelle rire et s'égosiller. Vous avez vu. Vous savez qu'elle est encore en vie. Mais elle est contenue, confinée à cet appartement mort dont elle ne peut pas sortir. Elle ne fera pas d'autre victime. Qu'est-ce qui vous pousse, alors, à vous approcher ?
Vous saisissez son arme, et elle votre main. Sa peau est lisse, sans imperfections, tiède sans être chaude, ni sèche, ni moite. Elle est la plus parfaite neutralité, la plus banale absence d'essence, l'évolution ultime de l'humanité et ses premiers balbutiements. Vous vous battez avec elle, chacun de vous saisissant un appendice puis se faisant repousser, vous désarmé, impuissant, elle minuscule et fatiguée, mais vivante et pleine de rage. Deux êtres abandonnés de tous, deux ombres dans ce lieu sans vie, un combat oublié par le monde avant même d'avoir commencé.
Ce petit jeu dure de longues minutes. Vous, sur vos coudes, au sol, à essayer tant bien que mal de faire percer la haine à travers l'ouate humide de votre mortel ennui. Vous savez tous les deux que cette lutte est inutile, mais à ce stade, vous n'êtes plus qu'un entrelacs de membres qui s'agrippent en silence. La machine, à grands soupirs, continue ses mouvements robotiques. Votre vue se trouble. Vous plongez dans une profonde fatigue, dans une lassitude si moelleuse que vous ne pouvez que vous y laisser sombrer. Bientôt, vous tomberez au sol, aux pieds de l'être que vous aviez imaginé si grand, si fort. Vos forces vous quittent. Vos bras retombent.
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