Hémorragie lacrymale
Septembre 1960: un bébé de trois jours environ est découvert dans le gave de Pau par un vieux pêcheur de rivières. L'enfant est alors tiré de son caisson flottant "taille boîte à chaussures" puis laissé aux bons soins de l'hôpital central.
On trouve sur le linge mouillé du petit une étiquette d'état civil pour le moins maigre: Anatole X, né le 4 septembre à Pau, de père et mère inconnus.
Rapidement placé dans des locaux de la DDASS, Anatole, pourtant bien portant, ne sera jamais adopté.
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Mars 2006: Monsieur Anatole, 45 ans, est officiellement déclaré mort, noyé dans son garage du Hédas, un quartier du vieux Pau où il habitait depuis plus de vingt ans.
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Février 2006: le Hédas, au point du jour.
Dans un box adjacent à sa maisonnette familiale, Anatole s'introspecte. Il tient la barre et se tait, le regard au loin. Rien dans son esprit autre que l'océan, solution neuronale bleutée.
Le cerveau en boussole, il éponge son front et regarde les reflets du vent sur l'étendue iodée.
Dans sa tête, l'orage fait rage et la houle, sévère, impose six mètres de creux. La pauvre embarcation tangue et chahute Anatole qui tente d'abaisser la haute voile.
Il a mis deux ans pleins dans la construction du Sea-Gift.
Justin, seul privilégié à voyager avec son père, n'y a droit qu'en week-end. Chaque samedi à six heures il rejoint Anatole au box comme on se rend au port.
Lui seul se prend au jeu fou de l'adulte.
Plus de trois ans qu'Anatole est patron de pêche d'un rafiot qui n'a jamais vu la mer. Il vogue pourtant au moins huit heures par jour, avec pour horizon quatre lignes outremer et des poussées d'écume. La fresque géante transforme le béton carré en vaste infini. C'est lui qui l'a entièrement peinte.
Chaque soir de la semaine, il ramène à sa femme et à son fils des filets remplis de rêves, des nasses de lumière solaire, tous issus d'une cale regorgeant d'imaginaire...
Hier, il en est certain, un trio de dauphins blancs, famille aquatique et gracile, a dansé pour lui.
Avide de liberté et d'air non vicié, il passe de plus en plus de temps dans son garage.
En fait, la ville l'étouffe. Aussi son manque de mère, de père, de tout. Surtout il y a Gaëtane, sa femme depuis treize ans, qui vit à ses côtés mais ils ne se voient plus.
Gaëtane tourne sa vie autour de centres divers et variés qui, allez savoir pourquoi, l'apaisent. Le centre pénitencier déjà, où elle exerce la fonction de maton. Le centre-ville où elle boit son café chaque jour ouvrable en jetant un oeil sur les vitrines. Le centre aéré où Justin passe ses mercredis. Les centres commerciaux qui sont son exutoire. Et le salon de thé du centre touristique.
Depuis qu'il a son bateau, Anatole peine à aimer sa femme.
Lui, c'est la mer. La mer et son fils, qu'il voudrait bien subtiliser. Il lui raconte parfois comme il feront le tour du monde à bord du Sea-Gift où Justin sera mousse.
Gaëtane ne l'aime plus non plus. Un mari qui vit dans un box est assez délicat à gérer mais c'est l'odeur de poiscaille et de sang séché que son mari ramène chaque soir qui, définitivement, l'insupporte. Les premiers mois elle l'admirait pour sa créativité et son adresse à travailler le bois.
Aussi inimaginable que cela paraisse, il avait commencé à rentrer trempé, la peau hâlée-salée, l'odeur pestilentielle d'entrailles à ses trousses. Il se douchait aussitôt, sentait alors très bon, elle le félicitait pour sa journée en mer et le nourrissait copieusement.
A force de ne jamais voir l'ombre d'une arête de poisson, elle se lassa de s'extasier sur du néant. Ainsi passa-t-elle de femme de marin à maton, employant tout son temps libre à lâcher dans ses foutus centres l'amertume d'être mariée à un déséquilibré.
De toute manière, Anatole ne la voit plus du tout. A coups de blushs et fringues dernier cri, elle s'est rendue superficielle et donc très vite invisible aux yeux sélectifs et dénaturés d'Anatole. Lui n'existe plus que pour l'espace infini que lui procure son bâteau. Face à l'élément, il se sent un homme. Face à sa femme, il ne se sent rien.
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Un dimanche de pré-printemps, Justin tient la barre aux côtés de son père qui comme souvent ne dit rien. Justin est concentré sur le vol des oiseaux, annonciateur de poissons... mais il semble très troublé, et un peu étranger.
Après trois heures de "navigation", à la première pause sandwich, Justin ose parler. Très lentement. Il ne souhaite pas brusquer son père qu'il vénère: -Tu n'es pas un vrai pêcheur, papa. Tu n'es pas un marin. Il n'y a pas la mer à Pau, papa, ils le disent à l'école. Ils disent que tu es fou, que leurs parents vont te faire enfermer à Saint-Luc. Ils disent que pour toi c'est pareil, que pour toi, ici ou là, c'est toujours l'Océan. Ils disent que je vais devenir aussi fou que toi à force de naviguer sur tes folies.... Voilà papa, c'est ce qu'ils disent.
Quand il est certain que son fils a terminé, Anatole prend la parole: - Mais tu ne navigues pas sur mes folies, toi tu le sais bien fiston! Il n'y a peut-être pas la mer à Pau mais sous mon bateau, oui! Tu ne leur à pas dit?
- Si papa, mais...
- Ils ne te croient pas, c'est ça?! Je m'en vais le leur prouver, Justin. Dès demain je partirai au moins neuf jours, une véritable campagne de pêche mon fils! Le Sea-Gift rentrera au port plein à ras bord ou ne rentrera pas! Fais confiance à ton père.
Le lendemain matin à cinq heures tapantes, Justin dit au revoir à son père à la porte du garage qui se referme trop brusquement sur sa main. La main tombe dans l'Océan.
- Repêche-la! Ca te servira d'appât, papa!, lance Justin dans un cri de douleur.
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Neuf jours plus tard, la porte ne se rouvre pas. Dix jours, onze, douze, seize... Sous la pression de son fils, Gaëtane doit se résoudre à forcer la porte du box portuaire.
Qui se révèle mortuaire.
Curieusement et contre toute attente, le corps sans vie d'Anatole est excessivement gonflé. Après autopsie, Anatole est officiellement déclaré mort noyé à l'intérieur du Sea-Gift, dans son garage du Hédas.
Comme preuve de sa réalité, la cale regorge de thazars, bonites, dorades irrisées et autres poissons-bourses, tous étrangement préservés et absolument frais.
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A la vue de cet étrange tableau, Justin sourit fièrement en serrant le poing de la main qu'il n'a plus.
Du plus profond de lui-même, il se promet de ne jamais faillir à sa mission terrestre et ce quoiqu'en pense quiconque.
Lorsqu'il aura dix-huit ans, il héritera du Box, du Sea-Gift et de tout le matériel de pêche, c'est inscrit sur le testament d'Anatole.
Il pourra alors devenir ce qu'il est déjà: marin-pêcheur à Pau, comme papa.
Le plus vif des métiers.
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