Le coup de folie

17 minutes de lecture

Cette histoire a d’abord été imaginée en réponse au défi « coup de folie criminelle », mais au fur et à mesure des réécritures, elle a pris une telle ampleur que je ne suis pas sûr qu’elle corresponde encore au défi. D’abord parce que le thème imposé est « horreur » et mon texte, à l’arrivée, ne peut plus être classé dans cette catégorie, même les scènes violentes sont traitées sous l’angle de l’humour, certes très noir. Deuxièmement, parce que le coup de folie en question n’en est plus le sujet principal de l’histoire, mais en est devenu plutôt l’excuse.

Mais peut-être que je me trompe…

Elle constitue aussi une sorte de ballon d’essai, premier texte d’une nouvelle série que je suis en train d’imaginer…

*******************************************************************************

— La journée avait pourtant bien commencé ?

— Je… oui… enfin… j’aurais quand même dû me douter…

— Pouvons-nous essayer de remettre les éléments dans l’ordre ? De reconstituer le puzzle ? Pour l’instant, j’ai vraiment du mal à suivre la logique de ce qui s’est passé.

Le juge Vincent Le Fenec regarda Jean-François dans les yeux, avec douceur et détermination. Dans sa carrière, il en avait déjà rencontré des tordus et des tarés qui avaient semé les cadavres, les estropiés et les traumatisés derrière eux, mais il se trouvait ce jour-là devant un cas inédit. Incompréhensible jusqu’ici et d’une barbarie inimaginable. Le tueur, il y avait trop de témoins pour faire semblant de jouer avec la présomption d’innocence, était une personnalité médiatique connue dont rien, absolument rien, ne pouvait laisser présager un tel accès de sauvagerie.

Les mains du juge passaient des feuillets qu’il relisait à son menton râpeux pour caresser nerveusement sa barbe naissante. Le tueur appartenant au groupe des « people » à la mode, la lenteur poussive habituelle du travail de la justice pour la plèbe n’avait pas sa place. Quand un ami personnel du président de la République laisse un quartier comme après le passage d’un bataillon de Khmers rouges, tout retard serait peu apprécié. Le juge Le Fenec devait donner des gages aux plus hautes autorités du pays et aussi, pour une fois, aux téléspectateurs. Au moins en apparence.

— Reprenons depuis le début. D’abord, pouvez-vous me raconter qui vous êtes, votre profession, me parler un peu de votre famille, de vos amis ?

Jean-François se frotta les tempes avec les paumes de ses mains.

— Pourrais-je avoir un café ?

— Bien entendu.

— Et un petit pain au chocolat ?

Dix minutes plus tard, Jean-François savourait chaque bouchée, comme si elle était la dernière de sa vie. Un pain au chocolat… Dire que toute cette histoire est due à…

— Je me sens mieux, monsieur le juge, je vais tout vous raconter, mais essayez de ne pas m’interrompre, du moins pas trop.

— À votre aise. Je vous écoute.

— Bien… Je m’appelle Jean-François Hodenleckerberg et je suis… un humaniste.

Le juge fut pris d’un début de quinte de toux qu’il réussit à maîtriser.

— Je veux dire que je suis un ami de l’humanité.

— Je n’ai jamais vu ce métier dans le répertoire des professions. Vous voulez dire « philosophe », peut-être ?

— Pas exactement, je me situe dans un niveau bien supérieur à ce terme d’une banalité devenue presque vulgaire et dont les prétentieux exemplaires encombrent les médias de toutes sortes.

— Je vois… je vois…

— Vous regardez peu la télévision ?

— Vous posez les questions, maintenant ? Honnêtement, très peu. Entre mon métier, mes activités associatives et plusieurs jeunes enfants…

— Je comprends… en fait, je suis un homme de média.

— Je l’ai lu, et mes collègues me l’ont raconté, que vous passiez souvent à la télévision et sur les radios. Votre réputation n’est plus à faire.

— Oui, je suis un combattant de la liberté, un pourfendeur de l’injustice, un croisé contre l’intolérance, et tous les jours, ou presque, je dois clamer haut et fort la valeur de ma lutte.

— Joli programme.

— Racisme, antisémitisme, homophobie, humiliation des femmes, voici mes ennemis, l’Hydre de Lerne contre laquelle, moi, Hercule moderne et infatigable, je livre bataille sans arrêt, mais hélas, les têtes coupées repoussent sans cesse.

— Amen. Bien, donc vous êtes ce que je pourrais appeler un philosophe médiatique.

— Un humaniste !

— Bien, et que s’est-il passé lundi matin ?

— J’avais mal dormi. La veille au soir, j’avais participé à un débat télévisé dans lequel je me suis retrouvé, une fois de plus, seul contre tous. Ils avaient invité le chef de cet immonde groupuscule d’extrême droite et j’en ai pris plein la tête.

— Oui, fit le juge en consultant une fiche, vous parlez de monsieur Zhuang Xi Ping Pong ?

— Exactement.

— Le commissaire de l’exposition « Le cheval dans la peinture chinoise » ?

— Oui, voilà. Bref, le débat fut d’une brutalité extrême et je suis rentré chez moi épuisé, moralement et mentalement.

Le juge parcourut plusieurs feuilles, fit plusieurs culs-de-poule avec ses lèvres, sa façon habituelle d’exprimer sa perplexité.

— Continuez, je vous prie.

— Une fois à la maison, j’ai ouvert une boîte de petit pois, je suis végétarien, par respect absolu de la vie humaine…

Le juge esquissa un nouveau cul-de-poule.

— Un humaniste, un vrai, ne peut accepter de se nourrir sur la souffrance de ses frères du monde animal. Bref, j’ai mangé mes légumes, et je suis allé me coucher. Comme je vous le disais au début, j’ai passé une très mauvaise nuit, perturbée par des horreurs.

— Des cauchemars…

— Non, j’ai rêvé que j’étais élu président de la République.

— Et pourquoi cette élection vous était-elle déplaisante ?

Il faillit dire « prendre la place de votre ami ? », mais cette phrase aurait été trop dangereuse. Même si l’homme assis devant lui était un monstre, il avait trop d’amis haut placés pour prendre des risques.

— Je suis un homme modeste, monsieur le juge.

— Pourtant, vous avez déclaré, attendez, ah là, vous avez déclaré lors de l’émission « idées d’aujourd’hui », il y a trois semaines, que vous vous considériez comme « la conscience de ce pays ».

— Oui, je suis la conscience consciente qui exprime l’âme de notre république telle qu’elle devrait être. Mais peut-être ne pouvez-vous pas comprendre.

Les lèvres du juge réussirent l’exploit d’un double cul de poule triple salto arrière.

— Donc vous vous êtes levé de mauvaise humeur ?

— Pas du tout, au contraire. Comme tous les matins, je me suis réveillé rempli de l’amour de l’humanité. Je me suis douché en fredonnant « le chant des partisans », une vieille habitude, puis je me suis habillé et je suis sorti pour aller à la boulangerie.

— Comme tous les matins ?

— Oui. Voyez-vous, bien qu’étant un esprit supérieur, bien au-dessus du commun vulgaire des mortels indignes de ce pays, j’ai quelques petites manies. Je reste, par certains côtés, un être humain. Et l’une d’elles est l’achat et la dégustation d’un petit pain au chocolat. Une sorte de rituel. Sur le chemin, je rencontre tout d’abord madame Fatou Mbengue.

— Vous la connaissiez avant ?

— Bien sûr, elle a pu éditer ses trois recueils de poésies grâce à moi. Et nous sommes ensemble dans l’association « l’âme de l’Afrique ».

— Vous en êtes le président.

— Et madame Fatou en est la vice-présidente.

— Était… Décrivez-la-moi ?

Le juge tenait deux feuilles, une dans chaque main. Dans celle de gauche, des photographies de madame Mbengue avant et dans celle de droite, d’autres clichés pris par la police après le drame. Il réprima une grimace de dégoût.

— Fatou ? Une belle femme. Noire, comme toute Africaine qui se respecte. Agréablement enveloppée, callipyge… Une Vénus d’ébène…

Jean-François ferma les yeux. Au grand étonnement du juge, il sembla entrer dans une sorte de transe. Il revivait ces instants, en rejouant les dialogues et en imitant même les accents et intonations. Vincent le Fenec écouta, fasciné.

— Bonjour Fatou. Vous avez une bien jolie robe ce matin.

— Oh, Jean-F’ançois. Toujou’s à fai’e des compliments. Je l’ai cousue moi-même.

— Vous allez à la boulangerie ?

— Oui, j’ai de la famille en visite. Je leu’ ai ' aconté que nous avons la meilleu’e boulange’ie de la ville.

— Je confirme. Je vous accompagne.

— Oh, 'ega’dez, monsieur Ib’ahim.

— Ah, Fatou, Ji-Friçois, bijour.

— Bonjou' monsieu' Ib’ahim.

— Bonjour Ibrahim.

— Vous alli à la boulangirie ? Ji vous accompagne.

Jean-François rouvrit les yeux et regarda, hagard, autour de lui. Le juge hésitait, il ne voulait pas briser le charme. Jean-François poursuivit, comme dans un demi-sommeil.

— Je connais Ibrahim depuis plus de vingt ans. Nous sommes tous les deux coprésidents de l’association « pour une république multiculturelle et humaniste ». Nous nous sommes donc rendus, tous les trois, à la boulangerie. Arrivé devant la porte, par politesse, j’y mets un point d’honneur, je les ai laissés passer devant moi. Mes papilles commençaient à s’exciter en imaginant le pain au chocolat promis.

Jean-François souriait béatement.

— Dans la boutique, dix petits pains au chocolat m’attendaient. Dorés, luisants… Difficile de vous expliquer les sensations qui m’assaillaient. Mes mains en tremblaient presque et je n’écoutais que d’une oreille distraite ce qu’Ibrahim me racontait. La boulangère, Marinette, comme nous l’appelons tous, servait une baguette à monsieur Martin, l’ancien instituteur. Vint le tour de Fatou. Je n’entendis pas ce qu’elle demanda, avec mon esprit focalisé sur les pains au chocolat.

— Tout allait bien, donc ? se permit le juge.

— Oui, mais à ce moment… à ce moment… Je vis Marinette prendre un grand sac de papier, celui où est imprimé « chez Marinette, le paradis de la baguette » et, avec sa pince en métal, saisit un petit pain au chocolat. Je crus que mon cœur allait s’arrêter. Elle en prit un deuxième. Ma respiration s’accéléra. De quel droit Fatou osait-elle acheter des petits pains au chocolat ? Un troisième. Mais arrête ! c’est bon ! quatre… stop ! ça suffit ! cinq… merde, connasse ! six… Putain, t’as vu ton gros cul ! Laisse ces petits pains ! sept… Je me sentis défaillir. Mes jambes lâchèrent. Ibrahim me rattrapa juste avant que je ne m’écroule.

— Elle les a tous achetés ?

— Non. Quand je récupérai mes esprits, la première chose que je fis fut de regarder le plateau des petits pains. Il en restait un. Un seul ! Cette salope n’en avait pris que neuf.

— Salope, gros cul… nous sommes loin de la Vénus callipyge que vous évoquiez plus tôt…

— Cette pute aurait pris les dix, je crois que je l’aurais tuée sur place.

Le juge s’abstint de tout commentaire. Il aurait bien dit qu’il l’avait quand même tuée, mais il commençait à comprendre comment le drame s’était noué.

— Bien sûr, tous ces commentaires, je ne les fis que dans ma tête, mais j’avais envie de lui hurler qu’elle n’était qu’une grosse connasse de négresse !

Le juge ouvrit de grands yeux, surpris.

— Mais il en restait un. Ma journée était encore sauvée. Quand Marinette demanda ce qui m’était arrivé, Ibrahim lui dit : « Ji-Friçois a jiste ou oune crise d’angoisse ixisticielle, li philousouphes, ça lir arrive parfois ». Rassurée, Marinette le servit. « J’ai de magnifiques croissants fourrés aux amandes, comme vous les aimez, sinon les croissants beurre classiques sont particulièrement réussis ce matin. Ou alors une de ces tartelettes au citron ? ». Ibrahim hésitait. Pour ma part, je m’efforçais de réguler ma respiration après le choc émotionnel créé par l’attitude scandaleuse de la bamboula. Les mots qui me vinrent à l’esprit me firent honte et j’essayai de les chasser.

Jean-François ferma les yeux. Il parut repartir dans son rêve éveillé.

— Alors, monsieur Ibrahim ? Que décidez-vous ?

— Ji mi souis dicidi. Ji crois qui ji vais prendre ci magnifique pain au choucoulat. Li pouvre, il i tout soul sour son platou.

— Ibrahim, non… J’avais prononcé ces deux mots tellement bas, presque gémis, qu’ils ne m’avaient pas entendu. Et Marinette de répondre : « Vous n’allez pas le regretter, ils sont particulièrement réussis ce matin » et l’autre qui a le toupet de dire : « ji vais mi rigali ». Enfoiré !

— Et ensuite ?

— Ensuite ? Tout est allé très vite.

Jean-François ferma de nouveau les yeux.

— Ibrahim, ce petit pain au chocolat est pour moi !

— Di quoi ?

— J’ai dit tu ne le touches pas. Tu ne comprends pas le français ?

— Mais, Ji-Friçoi, qu’ist-ce qui ti racontes ?

— Tu me prends pour un con ou quoi ? Je répète que tu n’as pas le droit de prendre ce pain au chocolat !

— Pas li droit ? Mais, ji li droit d’achiti ci qui ji veux.

— Marinette ! criai-je en me tournant vers la vendeuse. Si tu lui donnes, je… je…

— Mais enfin, monsieur Jean-François, que vous arrive-t-il ? Vous êtes ridicule.

— Ridicule ? Espèce de connasse, ce petit pain est pour moi ! Pas pour ce moricaud !

Le juge Le Fenec haussa de nouveau les sourcils.

— Moricaud ? Ce mot n’est pas très gentil.

— La gentillesse n’a rien à voir. Ce bronzé me défiait. Directement. Effrontément. Des années à me battre pour les protéger, ces bicots, et il osait me trahir ! Moi ! Moi !

— Je commence à comprendre, dit le juge.

— Non, vous ne pouvez pas comprendre. Cette espèce de bâtard voulait me voler ! Me voler !

— Ji-Friçois, vous mi dicivez vriment. Ci mots dans votre bouche ! Ji vous consille di sourtir d’ici, i vite !

— Donne-moi ce pain au chocolat !

— Non.

— C’est un ordre !

— Ti voux mi dinni dis ourdres ?

— Espèce de saloperie de… donne-moi immédiatement ce pain au chocolat… ça va mal finir…

— Jean-François, cria cette connasse de boulangère, sortez tout de suite de ce magasin, ou j’appelle mon mari !

— Yes, je vais sortir, bande d’enfoirés, mais… I’ll be back ! I’ll be back ! Et je vais vous massacrer ! Personne n’a le droit de me priver de mon pain au chocolat ! Personne !

— Jusqu’à présent, ce ne furent que des mots, dit le juge Le Fenec.

— Je quittai la boulangerie, furieux et bouleversé. Ma voiture était garée devant l’immeuble. Par chance, j’avais la clef dans la poche. Je m’installai au volant, démarrai en trombe et fonçai vers le magasin. Je crois avoir renversé un cycliste, et un chien, mais je ne suis pas sûr.

Le juge ne voulut pas l’interrompre, maintenant que la vérité sortait. Il avait fauché et tué une dame à vélo, et un retraité avec son chien. D’après le rapport du médecin, les deux étaient morts sur le coup. Le clébard était toujours à la clinique vétérinaire de la ville, le pronostic vital étant engagé. Plusieurs centaines d’amis des animaux avaient déjà déposé des bouquets de fleurs et des boîtes de Canigou sur les lieux du drame pour lui rendre hommage.

— Au fur et à mesure que je me rapprochais de la boulangerie, j’accélérais. Je visais la vitrine. Sur le chemin, je vis Fatou en discussion avec une autre négresse. Je fis un écart et les attrapai toutes les deux. La tête de Fatou s’écrasa contre mon pare-brise.

— D’après les témoins, elle hurlait de douleur quand vous êtes sorti de votre véhicule…

— Je voulais récupérer les pains au chocolat, mais la roue de ma voiture les avait broyés. Cette conne les avait lâchés exactement sur la trajectoire de la roue. Et après, vous allez me dire peut-être qu’elle ne l’a pas fait exprès ?

— Je ne dis rien, je ne fais que vous écouter.

— Oui, c’est vrai… alors, j’ai attrapé ses cheveux, je voulais lui marteler la tronche contre la bagnole, mais sa perruque m’est restée dans la main. C’est à ce moment que j’ai vu l’ouvrier qui me regardait avec sa tête d’ahuri et sa pioche. Je me suis précipité sur lui pour lui arracher son outil.

— Avec lequel vous lui avez ouvert le crâne.

— Possible, je ne me souviens pas. Puis je suis retourné vers Fatou. Elle avait glissé au sol et tendait le bras vers le paquet écrasé des petits pains. Même agonisante, elle voulait m’empêcher de les prendre. Vicieuse à ce point, c’est incroyable.

— Êtes-vous sûr qu’il ne s’agissait pas d’un hasard ?

— Noooon ! Un complot ! Je l’ai compris à ce moment-là, tout n’était qu’un complot contre ma personne. On attaquait la république à travers moi.

— Et ?

— Alors… j’ai puni Fatou avec la pioche.

— Puni ?

— Oui, tout crime mérite justice.

Le juge toussota.

— Vous êtes remonté dans votre véhicule.

— Oui, la boulangerie se trouvait devant moi. Une belle ligne droite et pas de voiture pour me gêner. Je redémarrai et je fonçai. Mais, tous étaient contre moi ce matin, même le hasard, et je me pris le pilier central. Je fus projeté à travers le pare-brise par le choc.

— On oublie vite l’utilité de la ceinture de sécurité…

— Je traversai aussi la devanture et la vitre qui protégeait la marchandise. J’atterris la tête la première dans un gâteau de la forêt-noire. Sonné, je réussis à me relever. Marinette et Ibrahim se tenaient là, à me regarder avec des grands yeux hypocrites. Je voulus me précipiter sur eux, mais j’ai glissé sur une tarte à la crème et je suis tombé, sur les fesses cette fois. Pour ma malchance, mais en était-ce ? Je suis persuadé maintenant que Marinette l’avait placé là, exactement à cet endroit, en sachant ce qu’elle accomplissait. Tout ceci faisait partie d’un plan diabolique.

— L’avait placé là… Quoi ?

— La bouteille d’Orangina.

— Ah… et ?

— Je suis tombé en plein sur elle. Mon pantalon céda le premier, puis mon slip et pour finir, ma virginité anale.

— Ouille !

— Oui. Bien qu’un peu de chantilly ait facilité l’introduction.

— La petite bouteille ronde ?

— Non, la grande, d’un litre et demi.

— Élément intéressant.

— Intéressant, je ne sais pas, mais douloureux, oui. Une véritable humiliation, monsieur le juge.

— Et elle est entrée… jusqu’où ?

— Complètement !

— Re-ouille. Et c’est à ce moment que…

— Oui. Je ne sais même plus vraiment ce que j’ai fait ni même comment… Pour Ibrahim, je crois…

— Vous lui avez, je ne sais pas dans quel ordre exactement, écrasé la tête avec la caisse enregistreuse, vous l’avez éventré avec un biscuit en forme de sapin…

— J’ai toujours dit à Marinette que ses sablés étaient trop durs.

— Vous l’avez émasculé avec… tiens, le rapport ne précise pas l’instrument.

— Avec le dentier de Marinette, ça me revient.

— Ah, d’accord. Il est écrit « avec des dents » et j’imaginais… passons. Quant à cette Marinette… Quand la police est arrivée, vous veniez de lui déchiqueter la tête dans la trancheuse pour le pain.

— Ah oui ! Qui vit par l’épée périra par l’épée…

— Je ne l’avais pas vu de cette façon, mais nous pouvons présenter la chose comme ça. Bon, cela nous donne une belle série de cadavres…

Après un instant de silence, Jean-François demanda :

— C’est grave, ce que j’ai fait ?

— À première vue, oui, mais tout est relatif.

— Je pourrais ne pas finir ma vie en prison ?

— Ne soyez pas ridicule. Je comprends que vous avez vécu une expérience traumatisante. Vous avez été trompé par des personnes à qui vous aviez donné votre confiance et votre amitié, vous avez été volé d’un bien vous revenant de droit, vous avez été sauvagement agressé sexuellement par une bouteille de soda sodomite… Franchement, tout le monde peut expliquer votre réaction. Quant aux écrasés, ils traversaient en dehors des passages cloutés, ils ne doivent s’en prendre qu’à eux.

— Vous êtes juge ou avocat ?

— Votre cas est particulier. Je m’adapte aux circonstances.

— Je pourrais ne pas être inquiété ?

— Vous êtes un homme de média, vous connaissez les règles du jeu. Nous allons d’abord insister sur le viol, sa violence, sa sauvagerie. Je vous suggère de porter plainte contre le fabricant de la boisson violatrice. Plus on parlera de ce point, et plus le reste passera au second plan. Vous savez que le cerveau humain possède ses limites dans la quantité d’informations compréhensibles et assimilables, il suffit de submerger les consommateurs de médias pour que le buzz autour de votre viol atteigne ces limites.

— Mais quand même, j’ai laissé quelques cadavres derrière moi…

— Bien entendu, mais la deuxième chose sera de semer le doute sur l’intégrité de ces cadavres.

— Certains sont en morceaux…

— Je voulais dire, l’intégrité morale. Cet Ibrahim, cette Fatou, son amie, cet ouvrier marocain, cette boulangère polonaise, ah vous ne le saviez pas… Nous allons enquêter, et ce sera bien le diable si nous ne leur trouvons pas un frère, un cousin ou un ami impliqué dans une affaire louche.

— Et avec ces éléments, nous pourrions étayer la thèse du complot.

— Je vois que vous reprenez vos esprits. Les théories du complot sont dans l’air du temps, ce ne sera pas trop difficile. Les premières informations dont je dispose sont encourageantes. Saviez-vous que le frère de cet Ibrahim a fait de la prison ? Il a été suspecté d’être membre d’un groupe islamiste. Quant à l’ouvrier, il était un immigré illégal, encore plus facile.

— Je connais l’histoire, Ibrahim me l’avait racontée, il s’agissait d’un coup monté par la police algérienne lors de la guerre civile.

— On s’en fout. Calomniez, calomniez, vous connaissez la phrase. Dans notre société médiatique actuelle, le premier qui parle fort a toujours raison. Il n’y a pas de temps de cerveau disponible pour les démentis et la vérité se perdra parmi les milliers d’informations secondaires qui chaque jour tombent dans les poubelles de l’histoire. À vous, bien entendu, d’abonder dans ce sens. Vous pourrez aller raconter, à une heure bien choisie, que vous comprenez maintenant des choses qui vous avaient semblé anodines.

— Quitte à en inventer ?

— Je ne vais pas apprendre au vieux singe médiatique que vous êtes à faire des grimaces. Et n’oubliez pas la nouvelle loi.

— Laquelle.

— Sur la médiaphobie.

— Ah oui, bien sûr, suis-je bête.

— Toute manifestation de médiaphobie, d’agression physique ou verbale, envers une personnalité de la télévision ou de la radio, est devenue un délit. Mais nous devons y aller doucement. Une fois le complot établi, nous utiliserons cette loi à notre profit.

— Et pour commencer ?

— Vous êtes libre, bien sûr. Je suis désolé de ces trois jours passés en détention et j’espère que vous ne nous en tiendrez pas rigueur.

— Ne vous inquiétez pas. Je parlerai de vous au président, je pense que vous méritez d’être distingué. Et bien entendu, je parlerai de vous dans les termes les plus élogieux lorsque je m’exprimerai sur l’affaire. Quand j’y pense quand même… Fatou et Ibrahim… me voler mes pains au chocolat ! Enfoirés d’étrangers… D’ailleurs, puisque je suis libre, la première chose que je vais faire, c’est d’aller en acheter un. Il y a une bonne boulangerie près d’ici ?

— Juste au coin de la rue.

— Monsieur le juge, je vous remercie de tous les efforts que vous faites pour faire éclater la vérité.

— Je vous en prie, monsieur Jean-François. Et saluez le président de ma part.

— Vous le connaissez ?

— Nous étions au lycée ensemble.

— Comme le monde est petit.

— Le nôtre, oui. Il y a juste un point de votre aventure qui risque de vous coûter très cher…

— Lequel ?

— Le chien.

— Merde… Là, je suis vraiment dedans.

— Nous devons espérer qu’il survive, sinon…

Resté seul dans son bureau, le juge se prit la tête dans les mains. Quelqu’un toqua à la porte, mais il ne répondit pas. Henri, son collègue, entra et posa une tasse de café sur la table.

— Alors ? Tu l’as laissé filer ?

— Pas le choix…

— Je sais. Comment est-il ?

— Un connard de première classe, à vomir.

— Et nous sommes dedans jusqu’au cou.

— Bon, ou est Marc ? J’ai besoin de lui.

— Il vient d’aller à la boulangerie.

— Pour quoi faire ?

— Il a dit qu’il allait chercher des petits pains au chocolat pour tout le monde, c’est son anniversaire aujourd’hui…

— Des petits pains ? Nooooonnnn…

— Mais, que fais-tu ? Eh ? Où vas-tu ? Reviens… il s’est barré, ce con…

— C’est quoi ce ramdam ici ? j’ai entendu crier…

— Ah, tu es là, toi. C’est Vincent, je lui raconte que Marc est allé à la boulangerie, et il a fait une tête, comme s’il avait vu le diable en personnage et il est parti en courant comme un dératé…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Xavier Escagasse ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0