Chapitre XII 2/2
Dix-huit heures cinq minutes. J’arrive au centre équestre pour mon deuxième cours d’équitation.
- J’en aurais mis ma main à couper que tu serais en retard et pas la peine de me sortir les excuses du genre les touristes, les bouchons ou je ne sais quoi. S’il y a une chose dont j’ai horreur c’est d’attendre. Alors, la prochaine fois tâche d’être à l’heure.
- Bonjour Julie.
La petite Julie tumultueuse vient de se rendre compte de son impolitesse. Elle reste quelques secondes embarrassée.
- Bonjour Olivier. Excuse-moi. Je me suis emportée.
- Il n’y a pas de soucis, Julie. Ça arrive à tout le monde. On y va ?
Julie s’est radoucie et dans mon for intérieur, je jubile. J’ai marqué un point.
- Aujourd’hui, tu vas monter. Si tu te débrouilles bien, ton challenge a des chances d’être tenu. Dans le cas contraire, ce serait trop dangereux de te laisser partir seul en promenade. Tu comprends ?
- Je ne serai pas seul.
- Ah oui, j’y suis. Tu veux monter avec Alice. Je n’avais pas fait le rapprochement.
- Oui, c’est cela. L’objectif, c’est de pouvoir me balader avec Alice sur la plage. Je voudrais lui faire la surprise la semaine prochaine, un peu avant qu’elle s’absente.
- Je comprends mieux maintenant et tu fais bien de me le dire. J’ai failli gaffer cette après-midi lors de son entraînement. D’ailleurs, je ne sais pas ce que tu lui as fait mais elle a changé du tout au tout. Avant elle était peu expansive, plutôt renfermée sur elle-même, distante, presque sauvage. Elle ne parlait à personne et là, elle est resplendissante, étincelante, joyeuse, heureuse. Je ne l’ai jamais vue comme ça. Elle m’a dit qu’elle prendra quelques jours de repos la semaine prochaine. Au début, j’ai pensé que vous partiez ensemble et puis lorsqu’elle m’a informée que tu viendras parfois rendre visite à « Voie-Lactée », j’ai compris que tu n’étais pas de la partie. Tu sais où elle va ?
- Elle m’a dit qu’elle passait voir ses parents. Tu crois que ça va être possible qu'on puisse se promener Alice et moi à cheval sur la plage ?
- Ben on va voir ça tout de suite Olivier. Allez, en selle.
Un cheval, l’air de rien, c’est haut et la première difficulté c’est pour commencer, de grimper dessus. La seconde étant d’y rester. Julie m’aide. Je suis gauche. Elle rit de bon cœur lorsque je manque de m’affaler par terre. Julie est professionnelle et ça se sent de suite. Elle ne parle pas technique mais communication, rapport de force, perception, compréhension, confiance. Le cheval est au centre de ces ingrédients et pour que la recette fonctionne, l’homme et l’animal doivent être en phase. C’est la solution. La technique vient après. Julie a quitté son air revêche. C’est maintenant une jolie femme qui s’applique, qui recherche la perfection, qui maîtrise l’art de son métier. Elle me fait monter, descendre du cheval, marcher à ses côtés. Elle m’explique comment l’amadouer, le rendre confiant et c’est surprenant de connivence.
Je me rends aussi compte que sous ses airs acariâtres, il y a un cœur d’or et tout ce que Julie avance sur les chevaux correspond presque, point pour point, à ce qu’elle espère un jour rencontrer chez un bipède. Dire que sur cette planète il y a tant de femmes et d’hommes dépariés et qu’il faudrait probablement un tout petit rien pour faire coïncider les uns avec les autres, pour créer un soupçon de bonheur entre eux, quel que soit le mélange.
Pour moi, c’est réglé. Mon cœur est pour Alice. Mon corps est pour Alice, mon esprit est aussi pour elle, même si parfois volage il est capable de s’évader pour mieux y revenir. Elle est l’élue, l'unique, l'amour de ma vie, l'amour d'une vie. C'est gravé dans mon ADN. Je n'y peux rien, c'est comme cela. Et j’ai conscience qu'il n'y a pas d'autre place libre dans mon cœur. Pourtant, il doit bien y avoir des autres "moi" à proximité pour conquérir les cœurs délaissés, ceux qui le méritent, ceux qui me peinent quand je les regarde, ceux qui comme Julie ou Sarah espèrent et ne trouvent pas. Pourquoi ?
Il est vingt heures. Je prends congé de Julie. Rendez-vous est donné pour demain en fin d’après-midi. Je suis content. Julie m’a dit que je m’étais plutôt bien débrouillé, même si certaines figures relevaient d’un coup de chance inespéré pour éviter que j’aille brouter le gazon. Je ferai mieux demain.
- °° -
- Bonjour mon chéri. Tu rentres tard, ce soir ?
- Bonjour ma puce. J’ai eu une journée très chargée.
- Moi aussi. C’était une journée compliquée. On commence à avoir des patients en réanimation, avec le Covids-19 qui revient et c’est loin d’être terminé. Je suis fatiguée mais je suis contente que tu sois là. Embrasse-moi.
- C’est bizarre !
- Quoi donc ma chérie ?
- Tu sens le cheval, l’écurie !!!
- Ah oui en effet c’est bizarre. Non en fait pas tout à fait. Je suis passé voir « Voie-Lactée » et je suis tombé sur Julie. Elle m’a dit que tu t’es entraînée cette après-midi. Elle me donnera au besoin des conseils au sujet de ta jument pendant ton absence.
- Conseiller, d’accord mais pas de trop près quand même. Elle a tendance à prendre ses aises avec les mecs des autres, enfin ceux qu’elle trouve à son goût et j’ai cru comprendre que tu rentrais dans cette catégorie.
- Tiens, tiens. Ma puce un tantinet jalouse ? J'adore. Tu sais bien qu’aucune femme n’arrive à ta hauteur et même s’il y avait encore mieux, je suis trop heureux avec toi pour ne serait-ce qu’envisager une aventure avec n’importe quelle autre, aussi sublime soit-elle. Mais c’est rigolo. Bon c’est vrai aussi qu’elle est plutôt mignonne. Humm !
- Oh toi, je vais te mettre un fil à la patte. Tu feras moins le malin.
- Je vais prendre une douche et je te retrouve dans la cuisine pour préparer le repas.
- Le repas, c’est fait mon chéri. Va prendre ta douche vil chenapan et reviens-moi vite. Je t’aime.
- °° -
Juste après le repas, Alice me regarde. Je lui connais ce regard sérieux. Celui qui ne laisse plus court à l'humour. Elle prend son courage à deux mains. Je sais qu'elle va m'annoncer quelque chose d'important, de difficile. Je sais aussi que je vais souffrir pour elle et j'ai juste le temps de m'attacher pour éviter de plonger mes yeux dans les larmes de mon corps.
- Je t’avais promis une soirée coquine ce soir mais je suis fatiguée et je n’ai pas trop le moral. Je suis convoquée pour mercredi en huit. Je suis super angoissée. Avant je n’avais pas peur de mourir mais depuis que tu es là, je me dis que ce serait vraiment trop injuste. Un bonheur comme celui que tu me donnes, ça n'a pas de prix et ça ne peut pas être que pour quelques mois. C’est juste pas possible. Je ne sais pas comment gérer ce stress, vivre avec autant d’incertitudes sur l’avenir. Je voudrais comme les autres, pouvoir me projeter en avant mais je n’y arrive pas ou je n’ose pas. Je voudrais des enfants, une jolie maison et un compagnon pour partager toute cette joie de vivre. Le compagnon, j’en suis certaine maintenant, c’est toi. C’est ce que j’ai de plus précieux à ce jour, et je me dis à deux, qu’on a déjà fait le plus compliqué, celui de s’être trouvés l’un l’autre. La maison, les enfants, tout cela reste accessoire et même si on en a pas, on fera sans. Mais partir alors que je viens à peine de goûter au bonheur, c’est juste impensable. Je me dis aussi que si ça tourne mal, je vais te laisser, toi sur le bord de la route, tout seul comme un grand. J’ai peur Olivier, peur que tu ne sois pas suffisamment préparé pour le mal que je risque de te laisser en héritage. Je suis terrorisée par cette idée même si j’essaye de ne pas trop y penser.
Elle continue.
- Le cancer que j’ai, c’est une rechute. C’est plus compliqué. C’est aussi beaucoup plus hasardeux pour la guérison. Le corps humain dispose d’un certain nombre de défenses, des boucliers qui le protègent des agressions. Ces protections, je n’en ai plus beaucoup. On m’a retiré les principales la première fois. Et maintenant, que la tumeur est réapparue, on ne sait plus dire si les cellules malignes se sont propagées ou non dans mon organisme. Il faudra pour cela attendre l’opération chirurgicale. Quoi qu’il en soit, il faut faire vite. Chaque jour qui passe me condamne un peu plus. Si les cellules cancéreuses sont restées cantonnées dans mes seins, l’ablation va régler le problème et je pourrais continuer à vivre. Dans le cas contraire, les métastases vont se répandre un peu partout dans mon corps et me grignotter petit à petit de l'intérieur. On peut médicalement ralentir le processus mais ce n’est qu’un répit de quelques jours, quelques semaines voire un ou deux mois tout au plus. Selon les organes touchés, ça peut être très rapide ou ça peut prendre un peu plus de temps. On ne sait pas encore prévoir à l'avance.
Alice poursuit.
- Dans mon cas, ils ont plusieurs options. Soit diminuer l’étendue des tumeurs par chimiothérapie pour tenter de préserver mes seins mais en situation de récidive, ils ne sont pas chauds. Soit procéder à l’ablation pure et simple. Si je dois passer par la chimio - c'est là où je devrais commencer à perdre mes cheveux - je partirais pour huit à dix mois de traitement sans aucune garantie sur mes chances de succès. Et si au final ça ne suffisait pas, je devrais quand même me les faire enlever. L’ablation, c’est l’option radicale. Je n’aurai plus de sein. C’est une amputation physique tout autant que morale. J’avais déjà du mal à supporter ma poitrine déformée et là, je m’aperçois que tout compte fait, même s’ils sont horribles, j’y tiens encore beaucoup. Quand tu poses ta main sur eux, j’adore. Je me dis qu’il faut que j’en profite parce qu’après, ce sera définitivement terminé. Je n’aurai plus de sensation. Il faudra bien que je m’y fasse là aussi. Mes démons vont probablement revenir au galop. Moi, j’y arriverai. De toute façon, je n’aurais pas réellement le choix mais toi, devant mon corps encore plus meurtri qu’il ne l’est déjà, je ne sais pas. J’ai confiance mais j’ai peur aussi de ne plus être désirable à tes yeux. La solution idéale, c'est la reconstruction des seins mais pour l’instant, ils ne savent pas me dire si je pourrais en bénéficier. Ils décideront au moment de l'opération en fonction de l'étendue des tumeurs. Mais si la reconstruction est différée, il me faudra vivre une ou deux années sans seins. Je n’ose même pas y songer.
Un éclair illumine la tristesse qui a envahi le visage d'Alice.
- Après, si tout va bien, si tu es dégourdi, et si tu en as toujours envie, tu pourras commencer à m’acheter des sous-vêtements grandes tailles. Évite les strings. Même si j’y prends goût, avec un gros ventre ça pourrait vite devenir compliqué. En attendant, je suis en ménopause forcée de ce côté. Je plaisante mais j’ai une trouille bleue de ne pas avoir le temps de voir tout ça. J’avais besoin de t’en parler, Olivier. J’ai cru que je n’y arriverai pas. Et puis tout compte fait, c’est factuel, sans larme, sans dramatiser. Tu es la seule personne avec qui j'évoque ce sujet. Même mes parents n’en savent pas autant, d’ailleurs ils ne savent presque rien parce que je ne veux pas les inquiéter. Ils ont déjà beaucoup donné eux aussi. Maintenant, j’ai vraiment envie d’être tout contre toi. Laisse-moi une petite place. Oui, là. Pousse-toi gros coquin, tu prends toujours toute la place.
J’ai écouté Alice sans rien dire. Chaque mot est un nouveau pieu qu’on martèle dans mon esprit, dans mon corps tout entier. J'avais prévu que ce serait difficile et j'ai réussi à ne pas craquer, à rester stoïque. Je me pousse un peu juste pour la faire râler. J'aime quand elle râle, c'est toujours avec une délicatesse somptueuse.
- Tu sais ma puce, tes seins, je comprends que c’est important pour ta féminité. Mais ce qui compte le plus à mes yeux, c’est toi, ta guérison, ton sourire, ta bonne humeur, ta joie de vivre malgré le glaive qui tourne au-dessus de ta tête. Pour moi, ta force est réconfortante parce que je sais que tu vas te battre. Et j’admire ta sérénité mentale. Ce qui peut arriver dans les mois qui viennent, j’y pense mais ce n’est pas ça qui m’empêche de continuer à vivre avec toi une aventure hors du commun. Et j’espère bien que cette aventure pourra consolider les fondements même de notre couple pour encore très longtemps. Je suis content que tu en parles. J’y vois plus clair moi aussi et ensemble, main dans la main, nous allons pouvoir poursuivre le chemin. Je t'aime. Ne crois pas que je radote même si ça fait au moins dix mille fois que je te le dis. Je t'aime très fort ma puce.
- On va essayer de dormir mon chéri sinon demain on aura une tête de déterré tous les deux. Serre-moi fort dans tes bras.
- Bonne nuit ma princesse.
- Bonne nuit mon amour, fais de beaux rêves.
- °°° -
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