La dernière goûte

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Il est des moments qui marquent une rupture, comme un rite de passage ancien. Le titre ? Rien à voir avec ce qui va suivre. S'il vous a attiré, passez votre chemin, tournez la page, il n'y a pas de femme dans ce récit. De l'amitié, oui, celle d'hommes unis par une saleté, non, toujours pas une femme. Et une belle, de saleté. Mais je vous laisse découvir.

A ce moment de ma vie, j'étais détruit. J'avais une tétrachiée de copains, camarades de jeux en tout genre, stratégie, figurines, de rôles, de société même. On n'était pas difficiles. On se retrouvait tous les weekend et tout ce qui se faisait de jours chômés. Pour faire simple nous nous étions regroupés dans un club d'une quarantaine de joueurs et deux joueuses. Des gens proches, j'y croyais. Et lorsque la vie montre qu'elle n'est pas que belle, parce que j'avais succombé à une des deux joueuses et qu'elle m'avait quitté pour la camarde, il ne m'est resté qu'un gars. Un gars sur les quarante plus une, qui m'aimait assez pour m'accompagner en enfer, en faire le tour, aller au fond et juste en étant là, m'aider à trouver une échappatoire.

Je n'ai jamais aimé le vin. A part en fin de soirée, quand il ne reste que ça à boire et que, malade pour malade, autant être malade et pouvoir accuser le rosé tiède. Mais ce n'est pas une histoire de vin. On n'en trouvait pas dans le bar à bières où je m'échouais bien des soirs d'un bon nombre de mois, buvant mon salaire pour ne pas penser. Et puis ce boulot. L'équipe dans laquelle je bossais allait être dissoute et ses membres dispersés dans les régions. J'avais accepté de partir, changer de ville, de région et peut-être de vie. C'était ça ou le chômage, et j'avais pas envie d'être seul avec moi-même.

Deux cent dix-sept en carte, douze pompes, c'était le port d'attache, le havre des amateurs. Elle, la saleté, avait attiré mon oeil depuis le comptoir où j'avais vite eu ma place attitrée. J'y noyais ma peine. Ma peine de vivre encore. Ca arrive parfois. Elle avait sa place aussi, au fond de la salle, exactemement dans le coin opposé à la porte. Et le regard de tous ceux qui pénétraient ce lieu se posait sur ses hanches féminines, rêvant de percer ses secrets.

Comment vous la décrire ?

Elle était grande, avec un cou gracile, des hanches larges annonçant une générosité intérieure, une fécondité sans pareille. Et elle, qui me regardait sans mot dire dans toutes mes nuits diverses, j'allais me la faire. Elle a dû le comprendre dans mon regard. Par défi d'abord, parce que tout le monde, même le patron, Patrice, qui la connaissait bien pour l'avoir amenée ici, me disait "Elle n'est pas pour toi, tu vaux mieux que ça, ça fait trop longtemps qu'elle est seule..." Ensuite par envie, parce que ses courbes éveillaient quelque chose en moi, comme le pressentiment du goût de l'interdit. Alors j'ai dit au patron : "Vendredi, c'est notre dernier soir, tu ne nous reverras plus. Moi je change de région, et ce gars-là part faire son service militaire, alors la belle du fond-là, vendredi, je l'invite à notre table. "

Je me souviendrais toujours de son air incrédule, de son regard qui suivit mon doigt tendu vers le fond de la salle et de son soupir final, avant qu'il ne rejoigne son poste de vigie, derrière le bar.

Le vendredi arriva. Mon ami et moi nous étions fait beaux. Peut-être notre derrière soirée à deux. Deux unis depuis l'adieu à un cercueil, une autre fracture dans nos vies. Un peu plus dans la mienne, c'est vrai. Sa moitié n'était pas là, tant mieux en un sens. Elle n'aimait que la grenadine.

Une table nous attendait au centre de la salle, celle où nous trouvions refuge lorsque des mécréants squattaient nos places au comptoir. Une bière, puis une autre pour se donner du courage et s'ouvrir l'appétit. Je hélais Patrice, le rappelant à son devoir.

Il baissa les épaules, vaincu, mais fier d'accepter cette défaite. Il se dirigea vers le fond de la salle, passa ses bras autour de l'objet de nos désirs et, comme on porte un empereur en triomphe, amena la bouteille sur notre table. Trois litres de Tripel Karmeliett, bouteille peinte et non pas vulgairement étiquetée de papier. Trois ans qu'elle attendait, à faire la belle dans sa niche de briques, seule, preuve vivante que la bière a bien meilleure âme que le vin.

Alors, comme un puceau déshabille sa première, j'ai retiré le bandeau qui couvrait son bouchon. Comme un mari dévoile sa promise, mon ami retira la collerette de fer. Comme un anachorète croque un cuissot de gibier en sauce, je fis sauter le bouchon. Deux verres en cloche, décorés de fleur de lys, attendaient sur la table. Leur son s'entrechoquant nous l'annonçait. Le paradis ouvrait ses portes.

En trois ans de patience, le contenant avait sublimé le contenu. Elle n'était plus seulement liquide. Les levures s'étaient agglutinées en petits grains spongieux, comme des oeufs de grenouille, mais d'une grenouille échapée de sommets gustatifs plus hauts que l'Everest, et un Everest du pays du caviar.

Sous le regard intrigué de Patrice, certain qu'elle était impropre, nous avons porté cet étrange mélange à nos lèvres. Chaque nez, déjà, sonnait l'alarme ! La chose sentait bon, un mélange de terre labourée au printemps, de grains mûris au soleil, de fleur de houblon. Mais tout cela d'une douceur, d'une siruposité qui allait se révéler en bouche .

Si les vineux peuvent prendre en bouche une lampée de leur vulgaire brevage, n'en déplaise à la noblesse écrite sur leurs étiquettes, c'est pour la faire tourner avant de le recracher comme la pisse de raisin qu'il est. Les biéreux, les vrais, ceux qui goûtent l'alchimie des brassins, savent que la première gorgée de bière n'est pas la bonne. Elle tapisse la bouche et la gorge, efface le goût précédent. Elle prépare le terrain de la vraie, de la goûtue, de l'absolue, de la seconde gorgée. Celle qui révèle la bière. Car pour savourer une bière, il faut faire corps avec elle, entrer dans le grand bain, et pas piétiner dans le pédiluve, comme ces vous-savez-qui...

La bouche justement. Les grains sur la langue glisssaient comme la pluie sur les toits. J'en croquais un. Je dus m'accrocher à la table. Tous les arômes de la bière y étaient concentrés, tous explosaient comme des grenades dégoupillées atteignant la fin de leur si courte vie. s'étalaient à l'arrière de la langue, là où on goûte vraiment la bière.

Cette bière a marqué nos vies.

Patrice nous regardait, tout aussi incrédule. On lui tendit un verre. Il s'assit avec nous.

C'est le souvenir partagé de cette dernière nuit, où nous avons franchi trop de limites. Cramés une dernière fois. Faits aux pattes comme jamais avant. Caramels comme plus jamais après.

On a dormi sur place.

Mon ami a pris le train le surlendemain. Il a dû refaire ses analyses d'urines pendant cinq jours avant qu'elle ne soient jugées acceptables par le service médical des armées. Il n'a aucun souvenir de ces cinq jours. La seule chose que ces officiers lui ont dit, c'est qu'il s'acharnait à leur donner des grades d'infanterie, alors qu'il était dans une unité de cavalerie. Caporal n'est pas brigadier.

Un jour, revenant en vacances sur les chasses de ma jeunesse, j'ai pris des nouvelles de l'ancien. Patrice était mort. D'une cyrrhose. Dix ou douze ans après cette nuit. Le bar était sa vie, il a aussi été son fossoyeur. Le comptoir a été repris, mais l'esprit n'y est plus.

Et moi ?

Bin, même carbonisé, je n'oublie rien, c'est ma malédiction. L'alcool m'aidait à atténuer les souvenirs, pas à les oublier. En déménageant, j'ai arrêté de boire. Je ne pouvais pas avaler une goutte seul. J'ai continué à révèrer la Bière, à la faire découvrir à de nouveaux amis, mais plus jamais avec excès. Pour vous dire, en seize ans de vie commune, ma femme ne m'a vu qu'une seule fois hésiter sur mes jambes.

Vous savez quoi ? J'ai gardé la bouteille.Vide, elle trône au dessus d'un meuble. J'ai perdu le bouchon et le joli bandeau.

J'ai gardé le souvenir.

Tiens, je vais appeler mon copain.

J'en ai besoin.

Juste là.

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