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– On s’y remet ? proposa, non pas Éléna, mais Ivana.
– Bonne idée ! valida Ivan. La récréation est finie, il serait bon d’en savoir un peu plus avant la nuit.
Contre toute attente, la sérieuse Éléna les refréna :
– Oh, les bourreaux de travail ! Nous avons le temps. Installons le camp par ici, sortons une petite bibine, allumons un petit feu, papotons, passons une bonne nuit de sommeil et… et il fera jour demain. Qu’en pensez-vous ?
– Non !
– Non !
– Vous êtes sûrs ?
– Oui !
– Éléna, tu te fiches de nous, là ? s’enquit Ivana.
Un grand sourire se dessina sur les lèvres d’Éléna. Aussitôt, les Ivan’s comprirent qu’elle se moquait d’eux :
– Ah, ah, très, très, drôle, ronchonna Ivan d’un ton lent et monocorde.
– Trop nul ! Allez, dis-moi plutôt ce que tu as déjà traduit au lieu de nous faire tourner en bourrique.
Sans rechigner, sans recommencer son discours sur la patience et les caprices, Éléna s’attela à la tâche. À nouveau, elle se pencha sur la pierre et se remit à en parcourir les symboles. Encore une fois, ses lèvres remuèrent sans qu’aucun son n’en sorte. Elle hocha la tête à une ou deux reprises et, finalement, sans avoir été dérangée et semblant convaincue de son approximative traduction, se décida à la dévoiler :
– Bon, tu vois, ces symboles-ci indiquent bien l’ancien peuple.
Ivana la coupa avant qu'elle poursuive et, d'une seule traite, le plus sérieusement possible, lâcha :
– Attends, que ce soit clair : ceux qui ont gravé ça parlent d’une ancienne civilisation, celle qu’on s’évertue à découvrir, ou est-ce qu’on a là affaire à un descendant direct du peuple que l’on recherche ?
Éléna, la bouche entrouverte, la fixa de ses yeux soudainement arrondis sans trop comprendre la subtilité de la question. Ivan lui vint en aide :
– Là, ce signe en V convexe, typique de notre peuple, est sans équivoque, cette fois-ci, une signature. Pour moi, il ne fait aucun doute que c’est un de nos Corvus qui a rédigé ce message !
Ivana, émue par la nouvelle, réalisant le chemin parcouru, se réjouit, se régala, s’extasia au point que des frissons la parcoururent :
– Ça y est, on touche au but… On est en présence d’un réel artefact tenu, gravé, travaillé par un Corvus… On ne se contentera plus d’entendre parler d’eux ! Vous rendez vous compte de ce que cela signifie ? On ne se contentera plus d’en entendre parler ! Un Corvus a rédigé ce message ! Un Corvus a rédigé ce message !
Éléna, à entendre sa sœur ainsi se répéter, se ressaisit et y alla de sa petite réflexion :
– Euh… oui, oui. Un Corvus se tenait là…et à rédiger ce message. Un de nos chers Corvus…
À peine ce nom de Corvus évoqué, elle réalisa à son tour le côté primordial de leur trouvaille. Une étincelle, témoignant autant de gaieté que de nostalgie, illumina la prunelle de ses yeux.
Ivana discerna ses pensées et devina qu’elle rejouait la scène où, quelques années auparavant, alors que ce mystérieux signe en V leur apparaissait pour la première fois, Ivan avait sorti ce nom de Corvus. Elle se remémora cet épisode :
– Au fin fond de la bibliothèque d’Oulan-Bator, si je me souviens bien.
– Hein ? s’étonna Ivan de cette soudaine transition.
– C’est à Oulan-Bator que tu les as baptisés Corvus.
– Euh… oui, oui. Mais non, non, c’était à Astana.
– À Oulan-Bator, arbitra sans appel Éléna.
– Vous êtes sûres ?
– Certaines !
– En tout cas, j'avais le nez devant un bon gros bouquin, bien vieux, rongé par l’humidité et presque indéchiffrable.
– Avant toi je les appelais juste le "peuple", se souvint Éléna.
– Et moi ce n’était pas bien mieux, ils étaient la "civilisation perdue", commenta Ivana.
– Reconnaissez que j’ai largement simplifié les choses en remettant un peu d’ordre dans tout ça.
Éléna pouffa :
– Et... n’y revenons pas mais quelle imagination débordante ! Un V bombé moitié à l’envers t’a fait penser à un corbeau. Un soupçon de latinisme là-dessus et les voilà élevés "Corvus". Sûre que nos confrères vont être épatés par ce nom hautement scientifique !
– En même temps, vu la piètre opinion qu’on nous colle en ce moment, soupira Ivana.
– Mais admets que j’ai eu le nez fin ! Les allusions à ce sombre animal n’ont depuis pas manqué !
– En effet… en effet, reconnut Éléna. Les corbeaux semblent, en effet, jouer un rôle important chez nos Corvus. Ivan, j’en convins : tu as eu de la chance !
– Tu crois que ce n’est rien d’autre que de la chance ?! s’offusqua-t-il faussement.
« Rien d’autre que de la chance », cette fin de phrase résonnait d’une façon telle qu’ Éléna la perçut comme une incitation à se confier. Pour la toute première fois, elle exprima tous les doutes qu’elle avait parfois eu durant l’avancée de leurs recherches :
– Si la chance n’a rien à voir là-dedans… peut-être que…
– Que j'ai du talent ?
– Peut-être qu’une sombre entité t’a soufflé ce nom.
Ivan la dévisagea d’un drôle d’air durant quelques secondes, avant de reprendre la parole pour une singulière confession :
– Figure-toi que j’ai souvent eu l’impression que quelque chose rôdait, se tramait, vivotait autour de nous, comme attirée par les Corvus, comme si… comment dire…
– Comme si on réveillait quelque chose ! Comme si… se manifesta Ivana.
– Comme si nous nous apprêtions à déterrer quelque chose qui aurait tout intérêt à rester enfoui ? se hasarda Éléna.
– Comme si nous n’étions finalement pas là par hasard, continua Ivan.
– Comme si on était guidés.
– Comme si nous étions manipulés, conclut Éléna.
Tous trois se figèrent, chacun ressassant intérieurement les impressions étranges, et de plus en plus persistantes, ressenties au fil des années. Les évoquer à tour de rôle les mettait mal à l’aise, pourquoi, pourtant si complices, ne s’étaient-ils jamais livrés ? Pourquoi n’en avoir jamais parlé ouvertement avant ce jour ? Et pourquoi maintenant ? Ivana fut la première à tenter de répondre à ces questions que tous se posaient :
– Pensez-vous que… que… que « autre chose » nous pousserait, là, de suite, à tout stopper ?
– Tu veux plutôt dire qu’inconsciemment tu as ce sentiment, raisonnable, que nous devrions renoncer, non ? corrigea Éléna.
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