15
Après trois heures passées à cogiter, à désespérer, à analyser, à tout effacer et à revenir en arrière, à reprendre et à aller de l’avant, à polémiquer sur tout, sur rien, jusqu’aux plus insignifiants détails, à se quereller d'immatures disputes, à s’enchanter, à se congratuler au point de se croire médaillés d'or, à se contredire, encore, et à s’opposer, sur tout, sur rien, Éléna et Ivan, canalisés par une Ivana toujours prête à les interpeller, les orienter ou les ébranler par de multiples déstabilisantes questions, parfois insensées, des fois judicieuses, en tout cas toujours pertinentes, trouvèrent un terrain d’entente pour une approximative, mais très satisfaisante, traduction.
« Ouf. »
– Je crois que nous y sommes, soupira Ivan de soulagement.
– Il était temps, la nuit commence à tomber, fit observer Ivana.
– Ça a été plus dur que je ne le pensais. Sans vous, certains détails m’auraient échappé, admit Éléna.
– Grande sœur, n'oublie jamais qu'on est une équipe.
– Tous pour un... lança Ivan.
– Deux pour toi ! ricanèrent-elles.
Les rires estompés, un silence s’installa entre eux. Non loin, des corbeaux tout aussi muets, immobiles, les épiaient. Cette présence dérangeante attira l’attention d’Ivana :
– Regardez, c’est étrange, on dirait qu’ils nous observent.
– N’est-ce pas bizarre d’en voir autant ? s’inquiéta Éléna.
– Mais non ! Nous sommes dans une région à corbeaux.
Toutes deux se tournèrent vers Ivan. Il comprit le sens de leurs regards :
– Ok, vous vous demandez ce que j’en sais.
Aucune ne lui répondit, se contentant toujours de le fixer.
– Ok, je ne suis pas forcément œnologue mais…
Éléna et Ivana soufflèrent.
– Ivana, je rêve ou ton mec nous fait le coup des jeux de mots à deux balles ?
– Wahou, œnologue versus ornithologue, vous l’avez eu direct, chapeau ! Je vois qu’on ne vous la fait pas, pochtronnes !
– Bonne vivante, corrigea Ivana.
– Œnologue, juste œnologue, reformula sèchement Éléna.
Un gloussement s’échappa des lèvres d’Ivan.
– Quoi ? C’est que je sois œnologue qui te fait rire ?! lui demanda-t-elle sans détour.
– C’est ton œnologie expansive qui me fait sourire.
– Vas-y, développe, va au fond de ta pensée.
– Éléna, j'espère que tu as conscience que ton domaine d’expertise en œnologie est très loin de ne s’étendre qu'au vin.
Les yeux d’Éléna se firent scrutateurs, accusateurs, elle s’apprêta à lui lancer une volée de jurons. Du moins c’est ce qu’Ivan pensa percevoir.
– Pas faux, je suis la crème de l’œnologie ! De la piquette aux plus grands crus, de l’after-shave aux digestifs, du cocktail fruité aux whisky-secs, rien ne m’échappe ! confessa-t-elle avec entrain.
– À la tienne ! résuma-t-il.
– À la nôtre ! s’insurgea-t-elle.
– Mes chers poivrots, tout ceci n’explique pas la présence de notre public de corbeaux.
– Nous sommes dans une région à corbeaux ! recommença Ivan.
Toutes deux recommencèrent à le regarder en silence.
– Ok, je ne suis pas forcément ornithologue.
– Et si on leur lançait une pierre ? Histoire de…
– Les blesser ? intervint-il.
– Éléna ! Pas question de les blesser !
– Je n’ai pas dit « blesser », c’est lui ! se défendit-elle, un brin outrée. Moi je pensais à… histoire qu’ils s’envolent, qu’ils réagissent, qu’ils… Oh et puis merde !
Éléna se baissa, fouina et ramassa une pierre de bonne taille pour assurer une parfaite prise en main. Elle visa approximativement, jaugea sa force et balança le projectile en direction des volatiles.
– Un lancé typique pour une femme : pas assez fort et mal visé, constata Ivan, une fois le caillou tombé à plusieurs mètres des corbeaux.
– Fais donc mieux, vas-y. Tiens, sur le gros tout moche au centre, celui qui a pas l’air commode.
– Mais laissez-les ! tiqua Ivana.
– Ma demoiselle, laissez donc Robin de l’Oural vous secourir et repousser les terribles monstres qui vous effraient tant.
– Non, je ne t’ai rien demandé, je...
– N'en dites pas plus ! En arrière, gente dame, s’imposa Ivan en la poussant dans son dos. Je m’en vais régler le compte de leur vil chef ! D’une pierre bien précise il trépassera, et ses sujets, tels des lâches, n’auront alors plus qu’à fuir.
– Ivan, je te préviens, ne t’avise pas de lui faire du mal !
– Oh, oui, Robin de l’Oural, pitié, oui, pitié, tuez cet horrible roi corbeau qui cherche à nous capturer pour faire de nous ses esclaves… sexuelles, entra dans son jeu Éléna.
Ivan saisit trois pierres au sol, jongla avec, en renvoya deux balader au loin pour n’en garder qu’une seule.
– Celle-ci suffira, tremble fieffé monarque.
– Ô monseigneur Robin, que la grâce divine guide votre main, ne nous laissez pas dans les serres de cette infâme créature, soyez notre sauveur ! supplia encore Éléna, parfaite dans le rôle de la donzelle éplorée.
– Éléna, arrête de l’inciter ! Ivan, je te préviens que si tu…
Malgré tout, la pierre jaillit de la main d'Ivan. Le groupe de corbeaux, impassible, tourné vers eux, ne cilla pas d’une plume. La pierre vola, fusa, traça droit sur maître-corbeau pour l’atteindre de plein fouet. Le despote lâcha un croassement rageur, le groupe s’éparpilla d’une seule et même envolée.
– Ivan ! pesta Ivana.
– En plein dans le mille ! jubila Éléna. Nous sommes sauvées, princesse !
– Vous êtes devenus trop cons tous les deux !
– Chérie, voyons, ce n’était qu’un petit caillou, il n’a même pas mal, c’est coriace un corbeau.
– Ah oui ?! C’est le spécialiste des oiseaux qui parle, là ?! Et tu les tiens d'où tes nouvelles connaissances ?
– Euh, je… je sais que… les corbeaux sont des…
– Oh, abrège ! fulmina Ivana en se dirigeant vers le pauvre oiseau resté au sol.
– Tu vas où ?
– Où est-ce qu’elle va ? Ne me dis pas qu’elle va le consoler ?
– Mais… mais il n’a même pas mal ! cria Ivan en direction d’Ivana.
Pour toute réponse, sans même se retourner, un doigt levé, érigé de tout son long et lourd de sens, lui fut adressé.
– Non… mais non, sérieux, elle abuse… ce n’était qu’un tout petit caillou…
– Mon cher Robin, je crois que Belle Marianne te dit d’aller te faire foutre, se bidonna Éléna.
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