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La suture fut inévitable. La main déchirée ne put être soignée autrement. Alors, un point après l’autre, les dents serrées à en craquer l’ivoire pour contenir les cris de douleur, le travail d’orfèvre prit méticuleusement forme. Éléna s’appliqua, Ivan en soutien, Ivana résista, Ivan en réconfort. Éléna s’en sortit à merveille. Ivana, malgré ses sueurs froides, arriva à tenir le coup sans défaillir. Ivan parvint à ne pas l’ouvrir. Au final, le résultat fut plus qu’honorable.
– Et voilà Ivana, et voilà, trois petits points sur la paume, quelques petits strips pour assurer le reste, laisse-moi bander le tout et, d'ici deux jours, tu pourras resserrer le point comme si de rien n’était !
– Tu as été très courageuse ma chérie.
– Je te hais, tu sais…
– Je sais. Mais ne nous inquiétons pas pour si peu, dans deux trois jours tu auras tout oublié et tu m’aimeras comme avant. Peut-être même plus !
Éléna laissa filer un petit gloussement :
– Oui, oui, pour sûr.
De son côté Ivana n’eut pas la force de répliquer. D’autant plus que sa grande sœur disposait encore de mauvaises nouvelles à annoncer :
– Bon, après la paume, nous passons à l’index !
– Quoi ?! Ce n’est pas fini ?
– Le plus dur est fait, sois rassurée. Je ne peux pas te recoudre le doigt, pas assez de chair, alors je désinfecte bien, pschitt pschitt voilà… non, non, non, tu ne te remets pas à crier ! C’est insupportable ! Ça pique un peu c’est normal, c’est que ça agit ! Je mets d’autres strips-sutures magiques, et de un, et de… putain de truc de merde qui ne colle pas ! Putain, Ivan un autre ! Voilà voilà, le tour est joué, je bande le tout et… comme neuve !
– Et dans deux jours…
– Ta gueule mon amour !
Face à ces dernières paroles lâchées, sorties, déclarées si spontanément, Ivan n’avait d’autre solution que de se taire. En somme, il n’aurait pas dû vouloir en rajouter. Malheureusement, entre ses possibilités, ses désirs, ce qu’il veut, ce qu’il doit, ce qu’il ne souhaite pas, ce qu’il peut ou ne peut pas, il y a souvent tout un monde et, bien qu’il n’aurait donc pas dû, Ivan, fidèle à lui-même, réagit à sa manière :
– Et ce petit ongle là, qui pendouille, vaudrait peut-être mieux l’arracher, non ?
– Qu’est-ce que tu n’as pas compris dans « ta gueule » ?
– Hum, ça a dû passer par ici et ça a dû ressortir par là, dit-il en désignant à tour de rôle ses deux oreilles.
Face à la réaction, ou plutôt face à l’absence de réaction d’Ivana, qui en signifiait tout autant voire bien plus, Ivan rectifia le tir :
– Je n’ai retenu que « mon amour », mon amour.
– Touche à mon ongle et je t’étrangle !
– Ah moi non ! Non ! Non c’est une certitude. Éléna, tu t’en occupes ?
– Euh…
– Non, elle ne s’occupe plus de rien, on ne touche plus à rien, vous ne me touchez plus, plus personne ne me touche ! Le premier qui me touche…
– Tu l’étrangles. Mais là il pendouille, chérie.
– Tu veux qu’on parle de ce qui pendouille ?! Je pense que tu y tiens, hein ?
– Tu veux parler de ces parties intimes, précieuses, essentielles, qui riment avec pendouille ?
Un regard furibond pour toute réponse.
– Andouille, ça rime ! craqua Éléna, contente de sa trouvaille et désireuse de la partager.
– Tu ne vas pas t’y mettre toi non plus ! Sinon ta gueule toi aussi !
– Pique nique douille, c’est toi l’andouille, s’amusa alors Ivan au détriment d’Éléna.
Retour du nez pincé, des lèvres serrées à en devenir blanches, des yeux de tueuse, en tête une seule pensée : « Ah ouais, vous le prenez sur ce ton là ? Et le roi Ivan et la reine Ivana veulent que ce soit moi l’andouille ? Et bah t’inquiète, t’inquiète, c’est moi l’andouille mais c’est toi, Ivana, qui douille ! »
Une pensée si claire, si limpide, si télépathique que les Ivan’s comprirent ce qui allait, inéluctablement, arriver.
Ivana ouvrit grand la bouche, les lèvres déformées et prêtes à implorer, à crier, à supplier, à geindre. Paralysée par la peur, aucun son ne sortit.
Ivan se recula instinctivement, abandonnant sans compassion sa femme, la laissant là, en victime, face au cruel et triste sort décidé par sa seule sœur.
L’ongle arraché gélatineusement de sa chair, pendouille donc, à moitié retourné, pour ne pas dire totalement, retenu par un unique nerf douloureux, récalcitrant, luttant pour sa survie et qui se refuse à céder quoi que ce soit. Ledit nerf compte bien suivre son plan.
De son côté, le Destin d’Éléna s’est vu, il s’en rappelle, accorder les droits exclusifs desdits Destins, bons joueurs, d’Ivana et d’Ivan, qui n’ont eux pas voulu se mouiller, prendre partie, et n’ont pas souhaité intervenir. Le Destin d’Éléna estime à juste titre qu’il est grand temps, que le moment est enfin venu, d’entrer en jeu.
Le Destin d’Éléna, donc joueur, revanchard car vexé d’une engueulade injustifiée, tout juste châtié d’une comptine enfantine, n’a alors guère besoin de Malchance, Poisse, Guigne ou encore Mésaventure pour se décider. Seul, comme un grand, il prend ses responsabilités en main, ne se défile pas, mieux, lui, un brin pervers, se saisit du problème à bras le corps et tire, tire, tire !
Tire tant et si bien que ledit nerf s’étire, s’étire, s’étire. Ivana hurle, hurle, hurle. Ivan frémit, frémit, frémit.
Mais ledit nerf ne cède pas. Jusqu’au bout du bout il tient bon ; courageux qu’il est, il rappelle à son tour qu’il a promis de refaire parler de lui, et il le fait !
Chapeau l’artiste.
– Arrête, arrête, arrête ! Aïe, aïe, AÏE ! Arrête ! ARRÊÊÊÊÊÊTEEE ! Assez… S’il te plaît… implora Ivana, souffrant comme jamais elle n’avait souffert de sa vie.
Dans pas longtemps, une future discussion à venir verra Ivana se confier sur cette atroce douleur. Ivan lui rappellera alors qu’il y a quelques années, elle en avait aussi bien bavé – le terme est adéquat – lors de l’arrachage d’une de ses dents de sagesse. En mémoire de ce terrible épisode, Ivana acquiescera et Ivan en arrivera exactement là où il voulait en arriver, à savoir qu’en deux trois jours, tout avait été oublié… Comme prédit pour l’ongle. Comme il lui avait annoncé avant de s’entendre répondre un affreux « ta gueule ».
Discussion qui frustrera Ivana, mais qui donnait raison à Ivan – il en serait tout du moins convaincu – et qui au final aboutira à des reproches, engendrera une dispute conjugale, s’éternisera, déviera et bien plus encore.
Dans pas longtemps, Ivana fera la tête à son mari.
Mais, dans pas longtemps, par la force des choses, rien ne durera. De sombres préoccupations, des moments tristes et pénibles, devront être affrontés, ne laissant plus de place pour les brouilles et les désaccords.
Bref, retour au présent, car le Destin d’Éléna s’énerve pour bon ! Qui est donc ce lamentable petit ligament qui ose lui tenir tête ?! Que Nenni ! Lui, le grand Destin – le Destin, quand même ! – Goliath, ne se laissera pas faire, sa réputation ne sera pas entachée par un piètre David filamenteux, non, hors de question d’être le dindon de la farce ! Alors le Destin d’Éléna continue, continue, continue à tirer.
Et malgré tout son courage, fort de toute sa résistance, en dépit de ses multiples efforts, petit nerf cède. Adieu David, retour à la réalité, justice est rendue, les plus faibles trépassent, les plus forts l’emportent.
Non mais.
L’ongle, comme si de rien, se retrouve entre les doigts d’Éléna :
– Et beh ! Finalement l’était bien accroché, le saligot. Si j’avais su…
Le Destin d’Éléna, lui, sait. Il sait qu’il n’en a pas fini, son œuvre doit continuer. Pourquoi s’arrêterait-il sur une si bonne lancée ? À travers les yeux d’Éléna, il regarde à droite, à gauche, à gauche, à droite, et se fixe sur la pierre. La, fameuse, pierre ! Alors, en guise de consécration, d’un geste volontaire, vo-lon-tai-re, il guide la main d’Éléna pour son apothéose finale :
– Tiens, va gicler par là-bas, toi.
D’une superbe pichenette, toute volontaire, vo-lon-tai-re, l’ongle ensanglanté fuse vers la pierre.
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