Ⅰ
C’est ici que tout commence. Là, juste au moment où rien n’est encore dessiné, où rien n’est encore inscrit. Un vide, un gigantesque néant neigeux où se perdent mille mots informes, vagabondant dans les méandres de la page blanche.
Mais ne tardons plus : il faut remplir ce vacuum, entacher gracieusement ces lignes immaculées.
Voici notre héros : Hirsute, le corps gonflé, sur le chemin de la clinique. Il est soucieux ; son visage est plus rouge que d’habitude. Il pense qu’il est malade, gravement, même. Drôlement mal en point, se dit-il encore en montant les quelques marches de l’établissement sanitaire. Il pousse la porte et affronte les pas feutrés des infirmiers, les regards suspicieux des patients, les coups de téléphone de la réceptionniste. Il s’avance prudemment dans cette jungle anesthésiée, comme Cortés en Yucatan. Il tapote ses doigts sur le bureau métallique de la réceptionniste. Pas de réponse, elle ne le remarque pas. Son oreille semble collée à son téléphone. Pourtant, voilà bien quelques minutes déjà qu’elle semble parler à un ami plutôt qu’à un patient. Hirsute tambourine un peu plus fort. Hélas le tambour ne réveille pas l’autre, qui papote et papote et papote…
« Madame ! finit-il par crier.
— Quoi à la fin ? rétorque-t-elle sèchement. Vous ne voyez pas que je suis occupée ? Attendez votre tour comme tout le monde, monsieur. »
Hirsute contient sa colère. Il n’a pas envie de s’empourprer davantage. Il s’assoit en tremblant sur les bancs tout blancs de l’accueil. Il en profite pour observer les plâtres, les nez cassés, les couches sales, les ventres ronds, les ventres moins ronds, les durs, les mous, les bleus, les verts, c’est un défilé qu’il trouve très amusant.
Sa hargne est calmée. Il se sent mieux, plus disposé. Il lui semble même qu’il n’est plus aussi rouge qu’avant. Il se lève d’un bond, court au miroir le plus proche mais aperçoit avec mépris une grosse tomate avec un peu de barbe. C’est lui, toujours aussi pourpre. Il commence à suffoquer - mais la réceptionniste l’appelle ! Enfin, c’est son tour. Il marche en titubant vers le comptoir et commence sa plainte.
« C’est horrible, rouge sang comme cela depuis quelques jours déjà ! Que m’arrive-t-il ? Il faut que je le sache ! Je manque d’air… un médecin, j’ai besoin d’un médecin !
— Votre nom ? soupire la femme comme pour donner un peu d’air à Hirsute.
— Hir… Hir… Ah, mon souffle ! Mon souffle se tarit, je meurs, je le sens, c’est la vérité !
— Nom ? reprend la femme non sans agacement.
— HIRSUTE ! Je ne le dirai qu’une fois, l’aspiration du H m’étouffe… le mot « étouffe » m’étouffe. Tout me nuit !
— C’est votre nom ou votre prénom ?
— Les deux… enfin, non. Je ne sais plus. On m’appelle Hirsute. C’est tout ce que je sais pour le moment. J’ai d’autres choses à penser… mes obsèques, par exemple.
— Donnez votre domicile, alors, continue la réceptionniste.
— J’habite quelque part par là… impossible de me souvenir. Je vois la maison, les contours des murs, ma chambre… mais tout n’est que brouillard et mysticisme ! J’habite en enfer. J’y suis encore, n’est-ce-pas ?
— Je vais essayer de vous trouver quelqu’un, finit la femme en décrochant le téléphone. Allez vous asseoir pendant ce temps, vous commencez à suer. »
Une grosse flaque trouble s’étale au sol. Hirsute manque de peu d’y glisser alors qu’il retourne à son banc blanc. À peine s’assoit-il que sa sueur tache le coussin auparavant immaculé. Il sort machinalement de sa poche un vieux mouchoir froissé et le passe sur son front. Il regarde le tissu comme pour voir s’il a essuyé le rouge de son visage. Le mouchoir est trempé ; il l’essore en jetant un coup d’œil à la réceptionniste, toujours aussi occupée à son téléphone. Elle semble s’être désintéressée de son cas. Il se demande si elle appelle vraiment un médecin, ou si ce n’est juste qu’une copine.
Soudain un homme avec une charlotte s’approche de lui.
« Monsieur, vous devez me suivre, dit-il.
— Vous allez me sauver ? demande Hirsute avec espoir.
— Oui. »
L’homme en charlotte prend les devants et conduit Hirsute dans une petite pièce. Tout y est blanc, tellement blanc qu’on n’y voit plus rien. Un lit avec des draps bien repassés — et blancs, cela va de soi — trône au milieu. À côté, des tables en métal supportant un tas d’instruments aux reflets stridents.
L’homme en charlotte demande à Hirsute de s’allonger. Hirsute s'exécute. Il s’imagine combien sa rougeur doit faire tache dans la pâleur de la pièce. On ne doit voir que moi, se dit-il alors que le médecin saisit un petit couteau avec des crans très distingués. L’homme en charlotte remonte les pans du pantalon d’Hirsute et commence à entailler ses chevilles.
« Je ne comprends pas. Qu’est-ce que vous faites ? s’enquiert l’homme pourpre.
— J’essaie des choses. »
Mettant ses angoisses de côté, Hirsute se décide à confier entièrement son sort aux mains du médecin. Le sang traîne le long de ses pieds et de petites gouttes tombent au sol en un clapotis régulier.
« Il est clair que vous avez trop de sang, dit posément l’homme en charlotte. C’est pour cela que vous êtes si rouge. Vous voyez - et il incline la tête d’Hirsute de manière à ce qu’il puisse voir ses jambes - je vous retire le surplus, comme cela vous reprendrez une couleur naturelle. Je ne vous ai pas demandé, mais les chevilles, cela ne vous dérange pas ?
— Non, faites. »
Le médecin sourit et continue à vider les jambes d’Hirsute. Dans quelques minutes, il devrait pâlir et enfin abandonner le pourpre. Mais au médecin de conseiller :
« Il faudrait que vous consultiez…
— Pour quel motif ?
— À propos de ces cornes.
— Eh bien, qu’ont-elles ?
— Je ne sais pas… elles sont inusuelles. Je veux dire, je n’en ai jamais vu de pareilles. Il faudrait vraiment aller voir un spécialiste.
— Contentez-vous de me vider de mon sang, voulez-vous ? On parlera de mes cornes plus tard. »
Annotations
Versions