Ⅷ
« Vraiment, ne jamais quitter une femme qui est amoureuse de vous. Prenez mon cas, pour exemple. Elle m'aime. Je ne l'aime plus - du moins, il ne me semble plus que je l’aime. Nous nous séparons lentement, difficilement. Je ne lui dis rien. Elle fait son deuil dans son coin et je la laisse pleurer en baissant les paupières, que j'ouvre uniquement quand une autre fille, qui semble me faire de l'œil, me parle. On s'endort comme ça, quelque mois, l'eau coule, le ruisseau se tarit : elle est guérie. Ensuite, je suis malade. D'une autre femme. Elle, de son côté, reste tranquille. Elle ne va jamais voir ailleurs. Moi, si. C'est pour cela que j'ai eu peur, j'ai eu peur de moi. Qui sait si un jour, mon cœur, destiné à elle, se perd dans les méandres du regard d'une autre ? S'il tombe, qu'elle ne peut pas le relever, c'est trop tard. Je ne supporterais pas. La quitter, regretter, presque pleurer. Maintenant qu'elle ne m'aime plus, moi je l'aime à nouveau, et un autre l'aime, tandis que moi je ne m'aime plus. Je me perds dans l'amour. C'est ahurissant, c'est à s'en tirer les cheveux. Quelle histoire ! Maintenant qu'elle est redevenue le sens de ma vie, on me coupe la barre, on sabote le gouvernail, les voiles sont déchirées, brûlées. Je veux que chaque miroir se brise. Je ne supporte plus mon reflet. Je me hais. Les autres sont heureux. Pas moi. Je m'en prive, je jeûne mon bonheur. Ça suffit. Assez heureux. Plus maintenant. Ça suffit. »
Hirsute hésite. Le monologue l'a captivé, bien qu'il ne sache pas qui en est le locuteur. Un jeune garçon, c'est tout ce qu'il voit. Il est accoudé à un piano. De temps en temps, il appuie sur une blanche, puis une noire, puis une autre blanche... Il s'arrête.
« Que fais-tu là ? demande-t-il.
— Je cherche, répond Hirsute.
— Que cherches-tu ?
— Un ami. Un ennemi. Quelqu’un.
— Je le connais ?
— Je ne pense pas. Suis-je en Ailleurs ?
— L’Ailleurs ? Ce n’est pas ici. C’est loin, je ne peux pas t’expliquer. C’est une histoire de Ford.
— Mon ami Francis m’a conduit ici.
— Je sais.
— Comment ?
— Trop compliqué.
— Tout est si compliqué ! Comment je fais, moi, si Daniel n’est pas là ? Je perds mon temps. Où suis-je ?
— Nulle part. En fait, moi-même l’ignore encore. J’appelle ça le rien. Il y a juste un piano et moi qui geins. C’est quoi ton genre de femmes ?
— J’aimerais savoir comment sortir d’ici. J’ai fait erreur…
— C’est très simple. Je te relâche. Hop. C’est fait. »
En une fraction de seconde, Hirsute se retrouve en plein milieu de la rue, bien portant, ses membres encore attachés à son tronc.
« Je suis revenu ? »
Il trottine vers sa maison, juste à deux pas de la route. Il entre. Personne.
« Où est Francis ? »
Son ami n'est plus là. Hirsute aurait pu l'intercepter, s'il était arrivé un peu avant que son spectre préféré ne disparaisse d'un coup.
« Où est Hirsute ? demande Francis.
— Je l’ai renvoyé d’ici. Je voulais te voir.
— Je… je suis mort ? Enfin ?
Le jeune pianiste le regarde avec compassion.
« Non. De toute manière, je sais que tu n’aimes que l’Ailleurs. J’aurais aimé t’y emmener, mais…
— Mais quoi ? Qui êtes-vous ? Comment connaissez-vous l’Ailleurs ?
— Je connais un peu tout, et un peu rien. Je ne sais pas ce qui arrive. Bien sûr, je sais ce qui est arrivé, et cela m’amuse beaucoup de le contempler quelques fois.
— Vous êtes un espèce de dieu ? Vous ?
— Loin de là, Francis. Disons que… je mets en œuvre. Je remplis. On est tous un peu là pour ça, sauf vous tous, peut-être, ma petite colonie…
— Je ne comprends rien.
— Je sais. Je te connais. Ou très peu. C’est moi qui gonfle tes poumons - quand ils fonctionnaient encore. Tu ne vis que par moi.
— Ça commence à suffire. Je ne sais pas pour qui vous vous prenez, mais je veux revoir Hirsute, je veux revoir Daniel, je veux qu’il me rende mon Ailleurs. Il y est depuis trop longtemps déjà.
— Mais Daniel n’est pas en Ailleurs. Il est autre part.
— Comment le savez-vous ?
— Je t’ai dit. C’est comme ça. J’anime Daniel, j’anime Hirsute, j’anime ses amis et les infirmières et les réceptionnistes. Daniel n’est pas en Ailleurs.
— Dites-moi où je peux le trouver.
— Je vais te sortir d’ici. De toute manière, je n’avais pas prévu qu’Hirsute vienne. La Ford rouge m’a surpris. C’était imprévu… Quand tu seras sur Terre, assure-toi qu’Hirsute aille bien. Ensuite, trouve un révolver chromé avec… attends. Je te le note sur un papier. C’est un modèle bien précis. C’est comme pour vos Ford, la couleur, ça change tout. Tu as eu de la chance de t’être fait écrasé par une Ford grise. D’autres vont sous les roues des Citroën, et ce n’est pas beau à voir. Tous les chemins ne mènent pas en Ailleurs. Tiens. Achète ou trouve ce pistolet, tire une balle sur Hirsute. Cela le mènera à Daniel. Quant à toi, je te laisse faire ton chemin. Il est nécessaire que Daniel te rende ton paradis. Tu l’as mérité. J’ai de l’affection pour les véritables professeurs de musique. »
Francis se sent touché au plus profond de lui. C'est comme si chaque mot du jeune homme visait au cœur de la cible de son âme, marquait cent points, gagnait la partie.
« Va. »
Francis cligne des yeux. Lorsque ses paupières s'ouvrent, il retrouve la benne où il a entreposé le cadavre d'Hirsute, qui n'y est plus. Il court vers la maison de son ami.
« Hirsute !
— Francis ! »
Les amis s'enlacent. Hirsute explique sa rencontre. Francis dit qu'il a aussi parlé à ce mystérieux jeune pianiste, qui, en fait, ne semblait pas savoir jouer de son instrument.
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