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J'avais prévu trois galettes, mais Marc n'en mangea qu'une.

Il y avait là une petite table en bois blanc, que j'avais recouverte d'un lin fin, blanc aussi, et puis dessus, un pot-pourri de pétunias séchées et de trucs qui font penser à de la canelle. J'aimais l'odeur qui émanait de cette décoration, sa coquetterie, son petit charme rien qu'à elle et qui venait de mes soins particuliers à recevoir Marc et à le nourrir.

J'avais pensé à un pot-au-feu, mais j'ai opté pour des tomates farcies à cause du pot-pourri (il faut varier les plaisirs.) Les tomates venaient toutes du Carrefour et de France, parce que j'achète toujours de saison. J'ai fait du riz avec, avec de la sauce et tout pour que ça ait bon goût. Et puis je cuis du bon pain, alors j'ai fait trois galettes pour nous deux. On en aurait eu chacun une, et puis j'avais compté donner la dernière à Marc.

Marc soufflait, repu. Il avait reculé sa chaise et se tapotait le ventre l'air satisfait, levant les sourcils avec un sourire aussi satisfait, et il me regardait en répétant :

  • C'était bien bon !

Puisqu'il trouvait cela bon, je lui demandai s'il voulait prendre la dernière galette. Mais il n'en fit rien, et se contenta de gonfler les joues et ses yeux en rigolant faiblement et m'incitant à penser que cela devait être une blague et rien d'autre.

Mais moi je n'en voulais pas de la galette.

  • Mange la galette, je l'enjoignais. Je les ai faites pour toi.

Il perdit son sourire et me regarda bizarre.

  • Je n'ai vraiment plus faim, tu sais. Et puis, vraiment, c'était fameux tes tomates ! Hein !

Cette fois il enleva carrément sa serviette de ses genoux et la fit claquer contre la table. Cela fit un petit courant d'air qui fit tressaillir mon pot-pourri.

Comme Marc ne voulait pas de ma galette, je préférai ne pas lui parler de dessert. Nous passâmes tout de suite au café, et lui m'en demanda un décaféiné parce que sinon il ne pouvait pas dormir et demain était une longue journée.

  • C'est comme tu veux, je lui dis, et je m'enfonçai dans la cuisine pour faire crier la machine.

Après un petit moment, j'avais les deux tasses dans les mains et je les transportais doucement pour ne rien renverser. Mais par à-coups rapides je pressais le pas parce que c'était brûlant comme tout.

Je faisais une petite pause sur la table du salon pour refroidir mes mains, et je disais que ça arrivait, quand je vis à travers la porte vitrée que Marc avait disparu de la terrasse et que j'étais par conséquent tout seul.

J'appelai Marc qui ne répondait pas ; je me disais qu'il était peut-être parti aux toilettes et des fois, on n'entendait pas très bien aux toilettes. Mais dix minutes passèrent et rien ne se produisit. Marc ne répondait toujours pas et je commençais à croire qu'il m'avait planté là, comme un con, avec mes doigts à moitié brûlés par les cafés bouillants et une galette abandonnée sur la nappe en lin blanc.

Je posai les cafés sur la table. J'en bus un des deux au hasard, ne sachant plus, dans la confusion, lequel avait encore de la caféine. Par agacement, je bus ensuite le second, parce que j'espérais secrètement que Marc revienne, et il me fallait du réconfort en l'attendant sur la terrasse tandis que la fraîcheur des nuits d'été s'installait sur le gazon et que les grillons sifflaient goûlument le crépuscule de leurs poumons minuscules.

Je me demandai alors si les grillons en avaient, des poumons, et mes paupières se clorent sous la lourde humidité du soir. Une brise assez forte balaya les fleurs de mon pot-pourri qui glissèrent à petits pas sur la nappe. Un moustique naviguait autour de mes tempes et gueula dans mes oreilles. Je fus parcouru d'un frisson de la tête aux pieds et je frappai machinalement la sale bête en même temps que mon visage. En rouvrant les yeux, je vis une petite boule noire entourée de rouge sur la paume de ma main. Mon oreille gémissait du coup. Je la massai un peu pour calmer l'ardeur de la gifle. Ma chair chaude paraissait humide (comme elle peut le paraître parfois) et je décidai de rentrer la table et la nappe, ayant estimé que l'attente n'avait que trop duré surtout si c'était pour se faire bouffer par les moustiques.

Je rassemblais tristement les pétales de mon pot-pourri éparpillé par le vent, lorsque je vis que la nappe en lin blanc avait été salement tachée. C'était facile d'accuser Marc et ses manières de cochons pour manger mes tomates farcies. Mais que le jus ait atterri jusqu'à mon côté de la table, par-delà le pot-pourri, alors que moi, je mange comme un ange depuis que je suis gosse, ça c'était pas normal. Alors ma main s'offrit à nouveau à mon regard et je vis, emparé d'un nouveau frisson, que le bout de mes doigts était peint de rouge ; puis je palpai mon oreille humide où le sang battait encore le fichu Boléro, et réalisai la fureur du coup que je m'étais porté à moi-même.

Je rentrai donc dans le salon puis me dirigeai vers la salle de bain, où le néon sec et blanc crépita quelques secondes avant d'éclairer pour de bon le carrelage luisant. Je me regardai dans le miroir sous la lumière franche, mais ce que je vis était incompréhensible.

Mon oreille n'avait absolument rien, pas plus que ma tempe droite ni gauche ni aucune partie de mon visage. Je jetai un regard sur mes doigts ensanglantés et balançai mes yeux des mains au miroir puis du miroir aux mains. Alors je les lavai, mes mains, sous l'eau encore tiède du jour, et je me demandai ce qui était le plus surprenant, la disparition de Marc ou bien ce saignement invisible ? Le savon purifia ma peau et après avoir jeté un dernier regard à mon visage intact, je me saisis de la serviette pour me sécher les mains.

A mesure que je frottai mes mains sur le tissu-éponge, celui-ci se teint d'un rouge très pâle qui devint d'un pourpre vif de plus en plus profond ; je les frottai plus fort pour faire partir cette couleur atroce, mais je vis que la serviette était détrempée de quelque chose que je refusais d'appeler du sang. Me figurant un cauchemar, je me donne une nouvelle claque en espérant m'éveiller et revoir Marc avec son déca et sa galette ; mais le coup me fis mal en même temps que ma peau semblait molle et absorber la douleur. Je craignis alors de voir du sang sur ma main, mais à mon grand étonnement elle était aussi propre que le savon l'avait laissée. Je confrontai à nouveau le miroir pour en être sûr, et aperçus avec horreur un visage couvert de caillots de sang noir, mutilé de blessures profondes et béantes dont le suc séché était retombé sur le cou et ma poitrine haletante.

Je n'en pouvais plus quand je courus dans le salon où la terne lueur du soir avait englouti le canapé et l'armoire à vaisselle. La brise s'engouffrait dans la fine ouverture de la porte-fenêtre et tout criait la mort et la pourriture, lorsque le ciel cria aussi d'assourdissantes basses et, comme je craignais l'orage, je sortis sur la terrasse en courant des pieds et des mains pour rentrer la nappe en lin blanc et le pot-pourri que le vent avait déjà parsemé dans l'herbe.

Mais en apercevant le dressage éparpillée de la table, je fus inquiet de voir que la troisième galette, à laquelle ni Marc ni moi-même ne voulions toucher, avait disparu de la corbeille d'osier.


Metz, le 11 juin 2020.

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