Le héros de la rose bleue
- Tu as vu le nouveau ?
- Il est trop mignon !
Septembre 1990. Au lycée, dans la salle 11, un véritable trafic de murmures circulait entre les élèves, beaucoup plus abondants que d'habitude. Et avec raison : un événement inattendu et fascinant venait d'entrer dans la classe et s'était assis silencieusement dans le fond de la pièce, à l'écart du monde. Cet événement, dans le jargon scolaire, on appelle cela un nouveau.
-Il s'appelle comment ?
- On pourrait aller lui parler ! Il est vraiment mignon !
Dans cette ville de province, il n'y avait jamais de nouvelles têtes, si bien qu'un nouveau venu se faisait autant remarquer qu'un rayon de soleil dans un ciel morne. L'intérêt féminin que suscitait cet inconnu, en revanche, déplaisait déjà quelque peu aux garçons de la classe, partagés entre curiosité et jalousie.
Le nouveau était assez petit. Il avait les traits fins, les cheveux bruns courts, et portait une chemise à carreaux gris et blancs. Mais ce qu'il y avait de plus remarquable dans sa physionomie, c'était probablement ses yeux où des morceaux de ciel lorsque la nuit commençait à tomber s'y était réfugié.
Le professeur d'anglais entra. Les élèves regagnèrent leur place et les murmures retombèrent quelque peu. Le nouveau ne bougea pas.
- Bonjour à tous, lança l'enseignant après avoir posé ses affaires, aujourd'hui, comme vous pouvez le remarquer, nous accueillons une personne de plus au sein de la classe. Alex, je vais te demander de te présenter.
Tous les regards étaient braqués sur l'inconnu, qui avait maintenant un nom. Impassible, Alex se leva.
- Je m'appelle Alex Frodhéon. J'ai seize ans. J'ai emménagé dans la ville il y a trois semaines.
Sa voix était à la fois intense et fluette. Les filles s'extasièrent. Alex se rassit, ayant semble-t-il décidé de se cantonner à cette description simpliste. Le professeur fut quelque peu surpris par cette description courte, mais il commença alors le cours. Cela n'empêchait pas les chuchotis d'un bout à l'autre de la classe. Alex suivait la leçon sans se soucier des murmures auxquels son statut de curiosité nouvelle lui donnait droit.
Une des filles devant, sur le côté droit d'Alex, se retourna plusieurs fois pour lui faire divers signes et des clins d'œil, désirant manifestement attirer son attention. Elle avait les cheveux blonds, des cils aussi interminables que ses jambes et des lèvres aussi colorées que la carrosserie rouge reluisante d'une voiture neuve. Alex l'ignora. En revanche, celui qui avait fait attention à ce manège, c'était l'un des gars au fond de la classe, qui était dans le genre « gros dur ». Il s'appelait Bruce et l'attitude de celle qui convoitait, Anaïs avait face à cet étranger lui déplaisait au plus haut point.
A l'intercours, le nouveau n'avait pas bougé. En faisant rouler ses muscles, Bruce et sa bande se dirigèrent vers lui.
- Hé le nouveau ! J'espère que tu ne comptes pas trop prendre de libertés ! Ici, c'est nous qui dirigeons cette classe !
Surpris, Alex le regarda.
- Quoi ?
- Tu as intérêt à filer droit avec nous ! Les nouveaux, on sait comment les mater s'il y a besoin !
Le nouveau ne tressaillit même pas sous l'effet de la menace implicite.
- Je pensais que c'étaient les profs qui dirigeaient la classe, se borna-t-il à répondre.
Le ton sincère et innocent qu'il avait pris se transforma en un ton insolent et provocateur aux oreilles de Bruce.
- Tu as très bien compris ce que je voulais dire ! Je te conseille de filer droit si tu ne veux pas avoir de problèmes !
Alex se leva tranquillement.
- C'est dommage, il se trouve que j'ai envie de faire des zigzags. Par-ci (il montra l'estrade devant le tableau) par-là (il désigna un coin au fond de la pièce) et parmi vous.
Ce petit jeu de mot simpliste provoqua des rires parmi les élèves réunis tout autour d'eux maintenant, regardant la scène avec attention, et eut raison de la diplomatie éphémère de Bruce. Brutalement, il le saisit par le col de la chemise. Tout autour, on attendait la suite avec impatience, tels des Romains dans les gradins de l'arène.
- Ne fais pas le malin avec moi, l'andouille de service !
- Non, je n'ai pas besoin d'utiliser mon intelligence avec toi vu que la tienne est loin d'être développé ! Est-ce que tu as mal à la tête lorsque tu réfléchis ? Si ça t'arrive de réfléchir, bien sûr !
Il y eut des ricanements dans la foule de spectateurs. Piqué au vif, Bruce poussa violemment Alex en arrière . Mais sa main agrippant la chemise de son adversaire arracha les boutons et ouvrit le vêtement.
- Oooh !
Des cris de stupeur se firent entendre de toute part. Au sol, la chemise ouverte du nouveau révélait une poitrine plate et peu développée, mais incontestablement féminine.
- C'est une fille !
- Le nouveau a des seins !
- T'es une gonzesse ?, répéta Bruce, mi-consterné mi-moqueur.
Alex tenta de cacher sa poitrine en se rhabillant et de se relever, mais la bande de Bruce l'attrapa. La fille se débattit, refusant de se laisser faire, face à un Bruce, maintenant hilare.
- Allez le nouveau, ne fais pas ton timide, montre-nous tes petits nichons !
Tout le monde riait face à ce spectacle des plus comique.
- C'est vrai que tu n'as pas dû en voir souvent dans ta vie !, répliqua Alex, acide.
Mais avant que Bruce ne puisse corriger son insolence, un professeur entra avec tout l'aplomb qu'il pouvait.
- Que se passe-t-il ici ?
En un éclair, les acolytes de Bruce relâchèrent Alex débraillée, et tout le monde se calma. Le professeur sembla comprendre la situation.
- Alex, veuillez m'accompagner dans la bureau du proviseur tout de suite !
Celui-ci était froid et sec, un peu comme l'homme qui l'occupait mais Alex avait la ferme intention de ne pas se laisser abattre. Le professeur parla :
- Bonjour monsieur. Je vous amène la fameuse nouvelle qui vient d'arriver dans notre lycée.. Je l'ai surprise en plein milieu d'une bagarre et j'ai pensé qu'un rappel du règlement était nécessaire.
- Vous avez bien fait, monsieur Harquaïc. Vous pouvez retourner en cours, je vais m'occuper de son cas.
Le professeur obéit et Alex se retrouva seule face au chef de l'établissement. Ce dernier se pencha vers elle, le regard accusateur.
- Mademoiselle Frodhéon, à peine arrivée dans nos rangs, vous semblez déjà vouloir vous faire remarquer.
- Ce n'est pas ma faute !, tenta de se défendre l'élève, c'est...
- Je ne crois pas vous avoir autorisé à parler, le coupa-t-il sèchement, je vous somme de bien vous tenir dans mon établissement. Les bagarres sont interdites et j'espère que votre tempérament belliqueux mentionné dans votre dossier va très rapidement s'assagir ! Et pour ce qui est de votre tenue, je vous demanderais de bien vouloir porter des vêtements selon votre statut, donc veuillez porter des vêtements féminins type robe ou jupe à l'avenir !
- Mais je ne...
- Il suffit ! On donne son opinion selon sa condition. Or votre condition ne vous permet pas de discuter mes ordres ! Maintenant, retournez en cours et que cette mise au point soit la dernière !
Et avant qu'Alex ne puisse se défendre, elle se retrouvait à la porte du bureau.
Mais c'était lorsqu'elle retournait en classe qu'elle commença à comprendre qu'elle ne sera jamais la bienvenue ici.
Les filles se mirent à la détester. Leur nouveau prince charmant et potentiel prétendant s'était révélé être une fille travestie, et ce n'était pas du tout de leur goût. Le groupe d'Anaïs, celles qui aimaient le maquillage, les boutiques de mode et les garçons, s'amusaient à affubler la nouvelle de divers surnom, critiquant le moindre des ses gestes anodins, aussi bien derrière son dos que face à elle. Les garçons de la classe, eux, étant pour la plupart sous l'influence de la bande de Bruce, ne restaient pas en reste non plus, et tous riaient de bon cœur lorsque quelqu'un tentait de provoquer Alex et de s'en prendre à elle.
- Rentre chez toi, la camionneuse !
- Trop cool ta chemise, la lesbienne !
- Tes parents voulaient un garçon et donc tu complexes ?
Et chaque jour, Alex affrontait ces remarques et insultes, chaque fois renouvelées, mais au fond toujours les mêmes. Sa personne dérangeait. Une fille habillée en garçon, qu'est-ce que c'était exactement ? D'autant plus qu'elle n'hésitait pas à affronter la bande de Bruce lorsqu'elle venait lui chercher des problèmes. Personne n'affrontait Bruce, et cet être étrange et son insolence qu'il manifestait envers lui lui déplaisait hautement.
Le seul qui ne s'en prenait pas à Alex, c'était un jeune homme au fond de la classe, à l'opposé de Bruce et ses comparses, qui était toujours silencieux, marmonnait plus qu'il ne parlait lorsqu'il ouvrait la bouche et qui restait dans son coin. Il s'appelait Philippe Coïnon, et ne participait jamais au mouvement de la classe car il se sentait trop différent des autres pour être en harmonie avec eux. Lui, en revanche, ne subissait aucune brimade et lynchage collectif, étant né dans la ville et n'étant pas suffisamment étrange pour attirer l'attention. De toute manière, la vision que les autres avaient de lui l'importait peu.
Un après-midi, alors qu'il rentrait en moto chez lui, son véhicule cala au bout d'une vingtaine de mètres du lycée. Il descendit alors de la moto et la rangea sur le côté en pestant. Il examina tout ce qui pouvait être examiné, mais rien à faire : il n'y connaissait rien en mécanique et il se sentait comme un enfant face à un mode d'emploi en chinois.
Alors qu'il réfléchissait sur le circuit emprunté par tout les fils, Alex arriva dans sa direction : elle passait tout les jours par là pour rentrer chez elle. Curieuse, elle s'approcha de Philippe, plongé dans ses circuits.
- Un problème ?
Philippe se redressa, un peu pris au dépourvu.
- Ouais..., marmonna-t-il gêné, ma moto refuse d'avancer et je n'arrive pas à savoir pourquoi. J'ai pourtant remis de l'essence hier, mais quand je roulais tout-à-l'heure, elle s'est subitement arrêtée.
- Montre.
Sans attendre d'autorisation, Alex se plaça à côté de lui et examina à son tour la machine capricieuse. Elle souleva la selle, regarda attentivement l'intérieur et la renferma.
- Je pense qu'un de tes fusibles a grillé. Pas étonnant que ton engin a calé !
- Tu t'y connais en mécanique, toi ?, demanda Philippe, dubitatif.
- Il faut bien, j'aimerais travailler là-dedans plus tard ! Bon modèle, au passage.
- Merci. Donc tu dis que c'est une problème de fusible ? Cela se résout comment ?
- En le remplaçant, bien sûr !
Alex semblait s'amuser, ce qui n'était pas le cas de Philippe.
- Je ne me balade pas vraiment avec des fusibles dans les poches, en fait... Et mon père va encore se fâcher, c'est la deuxième fois qu'il y a un problème en deux mois !
- Viens dans mon atelier, j'en ai plein de rechange là-bas ! Je pourrais t'arranger ça en moins d'une heure !
Surpris, Philippe la dévisagea.
- Vraiment ? Tu habites loin ?
-A cinq minutes à peine ! Tu verras, ta moto sera réparée en deux en trois mouvements !
- Euh... D'accord. Merci...
Alex lui sourit.
- Pas de problèmes !
Et tels des amis d'enfance, ils cheminèrent avec la moto vers la maison d'Alex en bavardant tranquillement.
En effet, au bout d'à peine cinq minutes, ils arrivèrent dans une sorte de garage où fleurissait des morceaux de motos en réparation. Trois établis en bois, dont la majeure partie était couvert de matériel, étaient disposés de part et d'autres de la pièce, avec des étagères toutes aussi pleines. Globalement, il y régnait un joyeux bazar. Philippe en fut bouche bée.
- Il est vraiment à toi, cet atelier ?
En riant, Alex affirma :
- Oui ! Mon père se plaint même que je passe plus de temps ici qu'à la maison !
- Et ta mère ? Elle en pense quoi ?
Le visage de la jeune fille s'assombrit quelque peu.
- Elle est partie quand j'avais deux ans. Je ne sais pas où elle est aujourd'hui.
- Oh... Désolé, marmonna Philippe gêné.
- Pas grave, se borna à répondre Alex, les fusibles sont là-bas.
Philippe la regarda s'atteler à ses réparations, se sentant inutile. Il observa à nouveau la pièce.
- Tu as l'air vraiment passionnée.
- Je le suis. J'ai toujours aimé construire des objets, les démonter, regarder comment ils sont faits et les remonter.
- C'est pour cela que tu t'habilles comme ça, enfin... en garçon ?
- Non, affirma Alex sans lever les yeux de son travail, je m'habille comme ça parce que je me sens bien comme ça. Je ne cherche pas à imiter, à me déguiser ou je ne sais quoi d'autre. Je veux simplement être moi.
Elle se releva.
- Et même si ça dérange, je refuse d'être ce que je ne suis pas.
- Je comprend...
Étonnée, Alex le regarda enfin droit dans les yeux.
- Vraiment ?
- Oui, enfin je pense. La plupart des personnes croient que je suis dans le genre solitaire qui n'a pas de cœur et qui se moque de tout. Mais en réalité, c'est juste que je n'aime pas être parmi eux, avec leurs idées, leurs codes et tout le reste. J'écris beaucoup en fait, cela me permet de m'évader, et ça, pas beaucoup de gens le comprennent.
- Tu écris ?, répète Alex.
- Oui, des histoires, précisa le jeune homme.
-Tu me les montreras ?
Phil fut surpris mais non moins ravi par cette demande : personne ne s'était intéressé à ses écrits auparavant.
- Bien sûr !
Ainsi naquit une amitié, par le hasard et les mots.
Désormais, Alex et Philippe passaient du temps ensemble, se mettant côte à côte en cours pour bavarder. Même si Alex avait toujours des altercations avec les professeurs à propos de son habillement et de son comportement masculin, les brimades de ses camarades avaient nettement diminué, tel une maladie s'effaçant avec le temps. En effet, maintenant que l'un d'entre eux était du côté de la paria, peu d'élèves continuaient leurs critiques et réflexions désobligeantes. Les seuls qui continuaient à se moquer d'elle étaient la bande de Bruce, pour l'insolence qu'elle montrait à son chef, et le groupe d'Anaïs qui voulait apprendre à la paria ce qu'était une vraie fille. D'autant plus que que l'une d'entre elles, Prescilla, avait tenté sans relâche de séduire Philippe, sans succès. Or l'amitié que ce dernier, si solitaire d'habitude, avait développé pour Alex l'agaçait au plus haut point : Alex était trop masculine pour être considérée comme une fille, mais n'était-elle pas une fille quand même ? Rien que la jalousie la poussait à envoyer des remarques acides à celle qui avait réussi là où elle avait échoué. Ainsi, par soutien féminin, le reste du groupe continuait ses brimades.
Aux frontières de la ville, il y avait une rivière bordée par des zones boisées. C'était la rivière d'Erbil et c'était sur ses bords qu'Alex et Phil avait pris l'habitude de se rendre à la fin des cours, lorsqu'ils n'atterrissaient pas dans l'atelier d'Alex. Ici, personne ne regardait Alex d'un mauvais œil et Philippe lui lisait ses histoires. Au fur et à mesure, il avait appris à la considérer plus comme un garçon que comme une fille. Elle était l'ami qui n'hésitait pas à répondre à la brutalité même si cela déplaisait à tout le monde, qui réparait sa moto lorsqu'il y avait un problème et qui lui donnait son avis lorsqu'il lui lisait ses écrits.
- J'ai adoré ton héros !
On était une douce soirée, trois mois après leur rencontre. Ce jour-là, Alex avait à nouveau été exclue de cours sous les railleries de ses camarades pour « tenue inappropriée » . Prescilla avait à nouveau proposé un rendez-vous à Phil, qu'il avait à nouveau refusé en répondant qu'il avait quelque chose de prévu ce soir. Il était maintenant allongé aux côtés d'Alex au pied d'un arbre.
- D'habitude, j'ai du mal avec les personnages principaux, répondit Philippe, ayant terminée de lire sa nouvelle.
- Peut-être, mais je trouve que tu t'améliores. J'ai beaucoup aimé celui-là, en tout cas.
- Merci.
Alex lâcha un soupir, rêveuse.
- Si seulement j'avais été un héros d'une de tes histoires. Je n'aurais jamais eu besoin de déménager plusieurs fois avec mon père en espérant être enfin acceptée.
- Tu as déménager combien de fois, en tout ?
- Quatre fois en six ans. À chaque fois, c'était la même chose : on découvre que je suis une fille, ça ne plaît pas, ça créé des problèmes et je suis renvoyée pour troubles du comportement et attitude agressive.
- Pourtant tu espères à chaque fois quelque chose de différent ?
- Oui. Je reste persuadée que l'être humain ne désire que la vérité, la justice et l'égalité. Même si mon expérience semble prouver le contraire... Ça a l'air tellement plus facile d'être un héros, que tout le monde admire et qui peut rendre le monde meilleur...
- Ça dépend. Voltaire a dit que le sort d'un héros est d'être persécuté.
Alex rit et se tourna vers Phil.
- C'est bien pour cela que je préfèrerais être ton héros et pas celui de Voltaire !
- Je t'imagine, dit Philippe se perdant dans ses pensées, un héros solitaire défendant la veuve et l'orphelin, allant de ville en ville, tel un justicier masqué, avec pour seul symbole... une rose.
- Une rose ?, demanda Alex, incrédule.
- Elle est liée à la bonté et la beauté d'une âme.
- Peut-être, mais ça fait vraiment trop fille pour moi !
- N'oublie pas qu'une rose a des épines et peut donc se défendre. Et cela peut-être une rose bleue.
- Mais cela n'existe pas !
- Et alors ? Nous sommes dans une histoire, il se passe ce que l'on veut !
- Tu as raison. Et dans cette histoire, au moins, je n'ai plus mon père qui ne cesse de me répéter que si j'avais été normale, il n'aurait pas été obligé de déménager plusieurs fois.
- Tu es normale, Alex, c'est juste que tu n'es pas comme ils veulent et ça les dérangent. Reste comme tu es, tu n'as pas à t'emprisonner pour leur faire plaisir.
Alex se redressa, fière.
- Et toi, tu as le droit aussi de ne pas répondre à leurs critères. Tu as raison, plutôt mourir que de ne pas être ce que l'on est, que de ne pas être libre ! Promis ?
- Promis !, affirma Philippe.
Leur promesse eut des airs de serment solennel, et ils se remirent à bavarder joyeusement.
- Au fait, je suis flattée que tu m'aies préférée à cette chère Prescilla, plaisanta Alex, ce qui fit rire Phil.
- J'espère qu'elle va finir par comprendre que je ne suis pas intéressée par elle. A force, ça commence à devenir lassant !
- Parce qu'il y a quelqu'un qui t'intéresse ?
- Je n'ai pas dit ça, répondit Phil avec un ton mystérieux.
Il regarda le ciel qui commençait à prendre une coloration bleu foncé.
- Et toi ? Quelqu'un te plaît ?
Alex ne répondit pas. Devant son silence, Phil se redressa pour lui faire face.
- Oui, il y a quelqu'un qui me plaît. C'est toi.
Et avant que Philippe ne puisse dire quoique ce soit, elle se pencha pour l'embrasser.
Mais Phil la repoussa brutalement, paniqué.
- Arrête ! Qu'est-ce que tu fais ? Je... Je ne suis pas homo ! Enfin je veux dire...
Il chercha ses mots devant une Alex désemparée.
- Désolé, ça ne pourra jamais le faire entre nous. Je préfère qu'on n'en reste là.
Et il partit sans se retourner. Alex laissa couler ses larmes sur ses joues.
- Alors la camionneuse, on veut séduire les garçons ?
Prescilla, qui avait suivi Philippe pour savoir ce qui le poussait à rater un rendez-vous avec elle, avait assisté à toute la scène. Et elle comptait bien l'utiliser à son avantage...
Dès le lendemain, tout le monde était au courant : la paria, la lesbienne n'était pas si lesbienne que cela, vu qu'elle s'était faite éconduire par le solitaire de la classe. A peine Alex était rentrée dans la classe et avait constaté que Phil avait repris sa place d'avant et ne la regardait même pas que la bande à Bruce vînt la trouver.
- Alors comme ça, tu aimes les garçons ?, demanda Bruce, il fallait nous le dire !
Deux de ses acolytes la saisirent.
- Tu as de la chance, ma copine a prévu de te montrer ce qu'est une vraie fille qui veut séduire un garçon !
Et Alex eut beau donner des coups dans tout les sens, elle fut traînée dans les toilettes des filles où l'attendait le groupe d'Anaïs. Cette dernière tenait une courte robe rouge.
- On va te montrer ce qu'est une vraie fille !
Alors Alex, immobilisée, fut déshabillée et on lui passa la robe rouge. Comme elle bougeait trop, Bruce lui donna un violent coup dans les flancs qui la plia en deux.
- Il faut ressembler à ce que l'on est, poupée !, lui susurra-t-il à l'oreille.
Au bout de plusieurs minutes, ils admirèrent leur travail : Alex, à moitié effondrée sur le sol des toilettes, dans une robe rouge sang. Sa chemise vert pomme et son pantalon était tels des chiffons à ses côtés.
- Maintenant tu peux aller faire des trucs de fille, comme aller essayer de séduire des garçons !
Et ils retournèrent en cours dans des rires démesurés, comme des démons.
Après cela, Alex ne revînt plus en classe. On raconta que monsieur Harquaïc l'avait trouvée, l'avait conduite chez le proviseur et que ce dernier l'avait définitivement renvoyer de l'établissement. Après avoir entendu ça et comment Alex avait été humiliée, Phil regretta le comportement qu'il avait eu face à elle et s'inquiéta. Au bout de quelques jours, voyant qu'elle ne réapparaissait pas ni aux environs de l'école, ni à leur endroit habituel, il alla sonner chez elle. Son père, un homme à la cinquantaine grisonnante, lui ouvrit. Lorsque Philippe lui demanda si sa fille était là et si elle allait bien, monsieur Frodhéon lui répondit qu'il avait envoyé sa fille dans une école spécialisée, qu'il ne fallait pas s'inquiéter pour elle, et referma la porte. Comprenant manifestement qu'il n'obtiendrait pas plus de réponse de sa part, Philippe tenta de se renseigner sur les écoles spécialisées dans les environs. Il ne trouva rien.
Un peu plus d'une semaine après sa discussion avec la père d'Alex, un soir alors qu'il était seul chez lui en train de regarder la télévision, on toqua à grands coups précipités sur la porte d'entrée. Lorsqu'il ouvrit la porte, il découvrit Alex, hors d'haleine, dans une blouse blanche d'hôpital avec les cheveux en batailles.
- Alex ? Qu'est-ce qui se passe ? D'où viens-tu ?
- S'il te plaît, supplia la jeune, aide moi ! Mon père m'a envoyé dans un hôpital psychiatrique pour mes soit-disant trouble du comportement et de l'identité sexuelle ! C'est trop horrible là-bas ! On me gave des médicaments, on essaye de nous faire devenir des zombies ! J'ai réussi à m'enfuir, mais maintenant, ils s'en sont aperçus et ils ont envoyé des patrouilles de police me retrouver ! Aide-moi, s'il te plaît !
- D'accord !
Il la laissa entrer et l'emmena dans sa chambre pour lui prêter des affaires.
- Qu'est-ce que tu comptes faire ?
- Là, je compte quitter la ville.
- Quoi ? Mais où est-ce que tu vas aller ? Comment tu veux te débrouiller pour vivre ?
- Ici, on me considère comme folle et on veut m'emprisonner. Et puis j'ai pu repasser chez moi sans que mon père s'en aperçoive et je me suis préparé un sac rempli de provisions et d'argent que j'ai économisé.
Elle lui fit face.
- Est-ce que tu peux me prêter ta moto ? Je la laisserais à notre endroit habituel, près du pont, tu n'auras qu'à la chercher quand tout sera calme.
- Bien sûr.
Ils descendirent dans le garage et Alex enfourcha la moto. Philippe l'aida à sortir et lorsqu'elle passa devant lui, il murmura:
- Alex... Je suis désolé. Pour tout.
La jeune fille lui sourit gentiment.
- Ce n'est pas de ta faute tout ce qui m'arrive.
- Peut-être, mais je tenais à m'excuser tout de même. J'espère que où que tu sois, tu pourras être libre et être celle que tu veux être.
- Et moi, j'espère que tu seras un grand écrivain et que tu pourras être également celui que tu veux être. Adieu Phil.
Et elle s'éloigna dans la rue dans un vrombissement.
Philippe la regarda partir, mais au moment où il s'apprêtait à rentrer dans la maison, il entendit des sirènes: la police avait repéré Alex et s'était lancé à sa poursuite. Sans trop savoir, ce qu'il faisait, Phil prit son vélo et suivit les voitures de police.
Il arriva au bout d'un certain temps au niveau de la rivière d'Erbil. Pour ne pas être repéré, il se faufila entre les arbres: les voitures de police s'étaient arrêtés au niveau du pont. Se glissant silencieusement parmi la végétation, il parvînt à avoir une vision directe sur la scène qui était entrain de se jouer.
Alex était montée sur le rebord du pont le regard farouche. Plusieurs policiers étaient face à elle.
- Descend tranquillement d'ici, on ne te fera pas mal !
- Jamais ! Je ne suis pas folle, je ne retournerais pas dans votre hôpital !
- Et qu'est-ce que tu es, au juste ?
- Je suis différente, je suis juste moi ! Est-ce que cela vous fait-il du mal ?
- Descend, on va voir ce que l'on pourra faire !
- Non ! Plutôt mourir que de ne pas être libre !
Et là-dessus, elle se laissa tomber en arrière. Impuissant, Phil la vît chuter du pont et sombrer dans les eaux sombres de la rivière d'Erbil.
On n'entendit plus jamais parler d'Alex Frodhéon. Ni elle, ni son cadavre ne furent retrouvé. Il y eut beaucoup d'hypothèses, on pensait qu'elle était morte tandis que d'autres croyaient qu'elle avait survécu et qu'elle se cachait. Certains affirmèrent même avoir vu son fantôme aux abords de la rivière.
Monsieur Frodhéon resta un peu dans la ville, mais finit par repartir. Quant à Philippe, il devînt un célèbre romancier. Toutefois, on prétendait que ce grand écrivain solitaire était hanté par un esprit ou par des souvenirs.
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