Chapitre 20
Même s'il restait des zones d'ombres à notre réflexion, Keven me croyait suffisamment pour reconsidérer son contrat sur moi. Je m'autorisai enfin à espérer pouvoir m'en sortir, après des mois de torture psychologique. Certes, il avait rangé son arme et était d'accord pour qu'on travaille ensemble mais jamais je n'oublierai ce qu'il avait fait. Cette ordure avait tué mon père de sang froid. Il était plus utile de l'avoir de mon côté pour le moment qu'à conspirer pour me rendre folle. Garde tes amis proches et tes ennemis encore davantage disait le vieil adage. L'humanité n'avait pas tant changé on dirait.
— Si le Conglomérat nous surveille, on ne devrait pas être vus ensemble pour le moment, hasardai-je.
Je réprimai les trémolos dans ma voix, l'épuisement émotionnel de la soirée commençai à se faire ressentir. Je n'avais qu'une envie pour l'instant, c'était qu'il parte enfin pour m'effondrer et potentiellement hurler ou pleurer. Voire les deux.
— Oui, ça vaut peut-être mieux, le temps qu'on réfléchisse à un plan, approuva t-il.
— Bien, répliquai-je rapidement, je t'enverrai un message via ton ArmScreen, j'ai blindé la sécurité avec des modifications personnelles. Ça m'avertira même si quelqu'un essaie d'accéder aux données.
Il hocha la tête lentement. Vu son manque de réactivité sur le sujet, je confirmai ma première impression à son sujet. Malgré qu'il soit né dedans, comme moi, l'utilisation des outils cyber n'était pas du tout son fort. Le hackeur de NY par contre, c'était une autre paire de manches. Je me demandai comment le suivre la prochaine fois que je tomberai sur lui.
— Je vais interroger mes connexions pour voir si je peux découvrir quelque chose. Des rumeurs, des fuites d'informations, n'importe quoi. Quelqu'un doit bien savoir quelque chose sur la face sombre du Conglomérat ou la vie en dehors d'Oreley.
Était-ce une façon peu subtile de me rappeler au passage qu'il avait des liens avec la criminalité de la ville ? A ce stade, je m'en fichais un peu. Peu importait l'origine des informations à présent. Je renchéris en disant que j'allais continuer mes recherches de mon côté également. Un silence étrange s'installa alors. Il se dirigea enfin vers la porte. La main posée sur la poignée, il se retourna vers moi :
— Eh bien... hésita t-il. On se recontacte j'imagine...
La scène semblait aussi surréaliste pour lui que pour moi. Ce type avait été engagé pour me tuer, il m'avait espionnée et terrorisée pendant des mois et on se disait "au revoir" comme des connaissances ordinaires ! Je maintins mon masque de façade suffisamment longtemps pour lui faire un espèce d'acquiescement et il partit enfin. Je me dépêchai de verrouiller magnétiquement la porte derrière lui.
Je me laissai glisser au sol, la tête entre les genoux, reprenant ma respiration. Soudain, une pensée me vint : et si tout ça n'était qu'un piège élaboré de sa part pour me faire croire que tout était fini ? Pour pouvoir me tuer ensuite ? J'ouvris rapidement le clavier holographique de mon ArmScreen et lançai mon application maison de détection. Il venait de partir donc je reçus le signal de réponse rapidement. Les secondes puis les minutes s'écoulèrent difficilement. Au fur et à mesure, l'intensité du signal décrût. Il s'éloignait. Je recommençai à respirer convenablement. Puis, je ne le voyais plus, il était passé au delà du rayon d'action de 500 mètres. Quel soulagement.
J'étais trop tendue pour faire quoi que ce soit. Je décidai de prendre une douche chaude pour détendre mes muscles. Dans ma petite salle de bain, je me déshabillai sans attendre et entrai dans la cabine. L'eau ruisselait sur moi, me laissant vagabonder dans mes pensées. J'avais littéralement échappé à la mort ce soir. Le pire, c'était que je n'avais gagné qu'un sursis. Keven Cordell ne devait pas être le seul tueur servant de pantin au Conglomérat. SI quelqu'un d'autre nous surveillait, rien n'empêchait qu'il prenne la relève. Mon seul espoir était peut-être de quitter Oreley finalement. Mais comment s'enfuir ?
En pyjama, je m'assis sur mon lit, pensive. Je pensais tenir quelque chose mais mon esprit avait du mal à se concentrer. Était-ce un effet de la sélection de souvenirs du Conglomérat ? C'était probable. Mes parents n'arrivaient pas à se souvenir de leur vie avant Oreley. Étant née ici, je n'aurais même pas dû imaginer qu'autre chose qu'Oreley existait. Or, je savais que c'était le cas. Le hackeur du Conglomérat et l'entrepôt de stockage d'énergie se situaient à NY. Non, New York, je le savais maintenant, grâce aux fiches des citoyens. Cette information permettait à mon cerveau de se rebeller contre les souvenirs forcés. Mais le plus difficile restait à comprendre où se trouvait New York par rapport à Oreley. Les deux villes auraient dû être reliées par le réseau. Or, le hackeur avait tout simplement disparu en atteignant les limites d'Oreley. Je ne pensais pas qu'il avait remarqué ma présence, il ne m'avait pas déconnectée à distance. Il s'était juste volatilisé. Ce casse-tête me laissait perplexe.
Je relus la dernière phrase que j'avais découverte. Le brevet stipulait qu'il avait été déposé à New York, États-Unis, Planète Terre. Ces termes m'étaient inconnus. Si New York était une ville, que pouvait bien signifier le reste ? A Oreley, la ville regroupait un ensemble de cinq grandes zones - les Quartiers. En extrapolant, je me dis que New York devait avoir une structure similaire : il s'agissait probablement d'un regroupement de zones résidentielles, d'immeubles de bureaux, de magasins et ainsi de suite. Donc, "États-Unis" faisait certainement référence à ... un ensemble de villes. L'idée d'union était présent littéralement dans le nom. Oreley comptait 10 millions d'âmes, le nombre d'humains composant un groupe de villes devait être gigantesque. Par pure extension de cette logique, une boîte plus large s'ajoutait à la hiérarchie ville / groupe de villes : une planète. Mon existence me parut alors insignifiante, négligeable. Mais si nous faisions partie du même groupe de villes, pourquoi n'étaient-elles pas reliées par le réseau ? Je tournai en rond.
Je pensai allumer mon programme en réalité virtuelle pour aller chercher de nouveaux indices sur le hackeur de New York. Je me ravisai, j'aurai reçu une notification si mon détecteur avait senti qu'il opérait à nouveau. A la place, je lançai un jeu pour me détendre. Un qui faisait fureur en ce moment plaçait les joueurs en tant que sorciers dans un monde médiéval. Pendant un long moment, il ne fut question de massacre de monstres, lancement de sorts en tout genres et récupération d'une petite fortune en pièces d'or (qui disparurent aussi vite au profit d'équipements plus intéressants). Pendant mon exploration d'une zone reculée, mon personnage ne voulut pas avancer davantage. Pourtant le paysage continuait. Une barrière invisible me bloquait. J'ouvris alors la carte dans mon inventaire. Je constatai alors que j'avais atteint la limite de la carte du jeu. Impossible d'aller plus loin puisque l'espace virtuel n'était pas infini. Pour ne pas agresser les joueurs visuellement, les développeurs avaient dupliqué le paysage de la zone sur plusieurs mètres, puis un épais brouillard bloquait la vue. Je fis alors demi-tour.
En quittant le jeu, je repensai au brouillard de la limite de la carte. A part quelques légendes mentionnées en passant, les habitants ne parlaient jamais du monde au delà de la brume. Quel intérêt puisqu'ils ne pouvaient y aller ? Personne ne rentrait, ne sortait... Je me redressai d'un coup sur mon lit. Mon cerveau faisait des connexions, les unes les plus folles que les autres.
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