Chapitre 21
Je rattrape le tir dès le lundi matin. Charlie me donne le numéro d’Alice avec un sourire suggestif – moins lourd que celui de Jérémy, toutefois – et je lui envoie un message. C’est à la pause de midi que je m’aperçois qu’elle m’a répondu. Son texto n’a rien de spécial, pourtant il a le mérite de m’arracher le premier vrai sourire de la journée.
Aujourd’hui, je mange avec la bande de Audra et Déborah. Je m’assoie à côté de Tim à leur table.
— Joshua, tu vas me sauver la vie ! Me lance aussitôt Audra.
Déborah lève les yeux au ciel.
— J’ai oublié mon bouquin sur la Princesse de Montpensier chez moi, ta classe travaille dessus aussi, je crois ?
Je sors mon livre de mon sac en souriant.
— C’est ce que tu appelles un cas de force majeur ? Je demande en échangeant un regard avec Déborah.
— Si j’oublie encore une fois mon livre je peux être sûre d’être collée.
— À deux semaines de la rentrée ?
— Audra croit que notre prof la déteste, explique Tim sans quitter son assiette des yeux. Il fait tout pour qu’elle soit collée.
— Et mes parents accepteront jamais un courrier du directeur aussi tôt dans l’année.
J’ai l’impression que Audra et moi avons des problèmes drastiquement différents et, franchement, ça me fait du bien de pas réfléchir à Lista, Jérémy et Flynn et son inimitié. Sur cette table, personne ne demande pourquoi j’ai gardé une enfant, comme si c’était la chose la plus incroyable du monde, pas plus qu’on ne me propose d’aller fumer derrière le gymnase.
En fait, ces sujets de discussion me rappellent celles que j’avais avec mes amis dans chaque autres villes. Assez superficiels, mais pas pour autant impersonnels.
Quand je quitte la cafeteria avec les autres, Alice m’envoie un texto pour me proposer d’aller à la fête foraine de Villeray le week-end prochain. J’accepte aussitôt, avant d’espérer que Sabine n’ait pas besoin de moi pour garder Ginny ce jour-là.
Pendant le cours de sport, je suis parmi les premiers choisis dans l’équipe de Charlie. Au basket, je me défends plutôt bien et, dès que la partie commence, je me donne à fond. L’esprit d’équipe, le goût de l’effort, j’ai ça dans le sang. Je pense que je serais heureux si je pouvais gagner ma vie grâce au sport. C’est une bonne perspective.
Sur les sept points du match, j’ai marqué quatre paniers. Charlie me félicite avec des tapes dans le dos, et j’oublie toutes les histoires autour de sa bande d’amis. Sur le terrain, j’arrive à m’enlever tout ça de la tête.
Venant d’un autre groupe, un garçon boutonneux vient me voir.
— T’es doué, t’as déjà pensé à t’inscrire dans un club ?
— Y a ça ici ? Je demande en avalant une gorgée de ma bouteille d’eau.
Il hoche la tête.
— À côté du stade public, y a un gymnase. On fait du basket le mardi et le jeudi après-midi. Si tu veux, passe demain après les cours pour voir si ça te tente.
Carrément que ça me tente ! Je le remercie avant de trottiner vers le terrain de notre prochaine partie et, encore une fois, j’ai l’impression que les deux heures de sport passent beaucoup trop vite.
Je prends une douche en quatrième vitesse dans les vestiaires avant de rejoindre le parking. Le car est là, mais heureusement il reste un peu de temps avant qu’il ne démarre. Je vais à ma place habituelle, où je vois les élèves sortir un par un à mesure que le bus avance dans sa tournée. Comme d’habitude, une fois que Jérémy est sorti, Lista vient s’asseoir à côté de moi.
— Quoi de neuf ?
Je coupe mon téléphone et retire mes écouteurs.
— Rien de spécial. Je vais à la fête foraine de Villeray, ce week-end.
— Quelqu’un t’a invité ? Demande-t-elle en souriant.
Sa réaction totalement positive me fait comprendre douloureusement qu’elle me voit juste comme un ami.
— Ouais, Alice.
— Oh, c’est chouette.
Chouette ? T’as rien de mieux ?
— On va y aller, avec toute la bande. Peut-être qu’on se croisera ?
— Ouais, ce serait cool.
Je ne le pense pas du tout.
Le car arrive à notre arrêt et on sort tous les deux. Je monte sur mon skate et on avance vers nos maisons en silence. Quoi dire ? J’ai l’impression qu’on est de moins en moins à l’aise l’un avec l’autre, alors que notre amitié était si bien parti au début. Qu’est-ce qui a bien pu changer ?
— Tu sais…, commence-t-elle au bout d’un moment.
On n’est plus très loin, et elle s’arrête sur le trottoir. Je fais rouler mon skate pour réduire la distance qui nous sépare.
— Oui ?
— J’ai pas trop envie de rentrer chez moi tout de suite, dit-elle dans un souffle. Ça te dirait qu’on fasse quelque chose, tous les deux ?
Je suis surpris, surtout après ce que je viens de penser. Naturellement, j’accepte, ce qui fait renaître un peu son sourire. Je lui propose d’aller récupérer ma voiture pour aller où elle voudra, et en reprend notre chemin.
— Il se passe quelque, chez toi ?
Ma voix est assez craintive. En voyant son sourire, toute la journée, on pourrait croire que sa vie est un conte de fée. Mais son visage fermé depuis qu’on est sorti du car, et que j’avais pris pour moi tout d’abord, veut peut-être dire autre chose.
— Mon père est très désagréable, ces jours-ci, marmonne-t-elle. Je comprends pas pourquoi, et ça rend l’atmosphère lourd à la maison.
Son père, désagréable ? Avant qu’il ne comprenne que mes mères étaient gays, il était adorable, la bonté faite homme. Ça me surprend pas mal. Comme je vois qu’elle ne poursuit pas, je n’essaie pas de la forcer. On passe rapidement devant sa maison en croisant les doigts pour que ses parents ne nous voient pas par la fenêtre et on entre directement dans ma voiture en jetant nos sacs à l’arrière.
— Où est-ce que tu veux aller ? Je demande en mettant les clés sur le contact.
— Le centre-commercial, ça te va ?
Je lui renvoie un sourire joyeux, pour essayer de lui communiquer de ma bonne humeur.
— C’est super.
Je fais marche arrière et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, on est en route pour le centre-ville.
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