Chapitre 32

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Je me réveille en sursaut à l’aube, quand on toque à la porte comme si c’était un punching ball. Je me lève de table et vais ouvrir à Alice, qui entre dans la dépendance comme une furie, s’attendant probablement à ce que je sorte une nouvelle excuse pour l’empêcher de voir Flynn.

Sauf que je n’en ai pas l’intention.

— Où il est ?

— Il doit dormir encore dans mon lit.

J’insiste sur le mot, histoire de clarifier que j’ai passé ma nuit sur une chaise et que j’ai vraiment très mal au dos. Tandis qu’elle va vérifier, je m’étire et sors des placards ce qu’il faut pour le petit-déjeuner.

— Tu as mangé ? Je lui demande quand elle revient, un peu rassérénée.

— Non.

— Céréales ou brioche ?

À mon regard, elle voit que je ne lui laisse pas le choix.

— Céréales, soupire-t-elle.

Je sors deux tasses, une brique de lait à peine entamée et les céréales au chocolat. Une fois servis, on a tous les deux la même réaction : passer plusieurs minutes à fixer notre bol en faisant des cercles dans le lait avec notre cuillère.

— Les Pacat savent qu’il est ici ? Demande-t-elle alors.

— Oui. Sabine a appelé hier soir. Je lui ai dis qu’on passerait la journée ici.

— Je pense pas qu’il rentrera là-bas ce soir. Pas sans qu’ils devinent quelque chose.

J’entends bien dans sa voix qu’elle est dépitée. Toute la nuit je me suis persuadé qu’elle saurait quoi faire, et j’ai un peu peur soudain qu’elle n’en sache pas plus que moi.

— Il pourra rester ici autant qu’il le faudra, dis-je. Mais il faudra qu’il parle aux Pacat à un moment ou un autre, je vais pas pouvoir servir d’alibi éternellement.

Alice baisse les yeux, et je me demande une nouvelle fois qui est Flynn pour elle. À la fête foraine, elle a prétendu qu’ils étaient amis autrefois, mais à la manière dont je vois ses yeux briller quand elle s’inquiète pour lui, j’ai l’impression qu’il y a plus.

Je me rends compte que je suis un peu jaloux.

Ce qui est stupide. D’abord parce que j’aime Lista. Et puis, Alice et moi en avons déjà discuté. Et aussi pour un tas d’autres raisons ! Je chasse ces idées de ma tête, ce qui se trouve être plutôt facile. Ça me rassure un peu. Si je suis capable d’occulter cette pointe de jalousie, mais pas mes sentiments pour Lista, c’est que mon cœur et mon cerveau sont à peu près calibrés.

J’ai pas toujours eu cette chance depuis qu’on a emménagé ici.

— Je m’occuperai de trouver une excuse, dit Alice en avalant une cuillère de céréales. À nous deux, je pense qu’on pourra brouiller les pistes.

Elle fait une pause, avant de demander sans se démonter :

— Tu es toujours d’accord pour me donner un coup de main ?

Il n’y a aucun jugement dans sa voix. On à tous les deux une petite idée de ce dans quoi on s’embarque, et ça sera pas de la tarte. Je sais que, si je revenais en arrière, Alice comprendrait et ne m’en tiendrait pas rigueur. Le problème, c’est qu’après tout ce qui s’est passé, je me sens moi aussi concerné. Je ne ferrais pas marche-arrière.

— Bien sûr, à condition que tu m’expliques comment on va gérer tout ça.

Elle repousse son bol encore à moitié plein.

— Ça va pas être beau à voir. Plus le temps va passer, plus il se foutra en l’air. Ça peut être super dangereux, pour lui comme pour nous. Franchement… (Elle serre les lèvres.) J’aurais vraiment préféré qu’il aille dans un centre.

Elle inspire profondément, et expire lentement.

— Mais c’est son combat, c’est à lui de décider comment le mener. Nous, on doit le soutenir.

— Comment tu sais autant de choses, sur l’état de manque, et comment réagir…

Alice me jette un regard, du genre qui veut dire qu’elle n’est pas encore prête à en parler. J’imagine qu’elle a déjà connu un proche qui est passé par là. D’où la douleur que je peux observer dans ses yeux quand elle voit Flynn dans cet état.

— Il va dormir longtemps, dit-elle. La fatigue extrême est un des symptômes.

— Tu pourras te débrouiller cet après-midi ?

Elle lève les yeux vers moi.

— Pourquoi, t’as un rencard ? Raille-t-elle.

Je rougis malgré-moi, et elle rigole. Je lui explique en deux mots que Lista est venu me voir en rentrant de chez Jérémy, et que je lui ai promis de passer chez elle en l’absence de ses parents.

— Mais c’est pas un rencard, j’insiste. On est juste amis.

— Sauf que tu ne veux pas être son ami, dit-elle avec raison.

Je hausse les épaules.

— J’ai pas le choix. Elle sortira jamais avec moi juste après avoir rompu avec Jérémy. C’est déjà assez incroyable qu’elle ait fait ça.

— J’avoue, admet Alice. J’imaginais qu’elle aurait jamais le cran de le faire. Je pensais qu’elle était trop gentille pour prendre cette initiative.

Je repense aux remarques de Flynn, qui m’accusait d’être trop gentil, et je me demande une nouvelle fois depuis quand c’est quelque chose de péjoratif.

— Bref, dis-je, c’est la maison juste à côté.

— Je t’enverrais un message si il y a vraiment un gros problème. Du genre si tes mères se pointent.

Je rigole, mais je suis pas amusé du tout. Si mes mères débarquent ici et apprennent que j’héberge Flynn, elles vont péter un câble. Elles sont drôlement conciliantes, pour des parents, mais Flynn est un des patients de Nicole, et comme Alice l’a dit, ça pourrait se révéler carrément dangereux.

Pour la millième fois il me semble depuis que Flynn dort dans mon lit, je me demande comment j’ai pu me fourrer dans une merde pareille.

Flynn dort toute la mâtinée, et Alice et moi mettons ce temps à profit pour organiser les choses. Alice me donne des conseils sur le comportement à adopter avec Flynn, et me prévient que je devrais faire preuve de ténacité. Flynn va souffrir – en fait, il va carrément morfler, et j’ai un début de panique rien qu’en entendant mon amie décrire la situation.

Ensuite, on fait une liste d’excuses pour expliquer l’absence de Flynn auprès de ses proches, du lycée, et aux rendez-vous avec ma mère. Ça sera pas évident, et on risque beaucoup, mais on pense trouver une manière de tenir le coup – du moins, jusqu’à ce que Flynn accepte de se faire aider et d’aller dans un centre, ou même à l’hôpital, ce qui serait la meilleure solution.

Pourtant, on ne doit pas insister. Il sera déjà assez irritable pour qu’on ne lui complique pas plus les choses.

Je passe par la maison, histoire de montrer à mes parents que je suis bien vivant, et que je ne me suis pas bourré la gueule à la soirée de Jérémy. Elles me posent quelques questions, et je me sens mal de devoir leur mentir. Le principal problème étant que j’ai toujours été très ouvert avec elles, et que je ne leur ai presque jamais rien caché. Je sais que si je me mets à trop éluder leurs questions, elles vont se douter que quelque chose ne va pas.

Et donc, elles vont essayer de gratter la surface, jusqu’à tomber sur la bombe énorme que je cache dans la dépendance, et qui nous explosera à la figure, à Alice et moi.

Flynn se réveille un peu après l’heure du repas, et c’est justement le moment où je dois aller chez Lista. Le temps que mes voisins partent, je reste avec Flynn, qui à l’air fiévreux. Quand Lista m’envoie un texto, je prends congé, exhortant Alice à m’appeler au moindre soucis.

Je sors de la dépendance et vais me planquer de notre côté de la haie, caché de la route par un massif de fleurs que j’ai aidé à planter cette semaine. J’entends et je vois la voiture des Estella sortir de l’allée et partir dans le sens inverse, mais j’attends le feu vert de Lista. Dès que je reçois son texto, je fonce vers le perron de sa maison avec la sensation de jouer un espion.

— Salut, dit-elle en m’ouvrant la porte.

Elle sourit tellement que ses lèvres bougent à peine. J’aime bien l’arrondi de sa joue, et la façon dont elle a bouclé ses cheveux blonds.

— T’es sûre qu’on risque rien ? Fais-je pour plaisanter.

Elle rigole, mais jette quand même un coup d’œil derrière le rideau de la porte.

— T’inquiète ! Fais-je en lui prenant la main. S’il faut, je suis un pro pour sortir par la fenêtre.

— T’en a eu souvent l’occasion ?

— Non, mais ils le font tout le temps dans les films, ça doit pas être si difficile.

Son sourire me fait oublier tous les problèmes qui m’attendent de l’autre côté de la haie. Elle m’entraîne dans le salon où on s’installe tous les deux dans le canapé. On retire nos chaussures et on se cale chacun d’un côté, face à face, pour nous regarder sans dire un mot.

— C’est bizarre, finis-je par dire.

Elle se mord la lèvre, sans arrêter de sourire.

— Un peu.

J’ai envie de lui poser la question. Lui demander comment elle va maintenant qu’elle a rompu avec Jérémy. J’ai envie de lui demander ce qu’elle avait dans la tête quand elle l’a fait. Comment s’est passé sa nuit, et si elle ne regrette pas. J’ai tant de questions que c’en est indigeste, mais je n’ose pas ouvrir la bouche, de peur de gâcher ce moment.

— Comment va Flynn ? Finit-elle par demander.

Je suis plutôt soulagé qu’elle brise la glace.

— Pas très bien, admis-je. Alice s’occupe de lui, elle sait plus que moi comment s’y prendre.

— Je m’inquiète, dit-elle. J’ai jamais beaucoup aimé Flynn, mais j’aime pas l’idée qu’il soit malade.

Je me demande jusqu’à quel point elle est consciente des problèmes du garçon. Est-ce qu’elle sait pour l’héroïne et l’alcoolisme ? Je sais bien que c’est pas le secret le mieux gardé du monde, et qu’elle doit avoir quelques doutes, mais Lista voit presque toujours le meilleur côté des gens, fermant les yeux sur leurs erreurs et leurs défauts.

— Je lui dirais que tu penses à lui.

Je me doute qu’il n’en a rien à faire, mais à sa place ça me ferait plaisir d’entendre ça.

Pour la première fois depuis que je suis entré dans la maison, je regarde autre chose que ses yeux et son sourire. J’observe la déco très chaude du salon, le bois des murs, et les portraits qui y sont accrochés. Juste devant la fenêtre ouverte, qui donne sur la haie séparant nos maisons, il y a un grand piano.

— Je prends des cours depuis que j’ai cinq ans, explique Lista.

Elle jette ses pieds hors du canapé et se lève. Je la suis, et on s’assoit sur le banc juste devant les touches blanches et immaculées.

— Tu peux jouer un morceau ?

Devant mon entrain, elle ne proteste pas, et je sens que ça lui fait plaisir que je m’intéresse. Sans ouvrir les partitions sur le piano, elle pose tout de suite les doigts, sans aucune hésitation. Au bout de quelques notes, je reconnais la mélodie de I Still Believe, de Jeremy Camp, ce qui n’est pas bien étonnant connaissant sa foi en Dieu.

Je me laisse d’abord bercer par les premières notes, et la gestuel parfaite de ses doigts, qui semblent flotter sur les touches. Je vois ses yeux se fermer alors qu’elle se laisse emporter par la musique, et ses lèvres bouger tandis qu’elle murmure les paroles.

Je ne sais pas vraiment ce qui me pousse à chanter – sans doute la confiance absolue que j’ai en elle, et la certitude qu’elle ne va pas se moquer. Je fouille dans ma mémoire pour me souvenir des mots, et je commence par fredonner d’une voix presque imperceptible.

Elle ouvre aussitôt les yeux et m’observe sans se laisser perturber. Je lis l’étonnement dans ses yeux. Une surprise agréable, et je donne un peu plus d’assurance dans ma voix au fur et à mesure que je perd en stresse.

Vers la fin de la chanson, elle m’accompagne, et sa voix douce se mêle à la mienne, un peu rouillée car je n’ai pas l’habitude de chanter à voix haute. Nos sourires montent jusqu’aux oreilles, et elle achève le morceau avec doigté.

— Je ne savais pas que tu connaissais.

— J’ai pleuré devant le film, j’admets en ricanant.

— Qui ne l’a pas fait ? Demande-t-elle, malicieuse, en levant les mains en signe d’interrogation.

On rigole tous les deux, et je sens qu’il n’y a plus que nous deux, que c’est parfait et que j’aimerais qu’on reste comme ça pour toujours.

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