Chapitre 37
Quand je rentre, Alice prépare à manger pour Flynn, et le garçon regarde la viande cuir avec un air dégoûté. Ce soir, il a plus l’air d’être en colère que fatigué, ce qui n’est pas peu dire au vu de son teint blafard et de ses cernes immenses. Il répond au quart de tour à la moindre remarque, et je vois son regard dévier vers la porte d’entrée un petit peu trop souvent.
Au moins, il porte maintenant des vêtements à sa taille.
— Tu n’as pas eu trop de problèmes avec les Pacat ? Demandé-je à Alice en l’aidant à cuisiner.
Je me sens mal pour eux. On leur cache l’état de santé de Flynn, et ils risquent gros à cause de cette méconnaissance. En même temps, j’ai cru comprendre qu’ils étaient habitués à ce que Flynn soit souvent absents. Avec l’aide de mes parents, peut-être que Sabine est soulagée de savoir qu’il est ici, en sécurité.
Même si cette sécurité est toute relative. La nuit dernière, je l’ai entendu marmonner des suppliques, sans doute destinées à Noah. J’ai peur du moment où il deviendra incontrôlable, et qu’il cherchera par tous les moyens à se trouver de l’héroïne, ou un substantif.
Pour la première fois, je me demande combien de temps cette cure maison durera. Je me suis renseigné sur ce qu’on doit faire, ce qui pourrait arriver, mais pas à partir de quand on pourra dire que Flynn est sevré – du moins, suffisamment pour reprendre une vie un minimum normale, comme en allant au lycée.
Je lui jette un coup d’œil à la dérobé. Non, ce sera clairement pas pour demain…
— Où tu étais ? Fini par demander Alice. Tu n’étais pas là quand je suis rentré.
Je sens qu’elle se retient de me poser la question depuis un moment.
— J’écoutais Lista jouer du piano.
— Chez elle ?
On commence à mettre la table.
— Sous sa fenêtre, réponds-je en baissant les yeux.
— Elle savait que t’étais là ? Demande Flynn d’une voix moqueuse.
Je préfère presque quand il est irritable que quand il se fout de ma gueule.
— Oui, elle savait.
— Elle a pas prévenu ses parents ? Wouah, c’est du sérieux.
Agacé, je ne prends même pas la peine de répondre.
— Tu veux sortir avec elle, mais quelque chose te retient, finit par deviner Alice.
On est tous les trois assis autour de la table, nos assiettes devant nous. Ce tableau est étrange. C’est la situation la plus bizarre que j’ai jamais vécu. Il n’y a qu’un seul point positif : maintenant que je sais que Lista m’a pardonné ma maladresse, j’ai retrouvé un peu de mon appétit.
— Elle vient juste de rompre, dis-je, et elle ne m’a pas tout dit à propos de ça. Je veux prendre mon temps.
— Pourquoi ? s’étonne Flynn. C’est une fille canon et elle a cassé avec son mec après t’avoir embrassé. Elle a ouvert boutique, mon pote.
Alice et moi le regardons, pas certains de bien comprendre le sens de l’expression « ouvrir boutique ». Je lève les yeux au ciel.
— Tu as le tact d’un castor, marmonné-je. Elle mérite mieux qu’un mec qui pense qu’à sa pomme.
— Quand on aime quelqu’un, faut prendre des risques, et pour ça faut penser un minimum à sa gueule. Sinon tu restes le bon ami toute ta vie.
Un silence suit les mots de Flynn. J’ai l’impression de perdre la tête quand Alice fait remarquer :
— C’est dit comme un bourrin, mais y a du vrai.
Je baisse les yeux sur mon assiette, triturant un morceau de viande du bout de la fourchette.
— Lista mérite que je prenne mon temps. Elle a autre chose en tête.
— Fais quand même gaffe à ce que ce soit pas un autre mec, qu’elle a en tête.
Tout à coup, mon nouvel appétit se dissipe comme un brouillard. Flynn rigole à moitié, content de son effet. Alice me jette un regard désolé de l’autre côté de la table.
Plus tard dans la soirée, la mère d’Alice vient la chercher. Elle s’arrête pour rencontrer mes mères, et pour me saluer. Contrairement aux autres, Alice n’a pas hésité à dire la vérité sur Flynn, et ce pour quoi elle passe autant de temps chez moi. Le fameux oncle dont faisait référence est son frère, alors sa mère se montre très conciliante, et discute même avec mes parents de quelques trucs qui pourraient nous être utiles.
Ce que j’aime, chez la mère d’Alice, c’est qu’elle ne se montre pas faussement positive, ou ne nous dit pas des trucs comme « C’est juste un mauvais moment à passer ». Elle sait que Flynn est en train de morfler et que, si on ne fait pas attention, on pourrait en payer les pots cassés. Elle essaye de nous aider, mais ne cache rien de son appréhension, et de ses inquiétudes.
Quand Flynn – qui ne s’éloigne pas une seule seconde à plus d’un mètre de nos regards – et moi revenons dans la dépendance, je suis vanné. J’ai eu le temps de prendre une douche pendant qu’Alice le surveillait. Alors qu’il se dirige vers la salle de bain, je lui rappelles de laisser la porte ouverte.
— À quoi ça serre ? Grogne-t-il. Y a pas de fenêtre dans cette foutue pièce.
Il laisse quand même la porte ouverte. Je l’entends se déshabiller et faire couler l’eau pendant que j’entreprends de nettoyer la cuisine.
— Je suis les règles, me contenté-je de dire.
— Ouais, tu fais ton fayot plutôt !
— Si t’es pas content tu peux toujours aller dans un centre, je suis sûr que tu seras beaucoup moins surveillé là-bas.
Je l’entends entrer dans la cabine, sous le jet d’eau, coupant court à la conversation et me laissant sur ma réplique ironique. Je sais que j’ai gagné, même si on dirait pas. Pour ce qui me concerne, je me tiens heureux de ne pas avoir à le surveiller directement dans la salle de bain.
J’ai beau avoir promis de l’aider à résister à la tentation – et au besoin – de retomber sur de la drogue ou des médocs, je considère qu’il y a un seuil d’intimité que je dois lui laisser – et que je n’ai surtout pas envie de violer.
Quelques minutes plus tard, Flynn sort de la salle de bain, une serviette blanche nouée autour de la taille. Mes yeux s’arrêtent sur son corps amaigri – pas squelettique, mais pas loin. Quand il porte des vêtements, il peut donner le change, c’est comme ça qu’il a réussi à cacher son état de santé au lycée, mais sous les yeux j’ai bien une preuve terrifiante des dégâts qu’il a laissé la drogue et l’alcool lui faire.
— Tu peux arrêter de me mâter ?
Il a beau avoir la voix railleuse, je discerne son malaise. Il est très conscient de ce qui se passe dans son organisme.
— Je vais m’habiller, dit-il en allant dans la chambre. Tu veux me surveiller, là-aussi ?
Dans la blague, j’entends la douleur. Il veut continuer d’être ce mec qui joue, qui se moque, qui n’en a rien à faire, mais il perd chaque jour un peu plus son influence sur moi. Il se montre de plus en plus, conscient de s’ouvrir, même s’il ne l’admet pas totalement.
Touché, je ne réponds pas, me contentant de m’occuper des fleurs qui parsèment toute la dépendance. Quand on est prêts à se coucher, je ferme la porte de la chambre à double tour derrière moi, et cache la clé entre mon matelas et une latte du lit, de l’autre côté de lui, de sorte à ce qu’il ne puisse pas essayer de la récupérer sans me réveiller.
— Je te préviens, dit Flynn, sors-toi Lista de la tête. Il est hors de question que tu te branles dans le pieu à côté du miens.
Il semble satisfait de voir le rouge submerger mes joues.
— Arrête d’être aussi coincé, dit-il. J’ai jamais vu une…
Je lève la main avant qu’il ne dise quelque chose qui risque de me déplaire.
— Si tu dis un mot qui finit par « ette », je te jure que je t’en colle une.
Flynn lève les yeux au plafond. C’est dingue d’avoir l’air à l’article de la mort et de quand même réussir à être aussi désagréable !
N’empêche que ses mots m’atteignent. Je me rends compte que j’ai pas mal délaissé mes plaisirs solitaires ces derniers temps. La dernière fois que je me suis branlé, c’est le soir où Lista et moi nous sommes embrassés. Je n’en ai plus ressenti l’envie après, principalement à cause de Jérémy qui me prenait la tête.
Et aujourd’hui, en partageant ma chambre avec Flynn, j’en ai plus trop l’occasion. Je suis clairement pas le genre de mec qui va se branler alors que quelqu’un dort à moins d’un mètre de lui, comme il me l’a fait remarquer. Je pourrais bien m’éclipser dans la salle de bain, quelques minutes, mais rien que le fait de le savoir à proximité me coupe l’envie.
On dit que les ados sont des pervers accros au sexe. En l’occurrence, ma vie sexuelle s’est toujours limitée à mon sexe et ma main droite, et j’ai pas utilisé le tube de lubrifiant planqué au fond de mon tiroir depuis un bail. Jusqu’à maintenant, je n’y avais d’ailleurs même pas songé.
Je repousse toutes ces idées en me planquant sous ma couette. On éteint les lumières et j’essaie, sans grand succès, d’en faire de même pour mon esprit.
Comme chaque nuit, je mets du temps à m’endormir. À côté de moi, je sais que Flynn essaie de cacher ses douleurs, aussi bien physiques que mentales, mais c’est comme demander à un homme de ne pas brûler s’il est sur le bûcher. Le pire, c’est de ne rien pouvoir faire. Je suis à la lettre les instructions de Nicole, les conseilles de Alice et sa mère, mais il y a un moment où tu n’as plus d’autre option que d’assister, impuissant, aux souffrances d’un être humain.
J’ignore vers quelle heure j’arrive à m’endormir. Ce n’est qu’à moitié, j’ai l’impression d’être encore à moitié éveillé, mais je parviens à me reposer.
Du moins, jusqu’à ce que les cauchemars de Flynn deviennent plus importants.
L’entendre bouger et marmonner avec force me sort de mon semi-sommeil. Je me lève, pour trouver le garçon plié sur le canapé, se tenant le ventre comme si un monstre essayait d’en sortir. Sa peau est couverte de transpiration, son visage luisant tordu par des expressions de souffrance que jamais je ne voudrais connaître.
Je m’accroupis à côté de lui et secoue doucement son épaule, sans savoir si c’est une bonne idée de le réveiller. Quand il ouvre les yeux, il réagit au quart de tour – il me colle un coup de poing en plein visage avant de se lever comme un ressort.
J’essaie de le rassurer tout en me massant le côté du visage. Je vais hérité d’un beau coquard, mais sur le coup ça ne m’inquiète pas. Je fais tout ce que je peux pour essayer d’apaiser les hallucinations dont il semble prit. C’est effrayant, et j’ai le cœur que bat à mille à l’heure.
C’est la première fois que je me retrouve dans une situation aussi critique.
J’essaie d’appeler Nicole directement sur son portable, mais dans la précipitation il tombe par terre et je n’ai pas l’occasion de le récupérer. J’essaie encore de calmer Flynn, qui se prend la tête dans ses mains en marmonnant des mots sans queue ni tête.
Finalement, il semble retrouver un semblant de calme en se blottissant dans un coin du canapé, la tête entre ses genoux, mais il ne m’inquiète pas moins pour autant. J’attrape mon portable, et j’entends la voix de ma mère qui m’appelle au travers.
J’ai à peine le temps de répondre que j’entends la porte de la dépendance s’ouvrir, et qu’on vient toquer à la porte de la chambre. Fébrile, je mets un temps interminable pour récupérer la clé et ouvrir la porte à mes parents.
Nicole prend le relais, mais je ne parviens pas à me rendormir cette nuit.
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