Chapitre 44
Quand Lista et moi allons courir dans la soirée, je lui parle de notre projet. L’idée de s’inscrire dans un club de basket semble la réjouir, même si on sait tous les deux qu’elle devra ruser pour que ses parents n’apprennent pas que je serais présent. Là encore, je trouve ça assez minable, mais je ne vais sûrement pas critiquer ses parents devant elle.
La marrée est basse ce soir, alors on décide de profiter d’un crochet par la plage pour nous poser sur le sable. On s’allonge pour être à l’aise en observant les étoiles, et on reste silencieux un long moment. C’est un sentiment de bien-être qui m’envahit.
Je jette des regards de temps en temps sur le côté, pour observer en catimini mon amie. Elle fixe le ciel parsemé de paillettes avec des étoiles plein les yeux.
— Je peux te poser une question ? Demande-t-elle soudain.
Je n’essaye plus de cacher le fait que je l’observe. Je tourne la tête sur le côté, et me fond dans la contemplation de son visage plutôt que dans celui des étoiles.
— Bien sûr.
— Pourquoi tu laisses le monde passer avant toi ?
Son visage est figé dans une expression d’appréhension. Je crois qu’elle a peur que je me mette en colère. J’ai envie qu’elle tourne les yeux vers les miens, et qu’elle lise en eux la confiance que j’ai en elle. Une confiance qui manque peut-être de limites…
— Je ne laisse pas passer le monde avant moi, protesté-je.
— Si. Tout. Tout le temps. Tu t’effaces pour mettre les autres en avant, tu apportes ton aide dès que tu le peux, et je sais que tu ne t’es pas battu avec Jérémy seulement parce-qu’il voulait que tu quittes sa soirée. Tout ça, tu… Tu t’effaces devant les autres.
— Je préfère me dire que j’essaye d’être un bon ami.
Ses lèvres se retroussent en un sourire. J’aimerais tellement la voir en face, et non que de profil. Mais je me contente de la vision que j’ai – magnifique, suffisante pour me donner l’impression d’avoir le cœur enveloppé dans de la barbe-à-papa.
— J’aurais aimé être comme toi, dit-elle à voix basse, presque inaudible sous le bruit des vagues. Quand Jérémy et Déborah ont rompu, je me suis dis que je devais arrêter de faire passer le monde avant moi, et tenter ma chance. Et vu comment ça c’est terminé, je me dis que j’aurais dû continuer. Être l’amie gentille.
— C’est comme ça que tu me vois, comme l’ami gentil ?
Lista tourne enfin le visage vers moi, et c’est un tel soulagement qui s’empare de moi que j’ai la sensation que mon cœur arrête de battre.
— Non. Et ça m’inquiète un peu.
— Pourquoi ?
— Parce-que j’ai répondu à un appel en sortant avec Jérémy. Aujourd’hui, j’ai peur que les choses finissent mal une nouvelle fois si je réponds à un nouvel appel.
Mon cœur se remet à battre, mais c’est au tour de ma respiration de se couper.
— Un appel vers quoi ?
— Un appel vers qui, rectifie-t-elle.
Elle approche son visage du mien. Je peux sentir son souffle velouté qui caresse mon nez. Je me rapproche aussi jusqu’au moment où nos lèvres se frôlent. Nos bouches ne se collent pas, on ne s’embrasse pas. On se contente de se frôler des lèvres, juste suffisamment pour que je sente leur douceur.
— Je ne suis pas comme Jérémy, murmuré-je.
— Je sais.
— Alors de quoi as-tu peur ?
Nos souffles se mélangent. Nos cils qui battent se touchent presque eux aussi. Je me perds dans le tourbillon de sensations qui fout mon cerveau en l’air. Je me perds dans la douleur agréable dans mon ventre et dans les picotements au bout de mes doigts.
— J’ai peur de toujours passer avant toi, et que ça ne finisse mal une nouvelle fois.
Je prends sa main dans la mienne. Sa paume est douce, froide dans la nuit. J’éloigne mes lèvres des siennes et je lève sa main jusqu’à nos visage, avant de déposer un baiser sur ses doigts.
Je sens un désir fiévreux descendre en moi, l’érection contenue tirer sur le tissu de mon boxer. C’est bien le dernier moment où je dois bander, et j’essaye de contenir la folie qui s’empare de moi. En cet instant, le plus important est ce que je ressens dans le cœur, non ailleurs.
— Tu passeras toujours avant moi, réponds-je, quoi que tu sois à mes yeux. Ça ne veut pas nécessairement dire que les choses vont mal finir.
On se regarde droit dans les yeux. Ses iris grises sont pailletées d’or. J’y lis une profondeur qu’aucune personne de dix-huit ans ne devrait avoir. Ses paupières frémissent, ses cils battent, et son sourire, quelques centimètres plus bas, s’élargit.
— Flynn a raison, tu es vraiment très gentil.
Dans sa bouche, le mot n’a pas du tout la même connotation négative que quand Flynn le dit. Dans un coin de ma tête, je me demande quand est-ce qu’elle l’a entendu dire ça, mais j’oublie rapidement. Cet instant est vraiment trop bon pour que je le passe à me poser des questions sans intérêt.
— Où est-ce que ça nous mène ? Demande-t-elle. J’ai envie de rester ici pour toujours. J’ai envie de…
Elle s’interrompt, baisse les yeux avant de les remonter aussitôt. Le rose envahit ses joues.
— Tu sais ce que je pense, dis-je. Je n’ai pas changé d’avis depuis notre baiser.
— Je sais ce que tu penses mais je ne sais pas ce que je dois faire.
Je porte ma main à son visage, dégageant une mèche blonde qui me cachait ses yeux. Je n’ai pas envie de quitter ses iris du regard une seule seconde.
— Tout ce que tu dois faire, c’est faire ce dont tu as envie.
L’intensité de notre regard passe un seuil. Je m’apprête à me pencher pour l’embrasser – réaliser enfin ce que je rêve de faire depuis de si longues minutes, depuis de si longues journées – quand tout à coup la sonnerie d’un téléphone nous sort de notre bulle.
On se redresse d’un bond, les cheveux et les vêtements pleins de sable. Je sors mon portable de mon short de sport en réalisant que mon érection est passé, mais c’est celui de Lista qui sonne. Ses yeux se teintent de panique.
— C’est mon père, dit-elle.
Elle continue de fixer son téléphone, l’air effarée.
— Qu’est-ce que tu attends ?
— Si il apprend qu’on court tous les deux…
— Si tu ne lui réponds pas il saura que tu lui caches quelque chose.
Lista hoche la tête et prends l’appel en se relevant. Je prends mon temps pour épousseter le sable, et j’écoute la voix faussement guillerette de Lista en me retenant de rire. Il faut vraiment que son père ait une confiance aveugle en elle pour la croire : Lista est une très mauvaise menteuse.
Elle raccroche et se tourne vers moi en se mordant la lèvre.
— Il vient me chercher, il trouve qu’il est trop tard.
— C’est exagéré, fais-je pour plaisanter. Il est à peine 23 heures !
Son sourire grandit. On se salut en vitesse pour qu’elle puisse rejoindre en trottinant la route, où son père ne va pas tarder à apparaître, et je pars en sens inverse, me planquer là où Eugène ne me verra jamais, mais où moi je pourrais les observer. Dix minutes plus tard, la voiture des Estella repart et je sors de ma cachette. Pour moi, ce sera un retour à pied.
Je ne cours pas par manque de souffle. Je n’écoute pas de musique non-plus, profitant du silence apaisant de la ville et de l’obscurité qui cache mon air béat.
Je n’ai pas marché pendant dix minutes cependant que j’entends mon téléphone sonner dans ma poche. C’est un texto d’Alice :
Reviens vite, on a un problème.
Sobre, mais efficace. Craignant le pire, j’accélère l’allure et court en quatrième vitesse jusqu’à la maison. C’est trop long, mais chaque foulée me tire douloureusement sur les mollets, ce qui a le mérite de m’empêcher de trop réfléchir et d’imaginer le pire.
Il est très tard quand je m’engage dans la rue, et j’entends d’ici la clameur des voix. Tous les voisins doivent être au courant que quelque chose se passe, et ça ce n’est une bonne chose pour personne.
Je suis complètement en nage quand je longe la haie pour rejoindre le jardin-arrière. Mes deux mères ne sont pas là, ce qui est plutôt étrange car elles auraient dû intervenir il y a un moment. Devant la porte de la dépendance, Alice, empêche un type de s’approcher de Flynn. Au moment où je reprends mon souffle, je reconnais le mec.
Noah.
— Qu’est-ce que tu fous ici ? Je m’énerve.
— Alors c’est toi qui le planque ? Dit-il sans répondre avec un rictus mauvais. J’aurais dû me douter que ça allait être le nouveau qui se ferait pigeonner.
— Je t’ai demandé ce que tu foutais ici.
Je grince des dents. Il a une carrure nettement plus imposante que la mienne, et pourtant je ne me laisse pas démonter. Il m’avise un instant avant de jeter un regard mauvais vers Flynn.
— Ton nouveau pote me doit du fric.
Je jette un regard à ce dernier, un regard qui veut tout dire. Flynn se ferme.
— Non, j’en ai pas repris, dit-il. C’est pour avant…
— Ouais, confirme Noah, ça fait des semaines que je lui avançais sa came, maintenant je veux mon fric.
Je me tourne vers Alice, mon cerveau s’activant à mille à l’heure. Je lui demande où sont mes mères et elle me répond qu’elles venaient tout juste de partir à ma recherche. En me voyant apparaître elle leur a envoyé un texto et elles ne devraient pas tarder à revenir.
— Eh ! s’énerve Noah. Je vous dérange ? Je veux…
— Ton fric, oui on a compris !
Exaspéré, je fonce dans la maison et récupère mon porte-feuille dans une commode – là où Flynn n’aurait pas été le chercher, ce qui représentait une tentation de moins – et je reviens avec deux billets de vingt dans la main.
— Tiens, dis-je en les plaquant sur son torse. C’est tout ce que j’ai, reviens plus tard si y a pas le compte.
— Pas le compte, rigole Noah, t’as vu l’épave ? Il faudra beaucoup plus pour rembourser tout…
— C’est bien, c’est bien, dis-je d’une voix aigre, mais pour le moment casse-toi. On te paiera plus tard.
Noah baisse les yeux sur les deux pauvres billets que je lui ai donné, avant de jeter un regard noir à Flynn. C’est dingue la façon dont ils sont passé de meilleurs potes à rien du tout juste parce que Flynn a arrêté de dealer avec lui.
J’espère que Flynn s’en rendra compte, et que ça l’aidera à l’encouragera à passer à autre chose.
— Très bien, soupire Noah, mais je compte bien récupérer mon argent.
— On avait comprit.
On le regarde s’en aller juste au moment où mes parents arrivent. Elles se retournent sur lui en le dépassant et viennent nous demander comme les choses se sont passées. Apprendre que j’ai balancé quarante balles d’un coup ne leur fait pas plaisir mais, au fond, on a largement de quoi payer.
— Plus qu’à espérer que les voisins auront pas appelé les flics, marmonne Alice.
Je ne sais même pas pourquoi elle est encore là – elle aurait dû être rentrée chez elle depuis longtemps, laissant la garde de Flynn à mes mères le temps que je revienne de mon footing.
Je décide de garder mes questions pour plus tard, parce que minuit approche et qu’on est tous crevés. Périne ramène Alice chez elle en voiture, et Flynn me suit dans la dépendance. Son air dépité et presque brisé est accablant.
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