Chapitre 55
— Emma, tu peux m’aider ? Râle Alice.
Mon amie hausse les épaules.
— Je sais pas, je connais pas Lista. (Elle se tourne vers moi.) En revanche, toi je te connais. Arrête de t’inquiéter et va jouer, je veux pas te voir manquer un seul panier.
Son ton autoritaire, mêlé au regard agacé d’Alice, sont exactement ce qu’il me faut pour me sortir Flynn et Lista de la tête alors que la pause prend fin. Alice me traîne de nouveau sur le terrain, et on obéit aux injections de Carla – impossible de traînasser, de se laisser distraire, quand on a à faire à elle.
Emma nous regarde depuis les bancs. Comme elle n’est qu’en visite ici, Carla lui a proposé de venir sur le terrain, mais même si elle est presque aussi sportive que moi, elle a tenu à rester spectatrice. Personne ne peut ignorer les multiples photos qu’elle prend, mais son visage sérieux et indépendant repousse toutes les réflexions.
Personne n’a envie de se frotter à elle, c’est beaucoup trop dangereux.
Les trois heures passent toutes seules. C’est la première fois que je vois Alice faire du sport, et elle m’impressionne. Je n’aurais jamais cru qu’elle pouvait dépenser autant d’énergie – et elle réussit quand même à me redonner la pèche. J’imagine Lista à sa place, et la seule image qui me vient à l’esprit, c’est une jeune fille qui s’écroule sur le sol du gymnase, à bout de souffle.
Une jeune fille très mignonne, cela-dit.
J’ai hâte de savoir comment se sont passés les cours de piano de Flynn. Est-ce que Lista et lui s’entendent ? Est-ce que les parents de ma voisine n’ont pas fait de scandale ? Comme je n’ai reçu aucun message de l’un comme de l’autre, j’imagine que non.
Je passe rapidement sous la douche et je me change pour rejoindre Emma dehors. Alice arrive quelques instants après, et on rejoint la voiture en saluant les autres membres du club. Je n’ai pas encore retenu tous leurs noms, mais ça ne saurait tarder.
— C’est quoi le programme ? Demande Emma en bouclant sa ceinture.
— La soirée de Tim commence pas avant 21 heures, fait Alice en se glissant sur la banquette arrière.
Je hausse les épaules.
— Il nous reste une heure avant que les boutiques ferment.
— Vaut mieux rentrer.
Les deux filles sont d’accord, alors j’obéis, et je nous conduis direct à la maison. On traverse la maison, vide, puis on entre dans la dépendance – Flynn n’est pas là. Je m’apprête à lui envoyer un texto mais Alice m’a devancé :
— Il est encore chez Lista.
— Il l’a pas tué, quand même ?
Ma plaisanterie tombe à plat. Tant pis, j’étais pas certain que ce soit vraiment une blague.
— Si tu t’inquiète tant, tu peux retourner sous la fenêtre de ta copine pour l’écouter, répond Alice en s’installant dans le canapé.
— Tu espionnes Lista sous sa fenêtre ? Demande Emma en faisant les gros yeux.
— Je ne l’ai fais qu’une fois, réponds-je pour me défendre. Et ça s’est pas passé comme tu le crois.
Fuyant son regard, j’attrape la télécommande et allume la télé. Elle s’allume sur une chaîne littéraire. Je m’apprête à zapper quand Alice me retient.
— Laisse.
— Depuis quand tu regardes ce genre de truc ? Je demande.
— Laisse-la, bougonne Emma en se laissant tomber à côté de nous. T’en as pas marre de toujours tout commenter ?
— C’est atroce, ajoute Alice.
— OK ! Lancé-je en lui donnant la télécommande. J’ouvrirais plus la bouche jusqu’à ce que Flynn arrive.
Je lève les yeux au ciel quand mes deux amies se tape dans la main sans se regarder, comme si elles étaient les meilleures potes du monde depuis le berceau.
À la télé, un journaliste interview un jeune homme à propos de son premier roman. L’auteur, Jonathan Deluca, est habillé d’un costume tout droit sorti de chez Father & Sons, les cheveux blond foncés coupés courts. Il porte des bottes en cuir qui détonnent avec le reste de ses vêtements.
Je demanderais bien qui c’est pour que Alice soit scotchée à ses lèvres, mais je ne veux pas leur donner le plaisir de me chambrer davantage. Sérieux, j’aurais jamais dû présenter ces filles l’une à l’autre.
— Jonathan, dit le journaliste en regardant la caméra, je sais que c’est sûrement encore très dur, mais j’entends ici que beaucoup de monde est inquiet. Peux-tu nous parler des événements qui se sont produits à Ardenne en 2017 ?
Alice gronde.
— Il est sérieux ce type ? Il peut pas le laisser tranquille avec ça ?
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Demande Emma.
Je l’en remercie, car je me posais justement la même question.
— Un truc de dingue, résume Alice. En quelques semaines, Jonathan et ses amis se sont retrouvés au milieu d’affaires de meurtres, viols et disparitions inexpliquées. Ça a fait la une des journaux dans toute la région, et les journalistes ne les lâchent plus depuis.
— Il a l’air jeune, commente Alice. Il avait quel âge en 2017 ?
— Je sais pas trop, mais il était encore au lycée.
— Ça craint.
— C’est clair.
Je reste silencieux, mais surtout parce que je suis plongé dans mes pensées. Moi qui pensais battre des records avec la dépendance de Flynn, l’homophobie des Estella et cet enfoiré de Jérémy, je me rends compte que cette région n’en est pas à ses premières catastrophes.
Ardenne, c’est la ville voisine de Villeray, où se trouve la gare où j’ai été chercher Emma. Elle a raison, ça craint vraiment.
— Aujourd’hui, comment te remets-tu de toutes ces histoires ? Continue le journaliste.
L’auteur a la mâchoire contractée. Même à travers l’écran, je devine qu’il se retient de péter un câble. Logique, quand on sait qu’il est venue dans cette émission pour parler de son nouveau livre, et pas des épreuves qu’il a pu vivre.
— Le temps, répond-il sobrement. La douleur ne disparaît jamais, mais avec le temps on peut la compartimenter et la laisser dans un coin de la tête.
— C’est ce que tu as fait pour te remettre de la mort de…
On ne peut entendre la suite, car Alice change de chaîne et me rend la télécommande. Elle est rouge de colère.
— T’avais raison, c’est pourrie comme émission, dit-elle.
— Tu le connais ? Demandé-je. Personnellement, je veux dire.
Je rompts ma promesse de silence, mais personne ne me le fait remarquer. Il y a trop de tension dans l’atmosphère.
— Non, mais cette histoire a touché tout le monde ici. Ce serait trop long a expliquer, mais si je peux te donner un conseil, c’est de ne pas mentionner ces affaires devant quelqu’un de cette ville. On est tous très susceptibles à ce propos. (Elle désigne la télé d’un air colérique.) Il aurait fallu le dire à ce connard de journaliste.
La tension reste pendant environ une heure, jusqu’au moment où Flynn arrive. Personne ne se lève du canapé, si ce n’est moi qui sursaute lorsqu’il se penche au-dessus de nous pour plaquer un baiser sur ma joue.
— Qu’est-ce que…
— Lista m’a demandé de t’embrasser à sa place, dit-il avec un sourire carnassier. Si tu préfères les lèvres y a pas de soucis !
— Je suis quasiment sûr que Lista voulait pas dire ça !
Quand bien même, je suis mort de rire moi aussi.
Flynn profite de ma réaction pour me piquer la place sur le canapé. Il a l’air tellement heureux et son sourire est si large qu’il me fait penser aux premiers jours de notre rencontre, avant que j’apprenne qu’il prenait de la drogue, et quand je ne le voyais pas autrement que comme le plus grand tombeur du lycée.
Faut croire que les choses commencent à s’arranger.
Quand 20 heures arrive, tout le monde commence à se préparer dans son coin, les deux filles allant dans la salle de bain, et Flynn et moi dans la chambre. Quand on se rejoint dans le salon, on va juste se débarbouiller un peu tous les deux, Flynn met un peu de gel pour ordonner ses cheveux, et on est fin prêts.
Emma a enfilé une veste sur un débardeur deux tailles trop grand, avec son éternel jean troué. Alice a gardé la robe bleue qu’elle a mis après le basket tout à l’heure, et Flynn a prit un blouson bleu à l’effigie d’une fac américaine, par-dessus un simple tee-shirt. Ma tenue n’est pas plus lourde, si ce n’est que je pense à emporter un sweat que je laisserais dans le coffre au cas où.
Je démarre la voiture et nous emmène au bout du quartier, où on attend que Lista vienne nous rejoindre. Au bout de cinq minutes cependant, je reçois un texto qui m’apprend que sa mère tient absolument à l’amener en voiture.
— Tu blaguais pas quand tu te plaignais de ses parents, fait remarquer Emma.
Je ne dis rien, mais intérieurement j’espère qu’elle ne dira pas un truc pareil devant Lista. Si elle apprend que je décharge toute ma tension en parlant avec ma meilleure amie, elle risque de plutôt mal le prendre.
Quand je gare la voiture dans le quartier de Tim, on est parmi les premiers, alors on l’aide à installer les derniers trucs pour la soirée. Quand on voit les packs de bières s’empiler dans la cuisine, Alice et moi prenons Emma en aparté pour lui demander de garder Flynn à l’œil. Il ne s’agit pas tant de l’empêcher de boire, mais plutôt de savoir à quel moment cela devient trop difficile pour lui.
J’ai clairement pas envie de tout recommencer à cause d’un foutu verre.
En une demi-heure, une vingtaine de personnes nous rejoint, et au bout d’une heure, on doit bien être cinquante dans la maison, ou dans le jardin arrière – bien plus petit que celui de Jérémy ou le mien.
Audra s’occupe du son avec la table de mixage de Tim. Ce dernier regarde par-dessus son épaule d’un air appréciateur, et Déborah et moi décidons de garder l’œil sur leur rapprochement. Cette dernière n’a d’ailleurs pas quitté Emma depuis qu’elles se sont rencontrées – elles s’entendent presque mieux qu’avec moi.
Il est 22 heures quand je me rends compte que Alice et Flynn ont disparus. Je n’arrête pas de regarder mon téléphone pour vérifier l’heure, et par la fenêtre pour guetter l’apparition de la voiture des Estella. Je suis sur le point de lui envoyer un énième texto quand je vois les phares illuminer la rue, et Lista sortir de la voiture quand elle s’arrête devant l’allée.
Aussitôt, la panique me sert la poitrine. Présenter Lista à Emma, c’est pire que la présenter à mes parents.
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