Chapitre 58

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Juste avant de laisser Emma monter dans le train pour Paris, on décide de passer quelques heures tous ensemble dans le centre-ville. Alice, Flynn et Lista sont présents tous les trois, et je me fais une fois de plus la réflexion qu’on forme un tableau étrange. Qui aurait pu dire, lors de mon premier jour au lycée de Larmore-baie, que Flynn deviendrait mon meilleur ami, et qu’on sortirait tous les deux avec les deux filles les plus incroyables du monde ?

Malgré notre fatigue, on réussit à se lever assez tôt pour avoir un moment tranquille. On mange vers 14 heures, dans un fast-food, et on enchaîne avec le centre-commercial. Avec leurs cheveux colorés, Emma, Flynn et Alice attirent le regard. On croise quelques personnes qu’on connaît, mais je ne saurais pas dire s’ils sont plus impressionnés par leur nouveau look ou par leur proximité.

Je veux dire, sérieux, c’est gênant.

Lista et moi sommes beaucoup plus réservés. Je pense qu’on a tous les deux la même conception du couple comme de quelque chose d’intime, et de personnel. On est plus réservés – elle n’ira jamais s’asseoir sur mes genoux au milieu d’un restaurant comme Alice le fait avec Flynn. Ça ne veut pas dire pour autant qu’on reste loin l’un de l’autre. Nos regards, nos sourires, et les baisers rapides qu’on peut s’échanger, sont certes plus discrets, mais à nos yeux ils sont tout.

J’avais peur au début que Emma se sente comme la cinquième roue du carrosse, mais elle sait se débrouiller. Elle passe quasiment tout son temps en face-time avec Nick, ce qui permet de présenter mon ami à tout la bande.

On est un peu en avance quand on passe à la caisse de H&M. J’offre à Lista un foulard, juste parce-qu’elle n’a pas arrêté de le regarder pendant qu’Emma et Alice essayaient des vêtements. Les joues rouges, elle l’enroule autour de son cou pour se protéger du froid qui commence à bien se faire ressentir.

— Ton train part dans combien de temps ? Demande Nick à travers le téléphone d’Emma alors qu’on se dirige vers le parking.

— Quarante minutes, répond-elle, mais t’inquiète pas, la gare est juste à côté.

Elle n’a passé que quatre jours ici et elle connaît presque mieux la ville que moi.

Bref, Emma, quoi !

— OK, je vais aller chez Dan, je viendrais te chercher quand tu seras arrivée !

Ils s’embrassent à travers l’écran et raccrochent. Au moment où on passe les portes coulissantes, Lista se cache derrière la silhouette maigrichonne de Flynn.

— Qu’est-ce que tu fous ? Râle celui-ci.

Il se pousse juste au moment où Mme Estella s’approche de nous. Son regard croise celui de sa fille, puis le mien, et elle se fige comme une statue.

— Évangelista, qu’est-ce que tu fais ici ? Demande-t-elle d’une voix froide.

— Eh bien, fait ma voisine d’un air paniqué, je passe du temps avec mes amis.

Karen nous regarde tous les cinq, et je sais exactement ce qui lui traverse la tête à ce moment : moi, le fils de deux lesbiennes, un garçon et deux filles aux cheveux teintés. Il manquerait plus que le tatouage d’Emma soit à découvert, ce serait la cerise sur le gâteau.

— Évangelista, je croyais que ton père et moi avions été clairs.

Lista baisse les yeux, mais je remarque cependant qu’elle ne s’écarte pas de moi. Au moment où Karen s’approche, comme pour lui prendre le bras et l’écarter de nous, Emma s’interpose.

— Excusez-moi, dit-elle, mais je ne crois pas avoir compris ce que vous nous reprochez.

Karen fait face à Emma. Elle est plus grande qu’elle d’une demie-tête, mais mon amie ne se laisse pas démonter pour autant. La mère de Lista pince les lèvres, regarde Emma dans les yeux… La femme aimable, pleine de gentillesse, que j’ai rencontré lors de mon emménagement, a totalement disparu. Si j’avais encore un doute sur le fait qu’elle puisse être plus encline à nous accepter que son mari, ses mots me détrompent tout de suite :

— Je refuse que ma fille passe du temps avec des personnes aussi peu fréquentables, dit-elle. Elle a travaillé dur pour ce qu’elle a aujourd’hui, elle a un avenir prometteur. Ne l’éloignez pas de sa route.

— Maman, je…

D’un geste, Karen fait signe à Lista de se taire. Notre amie et elle se font face, et je comprends que pour elles c’est devenue une affaire personnelle.

Emma ricane.

— Des personnes peu fréquentables ? Répète-t-elle en riant. Vous êtes sérieuse ? C’est pas moi qui suis incapable de voir à quel point des gens peuvent être formidables sous prétexte qu’ils n’ont pas la même vie que moi.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Vous le savez très bien. Admettez que vous êtes juste jalouse des mères de Joshua.

Karen ouvre des yeux interloqués. Elle ne s’attendait clairement pas à ça. Moi, je commence à comprendre où mon amie veut en venir, et j’ai presque envie de lui crier de s’arrêter, avant que ses mots ne soient plus rattrapables.

— Jalouse ? Je ne suis pas jalouse…

— Bien sûr que si ! s’exclame Emma avec un sourire mauvais. Votre mariage est minable, votre vie est minable, vous ne connaissez même pas votre fille, et vous croyez qu’en contrôlant absolument tout et tout le monde, en vous tournant vers un dieu qui n’existe même pas, vous allez arranger ça. Lista vit une vie que vous n’avez jamais eu et qui vous reste inaccessible parce que vous êtes incapable de…

— Emma stop !

Le cri de Lista n’a rien de désespéré, ou de triste. J’ai regardé mon amie détruire le monde sans dire un mot, et désormais je fais face au visage de Lista, qui exprime une colère que je ne lui ai encore jamais vu.

— C’est vraiment ce que tu penses ? Demande-t-elle. Que mes parents sont minables, qu’on se fourvoie dans nos croyances ? Qu’est-ce que ça fait de moi, dans ce cas ?

Emma cligne des yeux. Je crois que personne, elle moins que les autres, n’était au courant qu’une telle rage pouvait ourdir dans la voix de Lista. Je n’ai rien fait, et pourtant je savais exactement ce qui lui passerait par la tête si je laissais Emma parler. Il y a trois choses qu’on ne peut pas faire avec Lista : s’attaquer à ses parents, à sa religion, et à ses amis.

Emma s’est jeté dans la gueule du loup en mettant à terre deux des croyances les plus profondes de Lista.

Cette dernière me jette un regard empli d’incompréhension, et je sens que c’est à moi de dire quelque chose, d’apaiser les tensions, de rattraper le tire. Mais lorsque j’ouvre la bouche, aucun son ne passe mes lèvres. Elle secoue la tête et dépasse sa mère.

— Je veux rentrer, lui dit-elle.

Karen ne dit rien. Elle est aussi sonnée que nous – elle ne doit pas tous les jours voir sa fille dans un tel état de nerfs. On les regarde partir tous les deux à travers le parking.

— Joshua…, dit Emma en s’approchant de moi.

— Tu étais vraiment obligée de dire tout ça ? Je demande agressivement.

— Je pouvais pas laisser cette bonne femme nous insulter. Tu sors avec Lista, tu…

— Je la respecte, réponds-je. Si je ne dis rien, si je ne me bats pas avec ses parents, c’est pas parce que j’ai la trouille. Je connais Lista, je sais que malgré tout elle aime ses parents, et je respecte sa foi même si je ne la partage pas. Ce que tu viens de dire était insultant, pas pour ses parents, mais pour elle. Et pour moi aussi, pour tous les efforts que je fais tous les jours.

Emma reste silencieuse. Ma meilleure amie et sa célèbre grande gueule sont à court de mots. Je pousse un soupir en passant la main dans mes cheveux. Flynn et Alice sont pas vraiment plus à l’aise.

— On laisse tomber, je finis par dire. On va à la gare, et on oublie ça. Je réglerais la situation.

— Joshua, je suis désolée…

— Laisse-tomber, insisté-je. T’as voulu m’aider, c’est tout. Aller, on y va.

Je les entraîne tous les trois vers ma voiture. J’ai beau avoir la tête en vrac, et savoir que je vais douiller pour rattraper les choses, je n’ai pas envie que le voyage d’Emma se termine aussi mal. Je savais les risques en la faisant venir ici, c’est pas la première fois qu’elle provoque des problèmes en jetant à la figure des gens leurs vérités.

J’avais seulement espéré qu’on aurait pas à en passer par là, cette fois-ci.

Quand on arrive à la gare, personne n’a placé un mot. Alice et Flynn saluent Emma sur le parking, et nous attendent dans la voiture. Ce qui est plutôt une bonne chose, car je pense que ça permet à mon amie de s’excuser de nouveau sans avoir la sensation d’être observée.

— Je suis vraiment désolée, je vais appeler Lista et je vais m’excuser, dit-elle. Ce n’est pas ce que je voulais dire…

— Je sais ce que tu voulais, l’arrêté-je. Emma, je t’assure qu’il y a pas de problème. Je vais régler les choses.

— Putain, jure-t-elle, j’ai vraiment été trop nulle !

Elle lâche ses valises pour plonger le visage entre ses mains. Elle ne pleure pas – c’est pas trop son genre – mais ses joues ont rougis et ses yeux sont tristes. Je n’ai pas eut souvent l’occasion de la voir dans un tel état de détresse.

— Tu m’avais dit de me taire, s’agace-t-elle. Je veux dire, j’ai passé quatre jours sans faire de faux pas et fallait que je détruise tout juste avant de monter dans ce foutu train.

Je la stop tout d’un coup en la prenant dans mes bras. Quand je m’écarte, elle me lance un regard franchement paumé.

— Je t’ai pas demandé de te taire, lui dis-je. Je savais que tu allais être franche, et ça me dérange pas. Je vais pas te mentir, ça me fait chier parce que Lista est blessée et que j’ai pas envie de ça pour elle, mais tu voulais juste nous aider. Et puis franchement… (J’ai un petit sourire, même si je sais qu’il va vite disparaître :) C’était plutôt cool de voir quelqu’un remettre madame Estella à sa place.

On rigole tous les deux, et on se prend de nouveau dans les bras.

— T’es vraiment génial comme mec, dit-elle. Lista a de la chance de t’avoir.

Je souris jusqu’aux oreilles.

— Je vais le dire à Nick.

— T’as pas intérêt ! Fait-elle en me poussant de l’épaule.

— Si, si, insisté-je en prenant sa valise. Je vais le dire à Nick !

Je l’accompagne jusqu’à son train, et je lui fais signe à travers la vitre quand elle s’est installée. Au moment où il se met en branle et avance, je recule en marche arrière, et je retourne à l’intérieur quand il disparaît. Je prends trois bouteilles de soda et un paquet de bonbons dans un distributeur, et je vais les partager avec Alice et Flynn dans la voiture.

— Tu sais ce que tu vas dire à Lista ? Demande Alice quand je démarre le véhicule.

— Aucun idée, réponds-je honnêtement.

— Je suis désolée pour toi.

Je souris, plus pour la rassurer qu’autre chose.

— Je vais régler la situation, affirmé-je. Je sais que je peux le faire.

Dans le rétro, je vois que Flynn lève un pouce en l’air, la bouche pleine de sucreries. Au moins, je sais que suis soutenu.

À moi de prouver à Lista qu’elle l’est aussi.

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