Aqua bon

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Nous venions tout juste d’arriver, Fred et moi, sur un agréable bord de mer, pas très éloigné des Saintes Maries de la Mer. Le voyage de Lyon nous avait semblé particulièrement long, le soleil avait frappé derrière la vitre comme une brute durant tout le trajet et, bien évidemment, la climatisation de la voiture battait méchamment de l’aile. Même les fenêtres grandes ouvertes, c’était intenable. J’avais la désagréable impression que l’enfer tenait tout entier dans cette fichue caisse en ferraille. Pour dire que, dès le contact coupé, nous ne pensions tous les deux qu’à une seule chose : boire. Tant que c’était frais, n’importe quoi aurait très bien pu faire l’affaire.

Nous nous sommes installés sur la terrasse du premier bar venu, patron mettez-nous deux bières bien fraîches s’il vous plait, situé à quelques mètres à peine du front de mer. Franchement, la vue était splendide, rien à voir avec les rues surchauffées de notre vieille banlieue lyonnaise et de son ciel laiteux, il n’y avait pas à dire, mais dans l’immédiat nous étions bien trop fatigués pour véritablement apprécier le spectacle. Le patron avait dû remarquer notre impatience car, à peine la commande passée, il s’était empressé de nous servir, voilà voilà : deux mousses directement sorties du frigo pour ces messieurs !, et avec le sourire du sud, s’il vous plait ! Je m’apprêtais à lever mon verre embué par la fraîcheur, mais mon geste resta en suspens : un homme, âgé d’une trentaine d’années à peine, visiblement ivre comme une barrique, s’approchait de nous en titubant, Hey ! Salut les gars! Hip ! Co… comment ça va depuis le temps, hein?... Décidément, hip ! tou… toujours en vacances à ce que je vois !

Surpris, Fred se retourna pour voir si quelqu’un d’autre était assis derrière nous mais il n’y avait pas de doute : nous étions les seuls à dix mètres à la ronde, et ces quelques mots pour le moins surprenants s’adressaient bien à nous. Ni Fred, ni moi ne connaissions le bougre, il devait s’agir d’un délire, l’homme nous confondait visiblement avec d’autres, il nous avait certainement mal distingués au travers de sa brume alcoolique. Je m’apprêtai à lui lancer une remarque mais le type ne m’en laissa pas le temps, Je… je peux m’asseoir, hein !... Ben mince alors, hip ! Ça… ça fait su-per plaisir de… blurp ! de vous revoir dans les parages les gars ! Il fit traîner la dernière chaise libre jusqu’à notre table, et s’assit dessus après avoir trébuché à plusieurs reprises, putain, y a tout qui bouge ici… hip ! C’est … c’est le bordel mon général… Je commençais déjà à sourire, la situation était plutôt cocasse, et je vis dans les yeux de Fred que lui aussi s’amusait bien, et qu’on pouvait du coup encore laisser faire, curieux de voir jusqu’où pousserait notre énergumène.

— Garçon! hurla-t-il tout à coup, alors qu’il semblait près de s’endormir. Un… un whisky ! Double. Et sans glace… Hip ! Surtout… surtout sans glace… hein… patron.

— À mon avis, vu l’heure, vous devriez plutôt essayer l’eau, rétorquai-je aussitôt.

À mes mots, l’homme s’est aussitôt cambré, les yeux écarquillés comme s’il venait d’être foudroyé:

— De… de quoi… Blurp ! Hein ? J’ai entendu quoi ? De l’eau? Ah! Ça… jamais. Ça… ça risque pas d’arriver… Hip !... Pouvez me croire ! C’est depuis ma naissance que c’est comme ça. In-ter-dit qu’il a dit le toubib… Hip !... C’est pour dire.

— Tiens donc ! rétorqua Fred en s’allumant une cigarette. Et on pourrait savoir pourquoi ?

—  Je vais vous dire… Quand j’étais gosse, ma mère, elle m’a mis dans le bain… Hip !... Plouf : dans l’eau le bébé… Et j’ai fini… Blurp… ben ouais : j’ai fini à l’hosto. Brûlure au troisième degré… Hip ! Le toubib quand il m’a vu… Blurp ! Il… Il est devenu dingue. Jamais vu ça. Depuis... ma mère…, paix à son âme, hein, comme on dit !… elle… elle m’a lavé au whisky… Hip ! Obligée, qu’elle était… C’est… c’est pour dire !

— Ah ! D’accord ! Répondis-je avec un petit air moqueur. Et à ce que je vois, vous n’en êtes pas à votre première tasse… Mais dites-moi : ça expliquerait pas mal de trucs votre histoire !

Nous avons éclaté tous les deux d’un bon rire bien gras d’où s’échappait enfin toute la tension de la journée. L’imbécile aurait au moins servi à cela… Mais l’homme, vexé — on le serait à moins —, trancha notre bonne humeur d’une voix sèche :

— Hey !... Faut… Faut pas vous moquer les gars… Croyez que c’est drôle, vous, de… Blurp… de se laver au Gin… Hein ? Ou à la Vodka… Hip !... au Rhum ou… ou avec n’importe quoi d’autre d’ailleurs… Pourvu que ce soit pas de la flotte, hein… Comme qui dirait l’autre...

Sur ces mots il engloutit la moitié du verre que le garçon venait de lui apporter, Hop-là ! A votre santé messieurs-dames… Hip !... Blurp. Croisant à cet instant le regard de Fred, je compris aussitôt que la même idée nous avait traversé l’esprit. Je lui adressai un clin d’œil complice et il se leva avec moi. Sans un mot, nous attrapâmes fermement le bougre par les épaules.

— Mais... Hey ! Vous… Vous faites quoi, là?

— On va t’offrir le plus beau cadeau de ta vie, lui répondis-je dans le creux de l’oreille.

 Quelques mètres à peine nous séparaient de la grande bleue. Pas grand-chose en somme. Et lorsque notre ivrogne comprit à quoi il devait s’attendre, il devint blême:

— Non… Arrêtez!... Blurp… Putain, merde, déconnez pas les gars!...

Il traîna des pieds jusqu’au bord de la mer, mais sans véritablement se débattre — il devait être trop ivre pour cela. Par contre il nous supplia à maintes reprises d’arrêter, de ne pas faire ça, croyez-moi... Blurp!... cette histoire, ça va mal finir..., mais Fred, restant sourd aux suppliques, passa une main sous ses genoux. Je fis de même, sans un mot, et nous le portâmes ainsi plus facilement.

Devant les fines vaguelettes qui venaient mourir à nos pieds, nous avons balancé le corps deux ou trois fois dans l’air chaud et iodé, avant de lâcher enfin notre fardeau dans la Grande Baignoire. L’homme vola un instant dans l’air surchauffé, puis retomba et s’enfonça mollement dans l’eau. Vous ne le croirez pas, mais il ne refit jamais surface. En lieu et place de notre ivrogne, c’est une mousse abondante que nous avons vue remonter, formant bientôt une épaisse pellicule blanchâtre sur la surface de l’eau salée.

— Il n’en fait pas un peu trop? Souffla Fred, l’air quand même un peu inquiet.

Je plongeai sans attendre mais lorsque j’arrivai sur les lieux, je sentis la dernière bulle éclater sous mon nez.

De l’homme, il ne restait plus que son souvenir…

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Note : Note : Dans l’Utah, une jeune fille de 17 ans, Alexandra Allen, souffre d’une allergie rarissime : elle est hydroallergique…
C’est à l’âge de 12 ans qu’elle et ses parents se sont rendu compte que quelque chose clochait. Dès qu’elle prenait une douche ou allait se baigner avec ses amis, elle finissait le corps recouvert de plaques et de bleus. Malgré ce problème (le mot est faible), elle garde le moral et vit plutôt bien son allergie hors du commun…
http://fr.ubergizmo.com/2015/04/08/maladie-allergie-eau.html


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