Nuit de Venise
Silvio marche derrière le gros matou. Il ne sait plus trop quand il a décidé de le suivre ni comment il se retrouve à traverser le pont sur le Rio San Francesco de la Vigna en pyjama, mais il ne veut pas perdre sa trace. Quand la distance devient trop grande, le chat ralentit. Sans se retourner, il s’adapte à Silvio, il ne le laisse ni s’écarter ni trop se rapprocher.
Le roi et son suivant s’éloignent doucement de Celestia. Ils franchissent les canaux dont l’eau noire s’étend entre les gorges formées par les bâtiments. Aucun bruit ne trouble le silence, aucune lumière ne perce l’obscurité, seule la lune éclaire les pas du garçon. Ils parcourent ensemble la Cale dona Castello pour tourner dans la Cale Magno. Ces rues étroites se tortillent entre les immeubles de la cité. De tournant en tournant, ils retrouvent les murailles de l’arsenal, gardiennes de la nuit vénitienne.
Parmi les activités auxquelles on peut se livrer à Venise, une domine toutes les autres : se perdre ! Les ruelles tordues, les impasses, les détours, toutes ces particularités vous ramènent vite à votre point de départ. Vous vous égarez tellement qu’au bout de quelques minutes vous commencez à douter de votre sens de l’orientation, de la carte de la ville ou même de la position du soleil ou de la lune. Silvio en est bien conscient et s’efforce de ne pas perdre son guide de vue.
Après avoir longé le canal qui les sépare des remparts, ils traversent un pont de fer et débouchent sur le large quai les menant à la place de l’Arsenal. Les tours de la citadelle de Venise se dessinent dans le ciel nocturne. Peu à peu, Silvio commence à discerner l’énorme lion qui garde les lieux. Sa tête, éclairée par les rayons de la lune, se découpe sur les murailles, elle brille dans l’obscurité, comme un phare attirant irrésistiblement le jeune garçon vers l’avant.
Le chat s’assied devant la statue de marbre. Le seigneur matou, si gros au milieu des siens, paraît minuscule face au roi des animaux, et semble se prosterner aux pieds du gigantesque monarque.
Silvio s’arrête et observe de loin, impressionné par cette rencontre entre les deux félins. Le chat miaule doucement, quatre petits cris de chaton réclamant l’attention de sa mère. Le lion penche la tête vers lui dans un bruit de pierres frottées l’une contre l’autre. Il gronde longuement.
— Roarr.
— Mia, Mia, dit le chat.
— Roarrr, lui répond le lion, le regard empli de bienveillance.
— Miaaa ?
La question du chat plonge le lion dans une intense réflexion. Il lève les yeux vers le ciel et prend de grandes inspirations dans l’air de la nuit, chacun de ses souffles roule sur les murailles dans un grondement grave et solennel. Pendant un long moment, il semble peser le pour et le contre, regarde les nuages comme pour y puiser la sagesse nécessaire à sa réponse, puis baisse finalement la tête. Des soubresauts la secouent lorsqu’il éternue à quatre reprises. Le bruit rebondit contre les murs tels des coups de tonnerre, et à chaque atchoum, une boule de poil sort de ses narines. Dès qu’une boulette atteint le sol, elle s’étire en un chaton aux grands yeux et aux minuscules miaulements. Le bébé se lève, chancelle sur ses pattes, regarde autour de lui, crie en voyant le chat roux et se précipite pour se blottir contre lui.
Les quatre petites bêtes se regroupent autour de leur protecteur qui, fier de ses nouveaux jeunes amis, hoche la tête vers le roi des animaux. Les cinq félins ronronnent de toutes leurs forces.
Satisfait, le lion contemple à nouveau les étoiles et pousse un énorme rugissement : ROARRRRR.
Silvio se réveille. Dehors, le soleil brille déjà.
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