Première nuit sur Mars

4 minutes de lecture

Journal de bord du docteur Franck Giebers — Jour 215

La station martienne est terminée, ce soir nous dormirons sous le dôme.

Aujourd’hui, j’ai fait un bilan de santé complet de tous les membres de l’équipe. Il me reste à envoyer mon dernier rapport, sur Sam Gladen.

À la personne de la NASA qui va lire ce journal, sachez que j’ai encore du mal avec vos méthodes. Me demander ça la veille pour le lendemain. Surtout sans explications. Je sais que j’ai été sélectionné pour cette mission parce que, justement, je ne discute pas les ordres. Mais un peu de paraphrases ne seraient pas du luxe.

Sam Gladen a retenu mon attention. Il s’en était bien caché jusque là, j’aurais dû effectuer des contrôles obligatoires pendant le voyage. Ça m’apprendra à être trop laxiste, à faire trop confiance. Le professeur si lisse, si calme et sans défauts, à qui l’on confierait sa vie. Il n’est pas si propre qu’il en a l’air finalement.

Je tiens à préciser ici que son comportement m’a mis hors de moi. Je trouve ça inadmissible de mettre ainsi en péril la mission et la vie des membres d’équipage. Surtout dans un vaisseau si confiné. Les virus peuvent se répandre à vitesse grand V.

Je ne me suis pas permis, en tant que médecin, de lui faire la morale, mais j’ose espérer que vous, ses supérieurs, ne vous gênerez pas ! Je ne sais pas pourquoi vous l’avez choisi, mais il est clair qu’il y a une faille dans votre processus de sélection.

D’ailleurs, il n’a pas du tout apprécié que je détecte son anomalie. Il était furieux que je vous en informe. Il a peur que nous le confinions ou que nous le renvoyions sur Terre. Je voudrais juste vous rappeler que notre mission n’a pas pour but de gérer un cas de maladie rare sur Terre. J’espère que la NASA prendra les mesures nécessaires.



Bilan de santé du patient Sam Gladen

Âge : 32 ans

Taille : 182 cm

Poids : 85 kg

Fréquence cardiaque : 85 pm

Pression artérielle : 12/8

Pathologie détectée : agrypnie, absence totale de sommeil

Durée de la maladie : 112 jours

Observations du médecin :

L’agrypnie est une pathologie que la médecine moderne n’a pas encore totalement analysée. Je ne sais donc pas ce que ça peut impliquer à long terme.

Le plus long cas observé (sur Terre) est de 116 jours.



Mars n’a rien d’un monde en or, son atmosphère n’est pas respirable pour l’être humain, et ses températures oscillent entre -140 degrés Celsius la nuit et 0 à 20 degrés le jour. Sans parler des nombreuses tempêtes qui y font rage, pouvant durer plusieurs mois. Mais Mars a quelque chose de particulier que les autres planètes n’ont pas. Ses journées font 24 heures et 36 minutes. Un minutage quasi parfait pour le cycle naturel de l’Homme. Ce qui va grandement faciliter la vie des pionniers. Sous leur dôme protecteur, les colons sont oxygénés et au chaud et ils ont la lumière du soleil quand il faut. Il ne leur reste plus qu’à profiter de cette première nuit.

Ils observent tous ensemble le coucher de soleil bleuté, derrière les montagnes sombres de leur nouvelle planète. Leur cœur chaud, heureux de tout ce qu’ils ont accompli pour en arriver là. C’était leur objectif, regarder le soleil depuis un endroit sécurisé sur cette magnifique planète pourtant si inhospitalière.

Ils ont réussi.

Les pionniers partent enfin se coucher, le sourire aux lèvres, se délectant de ce moment particulier. Cet entre-deux. Marquant la fin d’un voyage, et le début d’une aventure motivante et extrêmement difficile, la terraformation.


Le lendemain matin, Sam observe le lever de soleil. Son premier sur la planète rouge. Le premier jamais observé par un être humain. Il est particulièrement satisfait d’en profiter seul. Dans le silence du dôme, seulement interrompu par la ventilation constante.

Mais après avoir observé le spectacle pendant plus d’une heure, le professeur est soudain tiré de ses songes par les réveils stridents de ses collègues. Après 113 jours sans entendre pour son propre réveil cette sonnerie agaçante, Sam sourit. Il est heureux de ne plus dormir. Tout ce temps gagné à pouvoir profiter de ces moments, tel un lever de soleil sur une planète intacte. Sa vie a véritablement changé depuis.

Les réveils sonnent encore, aucun autre bruit ne vient perturber leur inlassable champ strident.

Sam se lève, perplexe, et se dirige vers le dortoir, car les réveils ne s’arrêtent plus…



Journal de bord du professeur Sam Gladen — Jour 216

Aujourd’hui fut la pire journée de toute la mission. Moi qui aime être seul, j’ai été servi. Moi qui n’ai pas dormi depuis près de 4 mois, voilà que tous mes collègues ne se réveillent plus. Comme s’ils récupéraient mon sommeil perdu… C’est à n’y rien comprendre. J’en ai informé la NASA en fin de matinée, après avoir tout essayé pour réveiller mes coéquipiers. J’attends encore leur réponse…

Évidemment je leur ai fait croire que je ne m’étais pas couché, pour continuer de travailler et observer le lever du soleil. Je ne me vois pas leur avouer maintenant que je ne dors plus. Ils seraient capables de me mettre le problème des dormeurs sur le dos.



Sam parcourt l’allée du dortoir, s’arrête devant un lit, puis reprend son allure de lion en cage. Il ne sait pas quoi faire. Il est professeur, pas médecin. Il a quand même mis toute l’équipe sous perfusion, il sait au moins que sans hydratation, ils seront tous morts sous trois jours. La réponse de la NASA se fait attendre, mais le veilleur passe et repasse inlassablement au chevet de ses collègues, de ces corps statiques. Sam a l’impression qu’ils sont morts, qu’ils se transforment en pierre, tellement les corps sont immobiles. Pourtant leur cœur bat, Sam sent leur pression artérielle dans le creux de leur poignet, ou sur leur cou.

Il a l’impression d’être de nouveau dans le vaisseau, parcourant les minces couloirs sans gravité, nageant parmi les vivants. Sauf que cette fois, il se sent flotter parmi les morts, de façon irréelle, comme dans un rêve.

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