La nuit
Bientôt serait la nuit, la longue nuit et son lac infini, la nuit oublieuse de la douleur des hommes. De ceux, rares, qui demeuraient. De ceux, nombreux, qui avaient renoncé à paraître. Des hommes repus de fatigue, ivres de la chaleur accumulée depuis des siècles, sourds aux bruits des villes, aux rumeurs des campagnes, pris de cécité face à l’immémorial balancement de la mer, à la croissance des montagnes, à la marche arquée de l’astre blanc, à son bouillonnement dément. Des hommes qui déjà n’existaient plus, tellement ils étaient usés par des millénaires d’une marche épuisante, sans but, avec, au bout, la gueule béante de l’abîme. Dans les gorges des rues, sur les larges plaines de villes, sur les places dévastées ne paraissaient plus que des vestiges des travaux et des jours, ici un banc traversé de doute, là un réverbère cloué dans la gangue de ciment, là encore des bris de vitre où dansait la clameur solaire, ici encore un escalier suspendu dans le vide ; là, le squelette blanchi d’une construction laissée à son propre destin. Dans les larges avenues, d’étiques platanes semaient la croûte purulente de leurs écorces ; aux balcons des maisons pendaient, tels des drapeaux de prière, des linges qui avaient, autrefois, été le réceptacle de corps joyeux, exubérants, animés du flux puissant de la vie. La Terre contemplait le déluge humain avec un œil amusé : ceux-ci partaient, d’autres arriveraient. Il était temps de démonter la scène, de la remonter ailleurs, là où d’autres Existants joueraient le jeu, le temps d’une pirouette. Cependant, quelque part dans l’immensité de ce qui, encore, trouvait un langage pour s’exprimer, figurait cette pure figure du bonheur, cette dimension ouverte au sens, cette petite musique de jour : Doline qu’un rêve visitait comme au premier jour du monde. Comme au premier jour !
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