Regardez-moi !!
8h30. Le réveil sonne, je tends ma main à droite. La place dans le lit est froide, il n’y a personne, je suis seul. Le stress monte en flèche. Vite, je m’habille et me précipite dehors, voir la boulangère. Il faudrait vraiment que je retrouve quelqu’un, le célibat devient de plus en plus dur. Je marche au pas de course, les personnes autour de moi avancent sans se soucier de moi. Je me dépêche et accélère pour passer le premier. Je regarde la vitrine et choisit le plus appétissant. Il est encore chaud lorsque je le reçois.
À peine dehors, je le prends en photo et l’envoie sur Facebook :
« Croissant amande-chocolat et sucre glace. Encore tout chaud ! »
Les likes ne tardent pas à apparaitre. Je me sens soulagé. J’ai un peu de répit. Je me dirige vers le bus en mangeant mon petit déjeuner.
8h45. Toutes mes connaissances présentes sur Facebook à cette heure ont vu mon profil. Je me sens à nouveau vide. Il me faut quelque chose d’autre. Tenir un quart d’heure encore avant le travail et les collègues. Je sors pour le changement de mon bus, j’observe autour de moi. Tout le monde est plongé dans ses pensées, ses livres ou son téléphone portable. Soudain, une mémé avec un yorkshire les poils au-dessus des yeux attachés par une élastique. Un cabot avec un palmier sur le crâne. Dieu que je hais ces trucs. Photo, envoi de légende :
« Il est trop mignon, vous ne trouvez pas ? »
À nouveau les commentaires fusent. Les likes s’accumulent. La pression s’envole un peu.
9h00. J’ouvre mon guichet. Les usagers mécontents sont contents d’avoir quelqu’un sur qui râler, d’autres me prennent pour le messie car je pourrai régler leur problème. Les pauses se passent avec les collègues, tout se passe bien.
17h00. Je demande à rester ouvert un peu plus longtemps. Ma chef me prévient que je n’aurai pas d’heures sup de payé. Je réponds que la joie de l’usager m’est prioritaire. Évidemment, je m’en fiche mais je ne vais pas le lui dire. Ni à elle ni à personne d’ailleurs. Je gagne deux heures, jusqu’à la fermeture.
19h00. J’accompagne mes collègues au pub. Les bières passent, les jeux de fléchettes s’accumulent. On me dit que j’ai le niveau de l’équipe nationale masculine. Je garde l’info pour plus tard. Twitter serait parfait pour donner la nouvelle.
23h00. Le pub ferme. J’aimerai que le propriétaire change, ainsi, il fermerait plus tard. J’ai une heure à tirer avant de m’endormir. Je me maudis de ne pas réussir à m’endormir avant minuit. Le sommeil me protège si bien ! Je tente d’accompagner plusieurs personnes mais personne n’est tenté, je n’insiste pas, j’ai trop peur de les faire fuir. Je reprends le bus. Il est vide à part le chauffeur. Mon dieu ! La rechute va être brutale. J’ai peur. Trois arrêts plus loin, toujours personne. Il me faut plus de présence, plus d’attention. Je tends la main et comme à chaque fois, l’effroi me glace. Je commence à voir le motif bleu du siège devant moi. L’évolution se voit à l’œil nu. Chaque seconde qui passe me rend plus transparent. Je commence à paniquer. Les scénarios s’échafaudent rapidement. Arrêter le bus pour un prétexte quelconque ? Pas assez d’attention. À ce stade, il me faut une bonne vingtaine de personnes. Mes yeux se remplissent d’eau. Personne ne me regarde, je vais disparaitre. Les larmes coulent franchement. Je vais disparaître ! Puis soudain, l’idée ! Je maudis ma bêtise en sortant mon smartphone. Twitter :
« J’ai le niveau national en fléchettes ! Je devrais peut-être postuler ? »
Le message s’envoie trop lentement à mon goût. Je me mets à trembler, j’aperçois le sol au travers de mes doigts et de mes chaussures. Je vais disparaitre. Soudain, ma chair redevient opaque, tangible, réelle ! Mon téléphone vibre alors.
« Super ! Tu devrais ! »
Les commentaires arrivent, salvateurs. On me remarque, j’existe. Je vais tenir quelques heures de plus.
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