23 (partie 1)
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Lou
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Lorsque l'on me pose le casque de réalité virtuelle sur la tête, je ne suis pas du tout prêt. Tout d'abord car mon état de fatigue physique et nerveuse m'empêche de me concentrer, et ensuite car l'absence de Léo depuis que le militaire l'a emmené hier soir, ne me rassure pas. De ne pas savoir où il est, avec qui, et surtout dans quel état. La dernière fois qu'il a été emmené de la sorte, c'était à cause de moi, et je me rappelle qu'il n'avait pas passé le meilleur moment de son existence.
Si j'avais réussi à le mettre au lit hier soir, il n'aurait pas été entendu par notre surveillant.
- Tu es prêt gamin ? On va pouvoir y aller.
Je ne suis déjà pas en forme, et de savoir que dans quelques secondes, je serai à nouveau confronté à l'une de mes plus grande peurs, n'arrange rien. La dernière fois, j'ai découvert l'horrible vérité sur monsieur Criada, et, je ne sais pas ce que je vais encore découvrir aujourd'hui, de mon futur binôme. Je prie, j'espère ne pas retomber avec Elio, sachant que je ne pourrai pas à nouveau assister au massacre de la dernière fois.
Le monde autour de moi disparaît et en un battement de cil, je me retrouve projeté chez moi, mon ancien chez moi, par un soir clair de fin d'été. Je suis debout, au milieu de la terrasse en bois jouxtant la façade arrière de ma maison. Tout y est, du barbecue au salon de jardin, en passant par la balancelle bercée par le vent.
Mes pieds me guident tout seul, indépendamment de mon corps qui réagit à sa façon face à cette montée de tristesse et de nostalgie. Lentement, je m'approche de la rambarde en bois, l'effleure, en sens la matière sous la pulpe de mon index et de mon majeur glissant sur la surface irrégulière du bois. Les souvenirs en rapport avec cette terrasse refont surface, de sa construction jusqu’à son inauguration autour d'un barbecue, en compagnie des parents de Mia, et Léo.
Je tourne la tête, avise le soleil en train de se coucher au bout de l'horizon, derrière le pré de verdure chatoyante entourant notre habitation. Entre les hautes herbes, j'aperçois un chat bondir sur un rongeur aventurier, et sens le vent s'infiltrer sous mon tee-shirt.
Reprend-toi Lou, tu es en simulation.
Le côté idyllique de cette peinture estivale se fissure, et je reviens brusquement à moi, ramené à la réalité par un toussotement dans mon dos. En me retournant, je crains le pire mais j’ai le soulagement, l'infinie plaisir, de tomber sur mes parents, bras-dessus, bras-dessous, en peignoirs. Ces peignoirs qu'ils portaient toujours de mon vivant, et que je trouvais déjà à l'époque d'une rare beauté de par les couleurs et les formes.
- C'est beau n'est ce pas ? s'enthousiasme ma mère en s'approchant.
Je hoche la tête, trop ému de la revoir pour pouvoir articuler le moindre mot.
Rien de tout cela n'est réel.
Délicatement, elle me prends la main et la porte à sa joue, me laissant redécouvrir le grain de sa peau, sa douceur.
Mon père lui, s'est rapproché de la barrière pour inspirer à plein nez le grand air et en remplir ses poumons.
- Tu nous as manqué Lou, soupire -il en revenant me serrer contre lui.
Leur chaleur, leurs étreintes, leurs sourires me couvrent et je défaille. Sans réellement comprendre, je chute dans le virtuel, m'éloigne de la réalité, me laissant transpercer par leur amour qui m'a tant manqué. Les lèvres de ma mère contre mes cheveux, les bras puissants de mon père autour de ma taille.
Puis, tout disparaît. Leur corps serré contre le mien, leurs mots rassurants.
Je me retrouve à nouveau seul sur la terrasse. Sous le choc de leur disparition soudaine, je tombe à genoux, et ai juste le temps d'apercevoir sur la table en bois, un journal plié négligemment et laissé à l'abandon. À sa simple vue, une boule se forme dans mon estomac, boule à laquelle je fais abstraction pour me rapprocher du journal, et m'en saisir sans plus attendre.
Gros titres : « Liberty, en proie à la terreur, à l'effroi, après qu'une fusillade mortelle n'ai coûté la vie aux internes ».
- On est toujours là, je murmure en sentant ma gorge se nouer.
L'article parle de quatre hommes armés, venus pour ''tuer du jeune'', comme le disait leur chef, avant de s'éteindre. On parle du sang sur les murs, des cadavres empilés au troisième étage, de la chair à vif, des pleurs, des cris muets. Mais à aucun moment, on ne parle de nous, revenus à la vie pour un héroïsme dont personne n'a cure, condamnés à une seconde vie de douleur pour quoi au final ?
Je froisse le journal, rageur, et le jette au loin, en bas de la terrasse.
Sur la balancelle, vient d'apparaître Mia, en tenue de sport. Elle se pousse légèrement en arrière, laisse la balancelle poursuivre le mouvement. Ses cheveux châtains sont retenus en une haute queue de cheval, dont s'échappent quelques mèches. Ses yeux sont fermés.
- Viens t'asseoir avec moi, Lou.
Je m'exécute, guidé par le son de sa voix rassurant et chaleureux.
En m'asseyant à ses côtés, je sens le siège grincer, mais aussi et surtout sa main se resserrer sur la mienne. Elle tourne enfin la tête vers moi, me laissant découvrir son visage apaisé, heureux. Son sourire est d'une douceur infinie, semblable à celui qu'elle arborait lorsque Léo ou moi suffoquions sous les blessures.
- J'aimerais pouvoir te dire que tout va bien se passer, murmure t-elle. Sauf que..., j'ai peur Lou. Je veux plus vivre tout ça, je veux que tout s'arrête.
- Moi aussi.
- Viens avec moi.
Elle se lève, me tenant toujours la main, et m'entraîne jusqu'à la barrière en bois autour de la terrasse, pour me désigner le pré d'un geste évasif du bras.
- Regarde tout ça. Pourquoi on en est parti ?
- Pour les études, pour la danse, je réponds avec hésitation.
- Non, on en est parti parce que ça ne nous suffisait pas. On voulait plus, encore et toujoursplus, et regarde aujourd'hui. On est morts, quelle ironie. Nous qui voulions le monde au creux de nos mains, voilà qu'il nous a engloutis.
Elle rit, douloureusement, et s'évapore.
Rapidement, une nouvelle main saisit la mienne, plus forte, plus chaude, à la paume plus rugueuse.
En me retournant, je ne suis pas surpris de tomber sur Léo, mais l'est en revanche d'avantage à la vue de son épiderme bleuté, de son œil enflé. Je dois avoir un mouvement de recul, car il secoue la tête, un sourire crispé aux lèvres.
- C'est moche hein ? sourit-il tristement. Cadeau de Lucas, en troisième B.
Lucas de troisième B ? Troisième... le collège ?
Mon estomac fait un looping, mais je tiens bon, me rattrapant à la barrière, pas certain de tenir debout pour la suite.
Cette simulation joue sur mes peurs les plus profondes, sur toutes mes peurs : être séparé de mes parents, mourir inutilement, et maintenant...
- Il m'a choppé dans les toilettes du deuxième étage. En traître, comme d'hab.
- Tu devrais pas te laisser faire.
- Ah ouais ? Et tu veux que je fasses quoi ? Que je me battre contre le monde entier ? Contre toi ?
Nouveau haut-le-cœur. Mes mains se mettent à trembler, à mesure que son seul œil encore valide se voile de cette douleur triste qu'était celle habitant ses yeux en troisième. L'autre est bien trop enflé pour laisser transparaître la moindre émotion, mise à part la souffrance.
Lentement, je tends le bras, et touche la peau bleutée autour de son œil blessé, sous son sourire triste.
Autour de nous, tout semble se métamorphoser, la terrasse mute en un parking désert, éclairé seulement par les lampadaires usés tout autour de nous. Ma main toujours sur sa joue, je le vois soudainement se dérober, faire quelques pas en arrière, les dents serrées.
- Vas-t-en, crache t-il soudainement.
- Quoi ?
- Dégage je t'ai dit, tu devrais pas rester là, pas avec moi.
- Comment ça ?
Tout s'embrouille dans ma tête. Je ne comprends plus ce qui se passe. Rapidement, je rejoins mon ami, tente de lui saisir les poignets alors qu'il commence à s'agiter, tremblant de plus en plus fort.
- Je t'ai dit de dégager ! Casse-toi !
Il tente de me donner un coup, qui me frôle le visage, mais je tiens bon, serrant son poignet droit au creux de mes mains, plantant mon regard dans son œil furieux.
- Je vais partir, mais pas avant que tu te sois calmé, ok ?
- Je vais très bien, casse-toi !
- Pas avant que tu m'aies dit ce qui se passe !
Il se débat, tente de se libérer, mais bien étonnement, je tiens bon. Sa force a disparu, de même que toute son arrogance et sa fierté naturelle. Ne reste que... le Léo intérieur, celui à l'intérieur de la coquille, sous le masque sous l'armure. Le Léo abîmé, blessé.
- Rien ne va, tu entends ça ?
- Je l'entends, mais calme-toi, tout va bien, je suis là.
- Facile à dire, des années après.
Son sourire creuse son visage tendu, alors qu'il libère enfin sa main des miennes, pour se retourner, basculer le visage en arrière, tentant de retenir ses larmes.
- Tu as le droit de pleurer.
- Non. Non j'en ai pas le droit. Vous ne m'avez jamais laissé ce luxe, Mia et toi.
- Et bien maintenant je t'autorise, pleure bon sang !
Son rire me déstabilise, plus que de raison. Projeté en arrière, lors de l'année de troisième, je sens mon cœur se fissurer, se rompre.
- Tu aurais du me le dire bien plus tôt.
- Je te le dis maintenant ! Vis putain, arrête de te cacher derrière ce masque à la con, sois toi-même un peu merde, Léo !
- Qui aurait envie de vivre avec le vrai moi hein ? Personne, car je te précise juste que tu es devenu ami avec le masque.
- Non, car même avec un masque, on voit toujours les yeux de la personne. Et les yeux ne trahissent jamais.
Il se retourne, marche jusqu'à moi, et me pousse en arrière, encore et encore, jusqu'à ce que je me retrouve dos au mur, grinçant des dents sous la douleur du choc.
- Calme-toi, Léo !
- Tu sais pas ce que ça fait toi, de vivre comme ça, dans la peur de décevoir tout le monde ?
- Tu crois ça ? Vraiment ?
- Si c'est le cas, ça a pas l'air de te travailler au corps.
- Je suis comme toi, j'ai tout le temps peur de ce que les autres pensent de moi. Je crains leurs regards, peut-être pas dans le sens du masque, mais du devoir, celui de devoir succéder à ma mère, à mon père, qui sont des gens tellement parfaits que...
- Arrête de me bassiner avec tes vieux ! Tu es peut-être mal dans ta peau, mais au moins tu les as eux, alors me casse pas les couilles. Toi tu as des gens qui t'aimeront, quoi qu'il arrive.
- Je suis sûr qu'ils t'aiment. Et si c'est pas le cas, Mia et moi, on est là.
Son visage se tord de douleur, de fureur, et son poing s'écrase à quelques centimètres de mon visage.
- La ferme Lou, la ferme... !
- Je t'aime moi Léo, tu m'entends ? Tu es quelqu'un de super, et si tes parents sont trop cons pour s'en rendre compte, c'est leur problème. Mais moi je t'aime, Léo. Et je les laisserais pas te détruire plus longtemps...
De ma main droite, je caresse son visage, chasse les quelques mèches de cheveux qui cachent ses yeux, et peux alors y découvrir un torrent de larmes trop longtemps contenu, s'écoulant à gros flots inondant son visage.
- Pourquoi tu m'as pas dit tout ça quand j'étais encore vivant ?
Et comme mes parents, et Mia, il disparaît, me laissant seul sur ce parking.
Je reviens à la réalité lorsque l'on me retire le casque, et que mes propres sanglots me pétrifient sur place.
C'est un nouvel échec.
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