33 (partie 2)
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Mia
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C'est étonnant, après deux ans, d'à nouveau retrouver tout ça : mon salon avec ma playstation encore branchée sous le meuble télé, mon fauteuil connecté, les magazines ridicules que lit ma mère pour se persuader que sa manière de vivre, est la manière de vivre des gens sains.
Le fesses bien ancrées au fond de mon fauteuil, je fixe ma mère en face de moi avec un regard toujours aussi hébété qu'à notre arrivée. Elle ne cesse de croiser et décroiser ses jambes, mal à l'aise.
- Mia mi amor, combien de sucres dans ton café ?
- Trois, je marmonne sans quitter ma mère des yeux.
Gloria chantonne, sûrement pour tenter de détendre l'atmosphère, avec un mal certain. Quant à Elio, presque aussi mal à l'aise que ma mère, il a timidement prit place sur un pouf à côté de la table basse, et tourne distraitement les pages d'un livre de recettes vegan.
- Bien, sourit Gloria en déposant un plateau sur la table basse. Est-ce que tout le monde a reprit ses esprits ?
- Oui, j'imagine que oui.
Je m'humidifie les lèvres, peu encline a me détendre après l'accueil déplorable que ma mère m'a offert : certes, dans sa position, j'aurais sûrement fait la même chose, mais le sentiment d'être rejetée de la sorte, après deux ans de souffrance, de manque, m'a transpercé le cœur.
- Ton tatouage, Mia, murmure Gloria.
- Mon tatouage, oui ?
- Tu appartiens à Reborn ? Tu es..., vous êtes... vraiment un de ces... monstres ?
La toute petite voix de ma mère me surprend plus qu'elle ne l'aurait due – avec le temps j'ai perdu l'habitude de cette petite intonation qu'elle prenait lorsque quelque chose la chagrinait.
- Et oui, génial non ? Comme quoi nous faire attaquer et butter à Liberty n'a visiblement pas suffi à celui qui régit ce monde de merde. Tu entends Dieu ? Si tu m'écoutes, t'as vraiment mal fait ton boulot.
Gloria blêmit, à mes paroles injurieuses envers celui qu'elle considère comme le maître incontesté de notre chère planète Terre. Si je parle ainsi, que j'insiste sur l'aspect non divin de notre situation, j'espère qu'elle comprendra que ses futures paroles à ce propos ne seront pas les bienvenue. Je la devance, en découvrant la couleur : dans notre conversation, qu'importe le dieu qui sera évoqué, n'y aura pas sa place.
Elio a laissé un léger sourire étirer ses lèvres, le regard brillant.
- Racontez-nous, les enfants, ce qu'il s'est passé.
J'échange un regard avec mon petit ami, et prends la parole, pour narrer la longue histoire qu'est celle qui a suivi notre retour à la vie. Je parle en premier lieu de Elio – personnage important du récit, mais que ni ma mère ni Gloria ne doivent connaître, avant de m'attarder sur la nuit du drame. Le fait que nous ayons cru nous en être sortis fait frémir ma mère, qui susurre un léger ''mon Dieu'', en joignant les mains. Puis, le sérum Reboot, le centre, Aubert, Criada et les cours. Les simulations, les entraînements, les coups, la violence, encore et encore, nos vies réduites au rang d'outils, la propagande du centre, notre nom de Reborn étant le même que celui de la société qui nous a conçus. Enfin, notre rôle dans notre société prétendument gangrenée.
Cependant, je me bloque brutalement, en arrivant au niveau de notre dernier cours de détachement, celui où nous avons perdu Javier, Lou et Léo. Comment dire à Gloria que mon petit ami assis en face d'elle a tenu l'arme qui a tué son mari ? Comment lui avouer que son fils, son petit loup, a tué trois personnes de sang froid sous le coup de la colère et de la tristesse ? Comment assumer le fait que moi-même, je ne sache toujours pas où est Lou ?
- C'est terrible, souffle ma mère en se couvrant la bouche des mains. Quelle horreur, mais quelle horreur !
- A qui le dis-tu.
Gloria me sonde de ses immenses yeux bleus perçants, attendant visiblement que je termine mon histoire, stoppée abruptement dans l'air, bloqué à un épisode inavouable, prisonnier de ma propre censure.
- Mia, mi amor... où est Lou ? Où est mon bébé ?
Je déglutis, et sens alors le bras de Elio se nouer autour de ma taille, protecteur et rassurant, puis dans le silence pesant ayant pris place autour de nous, sa voix s'élève, chaude et chargée de remords.
- Madame Kampa, la dernière fois que nous avons vu Lou, c'était il y a deux ans.
Je ne le remercierai jamais assez de prendre le relais pour moi, de faire face au visage, à l'expression que doit sûrement afficher Gloria.
- Ce jour-là..., on devait tous tuer un condamné à mort. C'était le dernier exercice de notre cours de détachement, celui où grosso-merdo, on nous apprenait à ne plus être humains. Sauf que, ce jour-là, dans les rangs des condamnés à mort... se trouvait Javier. Votre mari.
Je vois ma mère sursauter, et Gloria froncer les sourcils, soudainement bien plus grave.
- Pardon ? Mon mari s'est fait tuer en prison, oû il etait emprisonné pour trafic de drogue...
- Non, Gloria, je rétorque avec une voix blanche. Il était là, ce jour-là. Après avoir tué deux ou trois personnes à Liberty, je ne m'en rappelle plus. Il a... perdu la vie sous les yeux de Lou, qui ne l'a pas supporté.
Les yeux de Gloria se gonflent de larmes, car à ma voix et à nos expressions, elle doit réaliser la valeur de nos mots, et leur véracité. Avec deux ans de latence, elle vient d'apprendre qu'après son fils, Reborn lui a également volé son mari.
- Mon Lou..., Javier..., Mia je... je...
- Gloria, souffle ma mère en attrapant son amie par les épaules. Tiens bon ! On va surmonter ça ensemble.
La culpabilité me saisit à la gorge : quelle idée ai-je encore eue de venir ici ?
- Qu'a fait Lou, ma chérie ? Que l'ont-ils forcé à faire ?
- Il a tiré sur nos professeurs, et sur le sous-directeur du centre. Et depuis, nous n'avons plus de nouvelles.
- Madré de Dios, ce n'est pas possible !
Sous une impulsion soudaine, Gloria se redresse, quitte le canapé pour commencer à faire des tours de salon, les mains perdues dans ses épais cheveux obsidiennes.
- Et Léo ? Comment va t-il ? demande t-elle soudainement.
- Je l'ai vu, hier soir. Il participe aux Jeux, des sortes de combats de chiens organisés par Reborn, mais où à la place des chiens, ce sont des non-humains qui s'affrontent.
- Il va bien ?
- Il est... vivant.
Je ne peux pas lui dire qu'il va bien, car ce serait mentir. Je n'ai jamais caché la vérité à Gloria, et ce n'est pas aujourd'hui que ça va commencer.
Le temps passe, où ma mère et Gloria nous interrogent sur tout et rien, sur le centre, ce que nous y avons subit exactement, mais également notre vie depuis que nous en sommes sortis.
- Pourquoi ne pas être venus avant ? me lance ma mère avec un sanglot dans la voix.
- Parce que, nous n'en avions pas le droit, maman. À l'instant même où je te parle, notre référent doit sûrement être en train de me géolocaliser et de comparer les coordonnées avec celles où je ne dois absolument pas me rendre. Mais..., venir ici aujourd'hui vaut le risque de se faire battre par les surveillants du centre.
Elio hoche la tête, et boit une nouvelle gorgée de son café.
- Maman, Gloria, on va avoir besoin de vous.
…
Avec précaution, une infinie douceur, je pousse la porte de mon ancienne chambre dans un grincement plaintif de cette dernière. Le bois ancien craque sous mes doigts, et me laisse bientôt champs libre pour redécouvrir mon monde, ma bulle, restée intouchée depuis deux ans.
Lorsqu’il y a quelques minutes, ma mère m’a proposé de revoir ma chambre, j’ai tilté, sur le fait que depuis deux ans, ni elle ni mon père n’avaient pu se résoudre à ne toucher ne serait-ce qu’un livre, qu’un vêtement traînant ici ou là. Puis, je me suis mise à leur place, en imaginant une perte brutale, d’un membre, une famille exposée en une seule nuit. Et alors, j’ai compris, ou du moins, j’imagine avoir compris, ce qui les a poussé à garder ma chambre telle un mausolée.
Elio est derrière moi, et me tient la main, presque plus anxieux que moi de pénétrer ce lieu figé dans le temps, depuis deux ans maintenant.
La première chose que je remarque en entrant, c’est que même mon lit n’ait pas été refait après mon départ. Visiblement, le dimanche soir précédent le drame, j’étais partie de chez moi sans régler ce petit détail, qui aujourd’hui me paraît surréaliste.
— Sympa comme chambre, souffle Elio en s’approchant de mon mur, pour en observer les photos.
— Surtout mal rangée, mais oui, elle est plutôt sympa.
Je le rejoins prestement, pour me noyer à nouveau dans cette multitude de souvenirs lointains, colorés et vivants, scotchés à mon mur et couchés sur du papier glacé. La plupart sont des photos de Lou, Léo et moi, des clichés de famille, des paysages de vacances, quelques cartes postales.
— C’est vous là-dessus ?
Je suis la trajectoire du doigt de mon petit ami, et souris en distinguant une des photos les plus anciennes, de mes deux meilleurs amis et moi-même déguisés pour le carnaval de l’école. Sur la photo, j’arbore un magnifique costume de pirate, Léo est en cow-boy et Lou en indien. Les costumes ne sont pas trés beaux, et visiblement peu onéreux mais les simples sourires sur nos lèvres me suffisent à ne pas m’attarder sur ce petit détail.
— Et celle-ci, ils avaient quel âge ?
Mon regard quitte le carnaval pour aller se perdre dans une autre année, celle de seconde, où un cliché représentant Lou et Léo en costumes de scène, me fait décrocher un petit rire.
— Quinze ans. C’était pour le spectacle de fin d’année à Liberty, et je m’étais cassé une cheville. Du coup, c’est Lou qui a dû me remplacer au pied levé pour danser avec Léo. Ils sourient sur la photo, mais en vrai ils n’étaient pas super contents de ce petit... changement de programme.
— J’imagine bien.
Nous quittons le mur de photographies après avoir décrit quelques images à Elio, avant que je ne retrouve mon bureau, jonché de feuilles, de cahiers ouverts, de feutres. Un dessin avorté de coucher de soleil, une liste de chansons potentielles pour notre prochain cours de danse, un roman resté ouvert depuis tout ce temps.
— C’est fou, de revoir tout ça, je murmure en caressant la surface plane du bout des doigts.
— Entre le cimetière et ça...
J’acquiesce, et me laisse finalement tomber en arrière sur mon lit, attrapant au passage une peluche à l’effigie de Mickey Mouse, et avise Elio faire la même chose, avant de l’étreindre contre lui.
— Je te trouve super courageuse depuis ce matin, me chuchote t-il.
— Pas le choix de l’être lorsqu’on vit des choses pareilles.
— Même, je veux dire tu as du mérite d’affronter tout ça.
Je souris, dépose un baiser sur ses lèvres, avant de fermer les yeux, d’inspirer à pleins poumons l’odeur de poussière et de renfermé, essayant de percevoir dans les nuances de ce parfum, quelques vestiges de ce qui fut jadis, la senteur de ma chambre d’adolescente.
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