55 (partie 1)
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Lou
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Lorsque quelques étages au-dessus de moi, j'entends le bruit oh combien familier d'un coup de feu, je me fige sur place, avant de reprendre mon ascension dans le conduit d'aération. À la verticale, les jambes et les bras écartés afin de me maintenir, je monte tel un crapaud me retenant aux parois métalliques pour m'éviter une chute mortelle.
Je leur avais laissé jusqu'à quatorze heure cinquante. Il est seize heures dix.
Mes ongles raclent la paroi sur ma droite, et je contracte un peu plus mes muscles pour me permettre d'atteindre le pallier suivant, où je pourrais reprendre des forces.
Le système d'aération de ce building est assez bien pensé : une colonne verticale reliant chaque étage par de longs tuyaux assez grands pour pouvoir laisser passer un corps humain pour la maintenance. Autant dire que pour une fois, mon petit gabarie est une force.
Je pousse sur la pointe de mes pieds, me hisse d'un nouveau mètre douloureux, avant de répéter l'action avec mes mains, de pousser encore et encore jusqu'à saisir le rebord du passage latéral parcourant le quinzième étage. Avec un couinement plaintif, je m'y hisse non sans sentir une perle de sueur me dégouliner le long du visage.
J'aurais pu passer par l'entrée de service, et rejoindre le vingtième étage par la voie classique. J'aurais pu, il y a trois semaines. Sauf qu'aujourd'hui, ma capacité à combattre et à me défendre a réduit de trois quart, de paire avec ma vue. Mon champs de vision étant restreint, il m'est plus difficile d'esquiver les coups et les tirs, mais aussi de voir approcher mes assaillants. C'est pourquoi j'ai préféré passer par ici, par ce conduit que personne n'occupe de part sa dangerosité et sa difficulté de praticité.
Mon souffle erratique résonne à mes oreilles comme une symphonie éraillée, et mes ongles pour la plupart cassés me font un mal de chien. Plusieurs fois depuis mon départ du premier étage, j'ai faillit chuter, et me suis rattraper in extremis en agrippant les aspérités du mur avec mes ongles.
Je laisse un soupire m'échapper, avant de me redresser à quatre patte, tâtonner pour retrouver la ligne du conduit vertical, et y retourner avec précaution.
Plus que cinq étages.
Il doit y avoir un problème. Tout autour de l'immeuble se pressaient des civils curieux et des forces de l'ordre alarmés. À l'intérieur, j'ai pu entrevoir quelques bribes d'une bataille acharnée dans le hall du building. Pas de Juan, de Tim ou de Jeremy en vue.
Et surtout, pas de Léo.
En soit, je me suis répété que c'était normal : ils devaient tous être en haut.
Sauf que de deux choses l'une : les systèmes de sécurité ne sont pas désactivés, et avec le temps supplémentaire que je leur ai laissé, ils auraient dû être parmi les combattants dans la hall, ou bien en dehors de l'immeuble. Ce que je fais, est sûrement stupide et inconscient. Peut-être que leur absence à une logique, un sens. Cependant, je sens au fond de moi ce drôle de sentiment m'étreignant les intestins, comme celui que j'avais ressentis avant la tentative de suicide de Léo en troisième.
Il y a un problème, j'en suis intimement persuadé.
Dix-septième étage. Dix-huitième. Dix-neuvième.
En atteignant le vingtième étage, à bout de souffle et le cœur au bord des lèvres, je sens une nausée terrible me prendre aux tripes, avant de me vider dans le conduit d'aération que je viens d'emprunter. La douleur de mes muscles est telle que j'ai envie de pleurer de douleur.
Mais enfin, j'y suis.
Avec lenteur, je me redresse dans le conduit latéral, avant de débuter ma course jusqu'à une ouverture qui débouche sur un long couloir.
Maladroit, je retire la large plaque en métal me permettant de m'extirper de ma longue prison de fer, avant de me laisser tomber en bas, un choc mou accompagnant mon atterrissage burlesque sur la moquette. Les bras tremblants, les dents serrées, je me met à genoux, avant de me relever avec un soupir de soulagement d'enfin être arrivé à cet étage, avant de me figer de stupeur, mêlé à une horreur incommensurable.
Jeremy est étendu au sol, mort.
Ses yeux clairs encore ouverts fixent le plafond, et de sa bouche s'écoule un filet rougeâtre.
Mes yeux s'écarquillent, mon cœur s'emballe plus de frayeur que d'essoufflement, et je me rue dans le couloir à la recherche du bureau de Nodem sans plus porter d'attention au cadavre déjà froid de mon ami.
Où est Léo ?
Je pousse une porte, puis deux, puis trois. L'étage est désert, et abominablement calme.
- Léo ?
Je vérifie la présence de mon arme à ma hanche. J'aurais peut-être du mal à m'en servir, mais au moins, en cas de réel problème, elle est là.
Le silence m'est de plus en plus insupportable. À mon arrivée sur les lieux, les sirènes hurlaient encore. Désormais, elles se sont tus. Et j'aurais vraiment préféré qu'elles continuent à emplir le vide de leurs vibrations assourdissantes. Plus assourdissantes que ma peur se décuplant à chaque porte ouvert et ne découvrant rien d'autre que le vide d'un bureau laissé à l'abandon.
Je pousse une énième porte, pour enfin tomber sur le bureau de Nodem.
Mes yeux parcourent la pièce, et tombent immédiatement sur le cadavre d'un garde du corps à deux pas de l'encadrement de la porte. Celui du chef de Reborn également étendu au sol dans une petite flaque de sang, la chemise carmine.
- Léo ?
Je fais un pas en avant, évite le bras mollement étalé dans ma direction du garde du corps, pour finalement distinguer au sol, une traînée de sng n'appartenant ni au garde du corps, ni à Nodem et s'étalant de la moitié de la pièce jusqu'à derrière le bureau.
- … Léo ?
Un gémissement me répond, au fond de la salle, et je me précipite vers l'immense bureau en bois vernis pour le contourner, et tomber sur mon petit ami, maladroitement adossé au bois, le teint blafard, les mains crispés sur la moquette.
- Qu'est-ce que tu fous là bordel... ?
Je m'agenouille en face de lui, et constate ses yeux rougis par les larmes, gonflés par la fatigue.
- Léo tu...
- Lou, écoute-moi. Barre-toi d'ici maintenant. Tu as encore une chance de t'en sortir vivant, tu piges ça ? Pourquoi tu es monté bordel de merde... pour une fois tu aurais pas pu m'écouter ?!
Il me crie dessus, mais sa phrase sonne étrangement fausse. Il se voile d'une colère factice pour camoufler autre chose. La douleur, le regret, tous ces sentiments brillants au fond de ses yeux. Sa fureur n'est qu'un masque, un énième masque dont il se pare aujourd'hui pour à nouveau me cacher ses sentiments, ses émotions,qu'il s'oblige à étouffer au fond de lui.
Pourquoi il... ?
Une quinte de toux le prend violemment, et une gerbe de sang lui coule de la commissure des lèvres.
Et alors, je remarque. Son haut suintant le sang, la flaque bordeaux sous lui, ses mains rouges, son visage blanc. Il est... blessé. Gravement... blessé.
Oh mon Dieu, non. Mon cerveau court-circuite, et une véritable apocalypse se déclenche en moi tandis que je comprends au ralenti la gravité de la situation.
- S'te plaît, va t-en. Je veux pas que tu me vois comme ça. Je veux pas que tu te fasses prendre par les types de la sécurité.
Je prends son visage entre mes mains, examine ses lèvres tremblantes et ses yeux me suppliant de détourner le regard. Ce que je ne fais à aucun moment, préférant de loin le soutenir que de le laisser baigner dans la douleur et le sang sans lui accorder la moindre considération.
- Tu partiras pas hein... ?
- Non, sûrement pas non. Léo tu es blessé, tu as besoin d'un docteur, tu as besoin d'...
- Lou, bébé. Je vais pas m'en sortir cette fois, je suis désolé. Les balles de cette ordure ont touchés mes organes vitaux, et tu te doutes qu‘elles n'étaient pas... classiques. Tu comprends ?
Mes doigts se crispent sur la peau tendre de ses joues, et je sens mon rythme cardiaque augmenter encore et encore, jusqu'à ce qu'un sanglot ne me noue la gorge.
Une de mes mains quitte son visage pour tenter d'obstruer la plaie béante au niveau de son abdomen, mais rien à faire : j'ai l'impression que la pression de ma main sur sa blessure ne fait qu'augmenter l'afflux de sang.
- Tu vas devoir... continuer tout seul. Je suis vraiment... désolé.
Il a du mal à parler.
Je retire précipitamment ma main en comprenant que je le fais souffir plus qu'autre chose, avant de la considérer avec stupeur. Elle est écarlate désormais.
Mais moi, me retrouver... tout seul ?
Mes souvenirs s'entrechoquent, se chevauchent et se poignardent. Je revois la cour de l'école primaire le jour de notre rencontre. Je sens à nouveau notre odeur entremêlée dans les draps. Je ressens à nouveau ses caresses le long de mon dos. J'entends sa voix murmurant mon nom.
Ses vêtements que je portais, nos brosses à dents que nous échangions, les moments à l'internat, au centre, chez Nodem, je revois et ressens tout.
Tout ces souvenirs qui ont fait de nous deux personnes distinctes, et un tout.
Mes larmes commencent à déborder, et je secoue la tête, ivre de douleur.
Non, ce n'est pas possible. C'est un mauvais rêve, un cauchemar ignoble, et je vais me réveiller. Je ferme les yeux, et prie pour que lorsque je les rouvrirais, je retrouve Léo, dans notre lit, et qu'il me fasse tout oublier en m'entraînant avec lui sous les draps. Tout oublier par le physique plutôt que par les mots, voilà ce qui nous définissait en définitif. Il n’a jamais été bon pour parler, et moi à force de trop en dire, je finissais par perdre le fond de mes pensées.
Je vais rouvrir les yeux et...
- Un... deux... trois... quatre... c....
- Tu rêves pas Lou. Hé, mon loup, regarde-moi. Tout va bien se passer ok ?
Non.
Je rouvre péniblement les yeux, et assiste à une nouvelle quinte de toux qui fait refluer un filet de sang épais et sombre, qui s'écoule le long de son menton. La balle a dû toucher son estomac, l''engorger, et tout faire remonter à al surface.
Je ne peux pas le croire. Il ne peux pas mourir. Pas comme ça, il n'en a pas le droit. Je le refuse !
- Lou, arrête de pleurer s'te plaît, je...
Il marque une pause, et je constate avec horreur que la flaque de sang s'est agrandie, et qu'il lutte pour ne pas s'évanouir. Il est à bout de force, mais lutte encore et encore pour rester avec moi.
- Comment tu oses me demander ça ?! Putain Léo, je... t'es en train de mourir sous mes yeux, et j'aurais pas le droit de pleurer ? Je fais comment moi sans toi hein ?
- Tu continus de vivre. On a gagné mon loup. J'ai tué Nodem.
- Et il t'a condamné en retour. Quelle magnifique victoire ! Je t'interdis de mourir tu entends ?!
Mes larmes me brouillent le peu de vue qu'il me reste. Mais malgré ça, je sens tout de même les pupilles de Léo me scruter avec application, avant que ses mains ne saisissent les miennes.
- Je t'aime tellement putain.
- Moi aussi je t'aime pauvre abruti, alors reste en vie... allez Léo s'il te plaît... !
- Mia et Elio prendront soin de toi. Je le leur ai fait jurer en cas de problèmes.
- Tu avais promis que c'était sans danger ! Tu m'as menti ! Léo putain lève-toi qu'on aille...
Il serre doucement mes doigts entre les siens, et m'offre un large sourire. Un sourire dévoilant ses dents rougis par le sang, mais si parlant par son émotion. Ce même sourire qui m'a réconforté lorsque je n'allais pas bien, ce sourire qui m'a damné, celui dont je suis tombé amoureux, celui qui... va voir Léo s'éteindre.
Je me penche en avant, et prends ses lèvres entre les miennes, faisant abstraction du goût salé du sang, de mes larmes. Il me répond fébrilement, tout en serrant mes mains au creux des siennes.
- Je t'aime. À la folie.
- Arrête... je t'en prie, arrête !
- Dis-moi que tu m'aime.
- Non, je...
- S'il te plaît.
- Non !
- Lou je...
En un instant, ses yeux s'emplissent de larmes, qui débordent en un véritable torrent sur ses joues. Une grimace de douleur lui déforme le visage, tandis qu'il me broie les mains.
- J'ai pas pu éviter les coups ok ?! J'ai choisis de tirer sur Nodem, pour vous offrir une vie à toi et les autres ! Tu n'as pas le droit de m'en vouloir pour ça. C'est parce que je vous aime que j'ai fais ça, tu comprends ?! Alors maintenant dis-moi que tu m'aimes parce que si je clamses sans en avoir la confirmation, tu pourras considérer que mon geste n'aura servi à rien. M'en veux pas pour ça... s'il te plaît.
Mon cœur se fend en deux, puis explose.
Quel connard je fais. Je me doutais qu'il agirait de la sorte, si un ultimatum lui était posé. A la différence de Nodem qui visiblement, ne l’en croyait pas capable. Sinon il aurait prévu plus de protéction dans ce bureau. Et Léo, je le vois bien, souffre autant de me voir souffrir que que par ses propres blessures. Et moi, je lui hurle dessus. Mais quel con.
- Putain mais bien sûr que je t'aime. Tu le sais très bien en plus, pourquoi tu me forces à le dire ? Je t'aime à la folie foutu connard, plus que tout ce qu'il me reste en ce bas monde de merde !
Un dernier sourire étire ses lèvres pâles, du bonheur à l'état brut, de ceux que j'ai rarement vu sur son visage.
Puis, tout à coup, ses mains se desserrent autour des miennes, ses larmes se tarissent, et je constate une sorte d'ombre passer devant son regard obsidienne. Je lâche péniblement ses doigts, secoue sa main inerte, l'appelle, encore et encore.
- L...
Mon cœur rate un battement. Je sens le sang rugir dans mes oreilles, mon cœur cogner plus fort, plus vite. Mon corps tout entier chavire, de même que mon esprit anesthésié par ce qu'il voit. Des pupilles froides et mornes fixées sur moi, son corps rendu inerte par l'absence de vie.
- Hé, non, non, non... Regarde-moi Léo, allez.
Je m'avance jusqu'à lui, pose ma tête contre son torse baigné de sang pour tenter d'entendre son cœur, tenter de le sentir se soulever au rythme d'une vie qui l'animerait toujours.
Sauf qu'il n'y a rien. Plus rien. Le vide, le son creux d'une absence de pulsation.
Mon cœur gonfle, enfle, avant que je ne percute enfin ce qui arrive, et que mes yeux débordent, que ma gorge ne se déchire en un cri qui me sature les oreilles.
Un « Léo » hurlé avec toute la maigre force dont je dispose encore. Un cri qui fait trembler les murs, trembler mes membres, s'écrouler mon monde.
Je tente maladroitement de rapprocher son corps du miens, une crise d'hystérie mêlé à une crise de panique me submergeant soudainement. Je patauge dans le sang de mon petit ami, le secoue, d'avant en arrière en lui hurlant de revenir.
Sauf qu'il ne reviendra pas. Tu le sais ça, Lou, qu'il ne reviendra pas ?
Non, je rêve. Je rêve, c'est obligé. Reste juste à savoir quand est-ce que je vais me réveiller ? Peut-être maintenant ?
Je ferme les yeux, prends de l'élan et frappe ma tête le plus fort possible contre le panneau de bois du bureau. Mon crâne craque, mais je suis toujours ici, le corps de Léo reposant mollement contre moi.
- Putain reviens ! Espèce de connard, arrête de jouer comme ça ! Parle ! Parle !!
Nouvelle tentative de réveil brutal contre le bureau. Nouvel échec.
Je gronde, rue, tente de me relever en tenant son corps lourd et glissant contre le mien. Mais je glisse, et m'effondre à nouveau dans la flaque d'hémoglobine.
Autour de moi, une multitude de trompettes inexistantes résonnent, me déchirant l'âme en mille morceaux.
Il croit vraiment pouvoir s'en tirer comme ça ? Avec un argument aussi débile que « j'ai fais ça pour vous libérer » ?
- Tu ne m'as pas libérer, salaud ! Tu entends ?!
Mais je connais un moyen.
La prétendue délivrance de mon petit ami s'est profilé par la pression sur une gâchette.
Ma libération, suivra le même chemin.
Je tremble en saisissant la clef de ma liberté, retiens mes larmes en murmurant une prière, puis je me statufie sur place, laissant la liberté m'ouvrir les bras, au moment même où je presse la gâchette, pour la toute dernière fois.
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