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« A cette époque-là… »
Elle commençait toujours par ces quatre mots. C’était un peu pour nous comme les trois coups frappés au début de toute pièce de théâtre. Et tout comme dans ces lieux magiques et grandioses du spectacle où les dorures brillent de milles feux grâce aux innombrables et immenses chandeliers qui pendent des hauts plafonds, le silence se faisait dans notre pauvre petite pièce unique où seule la lumière de la cheminée éclairait chichement nos visages. Un silence religieux ; un silence respectueux ; mais aussi un silence fébrile d’excitation et d’attente, surtout pour nous, les marmots.
« A cette époque-là, j’étais déjà bien vieille… »
Elle s’interrompit pour considérer cette idée. Elle hocha la tête puis, avec un petit ricanement ironique envers elle-même, elle reprit :
« C’est sûr que si on regarde par rapport à ce soir, ma vieillesse d’alors pourrait ressembler à une certaine forme de jeunesse mais ça, je ne le savais pas à ce moment-là. Je devais avoir environ soixante ans et je croyais bien être rentrée dans ma dernière dizaine… »
Elle hocha à nouveau la tête et poursuivit presqu’en chuchotant :
« C’était au moment de la RE-VO-LU-TION »
Un frisson de contentement me parcourut car j’adorais quand elle abordait cette époque. En regardant autour de moi, je vis les visages aux regards brillants et je fus satisfaite de constater que je n’étais pas la seule à envisager le plaisir à venir.
Je reportais mon attention sur mon arrière grand-mère. Elle aussi avait senti la pièce vibrer d’un plaisir anticipé, et son doux sourire satisfait qui montrait combien elle avait conscience du bonheur qu’elle offrait, me gonfla le cœur de gratitude envers elle.
Je remuai pour m’installer de façon à être la plus à l’aise possible, ne voulant pas gâcher le plaisir attendu par quelque mauvaise posture qui eut pu m’empêcher d’apprécier le récit.
« Il y avait en la paroisse de Vern, proche des limites de Saint-Armel et de Châtillon, une grande métairie : la métairie de la Grée. Elle se situait en haut d’une côte, au détour d’un virage. C’était de biens beaux bâtiments, tout en pierre, avec un étage et une couverture en ardoise. La façade était agrémentée de plusieurs grandes et larges fenêtres, joliment décorées de rideaux. Ah ça, ils avaient de l’argent et ça se voyait ! On rentrait dans la cour comme dans un château, en passant sous un porche voûté. De tous les côtés, il y avait des bâtiments : étable, grange, porcherie, basse-cour et une écurie… Eh oui, même une écurie car ils avaient plusieurs chevaux ! Au temps des foins, d’immenses pirottées s’élevaient dans le centre de cette grande cour. Leurs tailles empêchaient même de voir la porte d’entrée de la maison, qui se situait en face du porche, et il fallait les contourner au large pour espérer voir les ouvertures du rez-de-chaussée.
« Evidemment pour s’occuper d’une bâtisse pareille, il faut du monde. Ils employaient en permanence 2 servantes et 3 valets et je ne vous dis pas le nombre qu’ils étaient au temps des moissons ! Ah la la, ça grouillait d’activités de partout dans cette ferme… oui de partout !
C’est y triste tout ce qui est arrivé… »
Perrine fit une pause, soupira, hocha la tête encore une fois, soupira à nouveau. Je pris conscience soudain que j’imitais tous ces gestes en un mimétisme parfait car, comme toujours, elle avait su captiver mon attention. Un peu honteuse, je jetai à la va-vite un regard aux autres membres de la famille, de peur qu’ils n’aient remarqué mon comportement, mais l’attente dans laquelle ils étaient me rassura : eux aussi étaient déjà captivés par le récit et ils ne risquaient pas de me prêter attention.
Perrine reprit :
« Quand vous rentriez dans la maison à proprement parler, il y avait du carrelage au sol dans la pièce principal du bas et du parquet dans toutes les autres pièces y compris celles de l’étage. Là-haut, c’était les chambres des enfants et ils avaient aménagé le grenier pour faire des chambres pour le personnel. En bas, il y avait une grande pièce pour les repas, une chambre pour le maître et sa femme et un bureau… Y z’étaient comme des châtelains, je vous dis.
« Le métayer s’appelait Pierre Budor : un type grand et fin d’une quarantaine d’années, sec comme un coup de trique, mais plutôt bel homme. Il avait un visage maigre et anguleux mais bien proportionné et de grand yeux bruns, bordés de longs cils, qui adoucissaient l’ensemble. Il venait d’une famille très aisée de Nouvoitou où divers héritages lui avaient donné la propriété de nombreuses terres qu’il affermait. Une ou deux fois l’an, on le voyait venir visiter ses fermiers, voir si tout se passait bien, s’enquérir si les récoltes seraient bonnes… On aurait pu penser à le voir qu’il serait pas commode mais en fait c’était pas un méchant… Sûr, il fallait que le boulot soit fait, et correctement encore, sinon : gare ! Il veillait aux grains et n’admettait pas la paresse. Quand il faisait ses visites, il avait l’œil à tout et il tenait à ce que les fermes qu’il louait soient en permanence propres et bien tenues. Je me souviens d’une fois où il était venu chez ma voisine, Marie Ménard : c’était une de ses fermes. Marie avait laissé un tas de fumier directement contre la façade. Oh la la mes pauv’enfants : vous auriez vu comment il te l’a houspillé la Marie ! »
Mon arrière grand-mère s’arrêta quelques secondes car le rire la secouait au souvenir évoqué. Je crus comprendre à la regarder ainsi se réjouir qu’elle n’avait pas dû aimer beaucoup sa voisine. J’essayai de m’imaginer un instant Perrine et Marie, l’une en face de l’autre, se côtoyant avec des grands sourires tout en nourrissant les pires pensées l’une à l’égard de l’autre ; ou bien, tout simplement, la « guerre » étant déclarée, ne pas même s’adresser un bonjour et mon arrière grand-mère ricanant en entendant Pierre Budor faire la leçon à sa locataire ! Je n’eus pas le loisir de m’appesantir sur le sujet car le récit reprenait :
« Mais c’était pas un méchant Pierre Budor : il savait accorder du mou pour les paiements quand les hivers avaient été difficiles et il portait un vrai intérêt à ses fermiers et à leurs familles. D’ailleurs, c’était pas rare qu’il prenne comme pâtou sur ses propres terres de la Grée les enfants de ses fermiers. Et les gamins, ils étaient bien traités ; pas comme chez certains qui se prenaient pour Dieu le Père et qui savaient pas s’adresser aux gosses autrement qu’avec des coups de pied au derrière !
« De sa femme, y a pas grand-chose à dire : elle s’appelait Joséphine Quelavoine et avait tout à fait le même physique que son mari et aussi les mêmes traits de caractère. Ils auraient pu être frère et sœur tous les deux, tiens ! Moi, je pense que du jour où elle l’a épousé, elle s’est tellement calquée sur lui, qu’elle est devenue son double, même au niveau de son visage ! Elle quittait pas beaucoup sa métairie. C’est vrai qu’elle avait beaucoup à faire pour tenir une maison pareille : entre ses enfants et les servantes dont il fallait surveiller le travail, et tout ce qu’une femme doit faire pour gérer sa maison, elle avait pas beaucoup de temps pour la promenade, sûr ! Elle aussi venait d’une famille de gros paysans. Les Quelavoine ont toujours habité Vern. Son père avait été en son temps le cultivateur le plus imposé de la paroisse : c’est dire ! Mais, il avait beaucoup d’enfants et son bien s’était un peu dispersé au gré des mariages. Mais la Joséphine, elle a quand même apporté pas mal de terres à son mari.
« Mes p’tits enfants, souvenez-vous bien de ça : c’est important quand on se marie de bien choisir un gars ou une fille qui a un peu de bien. C’est comme ça qu’ils font les riches. Ils choisissent selon leur cœur mais aussi selon leur porte-monnaie… »
Là-dessus, Perrine regarda ma mère de ses yeux opaques et d’un air entendu : celle-ci s’était marié avec un journallier, mon père donc, et de ce fait était descendu de beaucoup dans l’échelle sociale. Cela lui valait encore aujourd’hui d’amères remarques dès que l’occasion s’en présentait. Mon père justement émit un raclement de gorge pour montrer son mécontentement mais Perrine fit semblant de ne pas entendre. Elle agissait toujours ainsi avec lui, l’ignorant superbement pour bien lui faire sentir le poids de la culpabilité qu’il se devait de ressentir.
Après ce petit moment de tension, mon aïeule réclama un peu de cidre et je me dépêchai de la satisfaire car j’avais hâte qu’elle reprenne son histoire, autant pour satisfaire ma curiosité quant à la suite que pour effacer la lourdeur soudaine de l’ambiance. Malheureusement, elle prit tout son temps pour boire sa bolée : je crois qu’elle cherchait exactement le contraire de moi. Elle prenait plaisir à maintenir le poids de ses reproches muets tout en nous tenant en haleine au sujet de son récit. « Ah la vieille bique ! » devait penser mon père, ainsi qu’il le dit si souvent lorsqu’elle ne fut plus parmi nous.
Perrine buvait à petites gorgées. Sa main tremblait lorsqu’elle portait la bolée à ses lèvres et un peu de cidre tombait parfois sur son menton, qu’elle essuyait alors du revers de la main. Enfin, elle finit par se décider à poursuivre !
« Bien, bien, bien, ou que j’en étais moi dans tout ça… Ah oui ! La Joséphine, elle avait été plus maligne que certaine qu’on connait ici… Elle avait mis le grappin sur un bon parti. Ensemble, ils avaient eu huit enfants, mais cinq seulement étaient restés en vie : deux filles et trois garçons. Et bien, vous savez quoi ? Ils avaient tous leur propre chambre ! Vous imaginez ? Même Joséphine, chez son père, n’avait pas connu ça ! La métairie de la Grée était devenue quasiment un petit manoir. D’ailleurs, c’était son surnom, « le petit manoir ». Quand les gens parlaient d’eux, ils disaient : « au petit manoir, ils font ceci ; au petit manoir, ils disent cela… » Les filles avaient 18 et 12 ans ; et les garçons 14 et 8 ans et 5 ans. L’aînée, elle s’appelait Jeanne. C’était une belle demoiselle, grande avec tout ce qu’il fallait pour plaire à un garçon. Ils étaient nombreux à tourner autour d’elle lors des fêtes. Ca l’amusait de les voir rivaliser pour attirer son attention.
« Je me souviens avoir entendu dire que lors d’une fête de la Saint Jean, il y avait eu toute une histoire entre deux jeunes hommes qui la courtisaient : ils en étaient venus jusqu’à se battre. L’un d’entre eux avait eu plusieurs côtes cassées et l’autre dont la pommette avait été tailladée est resté avec une marque à vie sur la joue ! Mais ces deux-là ne l’intéressaient pas. Son regard était attiré par un homme un peu plus âgé. Il avait été nommé instituteur. Il avait la prestance du gars de la ville et de l’homme un peu plus mûr. Il s’appelait Jean Le Maux. Agé d’environ trente ans, il était arrivé deux ans plus tôt à Vern, portant beau et parlant bien. Il disait être le fils d’un marchand de Nantes mais tout le monde trouvait ça louche parce qu’on ne comprenait pas pourquoi, au lieu de rester avec son père à l’aider comme ferait n’importe quel bon fils, il avait pris la route comme un moins-que-rien. Et tout ça pour échouer à Vern !
« Mais il était bon républicain, tenait le discours convenu, était de bonnes mœurs et sans vice connu, si bien que l’administration cantonale avait retenu sa candidature. En même temps, elle n’avait pas vraiment le choix puisqu’aucun autre candidat ne s’était manifesté. Le jury d’instruction de Rennes avait confirmé son agrément et il avait pu commencer à instruire. Et finalement, le choix fut plutôt bon car il s’y prenait bien avec les enfants et tout le monde put constater qu’ils faisaient de grands progrès.
« D’abord un peu perdu dans la communauté, son intelligence lui permit de comprendre très rapidement tous les liens qui pouvaient unir les uns aux autres. Ce faisant, il s’intégra parfaitement. Et pourtant, l’époque n’était pas propice car la méfiance régnait partout, jusque dans les familles. La suspicion empoisonnait toutes les relations… car il faut que je vous dise, en ce temps-là, la politique régentait les rapports entre les gens. Y avait plus que ça qui comptait : soit vous étiez pour le progrès qu’ils appelaient ça, soit vous étiez un traitre. Et des fois, un mot de travers, un pauv’ petit mot de rien du tout vous faisait classer comme rebelle et… couic… la guillotine ! »
Perrine s’arrêta pour reprendre haleine car elle avait parlé sur un rythme soutenu pour garder notre attention. Elle avait prononcé le dernier mot en mimant un signe d’égorgement qui procura un frisson d’angoisse chez chacun de nous. Je sentis une petite boule se former en moi à l’idée de l’horrible machine dont j’avais déjà vu des illustrations. Celles-ci représentaient souvent un corps décapité avec une tête qui avait roulé par terre un peu plus loin. Du sang dégoulinait un peu partout sur la lame et formait une flaque au pied de la guillotine.
Dans la famille, on avait eu un cousin éloigné qui était mort comme ça. Il s’était laissé entraîner, un soir de beuverie, à critiquer le pouvoir en place, allant jusqu’à pisser sur l’arbre de la liberté planté au milieu du village. La sanction n’avait pas trainé. A peine dégrisé, il avait vu le lendemain les officiers de l’ordre public arriver en force chez lui pour l’arrêter. Il avait été emmené dans une prison révolutionnaire à Rennes et, malgré de nombreux témoignages en faveur de son républicanisme, il avait été condamné à la faucheuse.
« L’histoire que je vais vous conter, c’est l’histoire d’un drame » reprit Perrine en murmurant . Elle fixait son regard aveugle sur les flammes de la cheminée comme si elle pouvait les voir. «Un drame vécu par cet instituteur, Jean Le Maux". Alors qu'elle finissait sa phrase, une gerbe d'étincelles vint crépiter dans le foyer, comme pour ponctuer son monologue d'un mini feu d'artifice et cela donnait l'impression qu'elle commandait le feu, ce qui ajoutait à son aura de conteuse.
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