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Jean avala sa dernière bouchée, se releva d’un bond et épousseta les miettes de pain qui était tombées sur son gilet. Puis, d’un geste décidé, il enfourcha son étalon et reprit la route.
L’étude du notaire se situait dans la rue principale et il la trouva facilement. Il démonta et attacha les rênes à l’anneau prévu à cet effet. Il jeta un regard machinal au bout de la rue où trônait l’église Saint-Julien. Juste devant, de jeunes enfants s’amusaient à jeter des cailloux le plus loin possible, mais ils durent arrêter car une femme entre deux âges, qui habitait en face, sortit de sa maison pour les sermonner. Ils s’éparpillèrent sans demander leur reste.
Jean reporta son attention sur l’étude. C’était une assez belle maison bourgeoise avec un étage et plusieurs grandes fenêtres. Les notaires gagnaient plutôt bien leur vie et le changement de régime politique n’avait rien changé pour eux. Ils avaient fait partie des notables dans le royaume ; ils faisaient partie des notables dans la république !
Discrètement, le jeune homme sortit comme prévu son petit pistolet et le cacha sous sa veste. Il se dirigea alors vers la porte d’entrée où il toqua. Une servante vint lui ouvrir :
- Je voudrais voir Maître Bouvet, c’est possible ? demanda t’il
- Attendez-là, je vais voir, lui répondit-on de manière à peine aimable
N’ayant pas été invité à rentrer, il patienta sur le seuil de la porte restée entrouverte. D’où il était, il pouvait deviner que celle-ci donnait sur un couloir étroit et assez sombre. Au bout, un escalier en bois foncé menait à l’étage. Il ne pouvait pas en voir davantage alors il se concentra sur l’objet de sa visite. Il espérait que l’homme de loi pourrait lui fournir des renseignements de nature à orienter ses recherches. Celui-ci devait très bien connaître Pierre Budor car un fermier aisé avait de multiples occasions pour passer chez le notaire, ne serait-ce que pour formaliser les baux de ses métairies ou pour acheter de nouveaux terrains.
Il en était là dans ses réflexions lorsque la servante, toujours aussi peu affable, revint le chercher pour le mener auprès de Maître Bouvet.
L’entrevue ne dura pas très longtemps.
Jean ressortit, la mâchoire serrée. Il sauta à cheval et, sans tenir compte du fait qu’il était dans un bourg, il partit au galop.
Le notaire avait été à l’image de sa servante : à peine poli. Il avait dû calculer que Jean avait peu de chance d’être un jour un de ses clients et que cela ne valait pas la peine de faire un effort de courtoisie. Il avait peu de temps à lui consacrer, ne savait rien sur rien, ne voyait pas de quoi voulait parler le jeune homme quant aux terrains de Nouvoitou, et s’il n’avait pas d’autres questions, il serait bien assez aimable pour le laisser travailler !
Jean avait senti la colère monter : lui qui respectait tout le monde ne supportait pas qu’on le prenne de haut de cette façon. « Tu te dois de respecter le plus humble des individus », lui avait martelé son père, « mais ne laisse jamais personne te mépriser non plus ». Il avait donc brandi le pistolet sous le nez du notaire et, comme celui-ci ricanait, refusant de prendre la menace au sérieux, le jeune homme s’était précipité sur lui. Il l’avait attrapé par le revers de sa veste et propulsé contre le mur avec une force dont il ne se serait jamais cru capable. Il lui avait cogné la tête à plusieurs reprises. Enragé, il n’arrivait plus à s’arrêter et il avait fallu que le notaire s’effondre à moitié pour qu’il prenne conscience de la violence dont il faisait preuve !
Au bout du compte, Maître Bouvet, tremblant, lui avait dit ce qu’il savait. Alors qu’il écoutait, le jeune homme, cependant, comprit qu’il n’avait pas de révélations à lui faire de nature à expliquer la tuerie de la Grée. Pour ne pas perdre la face, il menaça le notaire de représailles s’il allait se plaindre et déclara qu’il agissait de toute façon avec l’accord du capitaine Müller et qu’il serait bien avisé de ne pas trop attirer les forces de l’ordre dans son étude, s’il ne voulait pas qu’on y cherchât matière à ennuis. Jean connaissait suffisamment les notaires pour savoir que tout n’était pas toujours limpide dans leurs affaires. Il était sûr que celui-ci ne faisait pas exception.
L’instituteur tira sur les rênes de son bel étalon. La colère retombait et il ne se sentait pas très fier de ce qu’il avait fait. Il avait été éduqué dans l’idée du contrôle de soi. Se défendre, oui ; mais pas comme un bandit ! En même temps, cette horrible époque où toutes les certitudes se démolissaient, où la bonne éducation n’avait plus aucune valeur, incitait à toujours plus de violence et il était bien difficile d’y résister. Il décida de faire taire ses remords. Une famille entière avait été assassinée et Maître Bouvet, devant ce drame, aurait pu avoir une attitude plus respectueuse en apportant moins de dédain à celui qui cherchait la vérité sur le meurtrier. Il n’avait même pas paru affecté par la disparition tragique d’un de ses meilleurs clients !
Encore énervé par ce rendez-vous tumultueux, Jean pensa d’abord rentrer directement à Vern, mais en arrivant au carrefour du chemin qui allait de St Armel à St Erblon, il se rappela que l’un des journaliers avec qui Pierre Budor avait eut une altercation habitait cette dernière commune. Il décida de s’y rendre. Il ne voulait pas retourner chez lui bredouille une fois encore.
S’il se rappelait bien, l’homme s’appelait Louis Bitault mais il ne savait pas du tout où il habitait. Il songea que le maire saurait le renseigner mais pour cela fallait-il déjà connaitre le nom de celui-ci. Heureusement, l’information était facile à trouver. Dès qu’il rencontra quelqu’un, en l’occurrence une jeune femme, il posa sa question. Elle se fit un plaisir de lui dire tout ce qu’il souhaitait, charmée par l’avenante figure de l’instituteur, bien qu’on y lisait une grande tristesse, ou peut-être, au contraire, à cause de cela. Une femme ne résiste jamais à un bel homme au regard malheureux.
Le maire se nommait Georges Ravenel et habitait juste à l’entrée du bourg : « Si vous venez de St Armel, vous êtes passé devant » lui indiqua t’elle. Il la remercia et fit donc demi-tour. La maison qu’on lui avait désignée n’avait rien de notable. Elle était mitoyenne à une autre, tout aussi semblable avec sa porte d’entrée basse, ses deux fenêtres du rez-de chaussée et son appentis accolé au côté non mitoyen. Le soubassement était fait de ce torchis local composé de paille et de terre glaise. Il montait jusqu’à un mètre de haut puis ensuite la pierre prenait le relai.
Jean démonta et approcha en gardant les rênes en main.
- « Il y a quelqu’un ? appela t’il.
Une femme sortit peu après et lui demanda ce qu’il cherchait. Elle était entre deux âges, pas encore vieille mais plus très jeune non plus. Elle s’avéra être la femme du maire et lui annonça qu’il n’était pas là.
- «Qu’est-ce que vous lui vouliez ? ajouta t’elle
- Je voulais juste qu’il m’indique où trouver Louis Bitault
- Lequel ? Ils sont deux cousins
- Il est journalier
- Vous devez parler de celui qui habite l’Ourmais alors. C’est pas très loin.
Elle lui indiqua le chemin sans rien demander de plus. Elle avait appris ces dernières années qu’il était préférable de ne pas se mêler des affaires des autres. En toute chose, mieux valait ne rien savoir même si l’engagement de son mari dans la municipalité ne lui facilitait pas les choses. Elle l’avait bien prévenu : il était hors de question qu’elle se mêle de politique. Si lui voulait s’embarquer là-dedans, grand bien lui fasse, mais c’était sans elle ! Et qu’il ne compte pas sur son soutien si ça tournait mal…
Sa volonté de neutralité ne l’empêcha pas de se demander pourtant ce que cet homme à si belle prestance pouvait vouloir à un bon à rien comme Louis Bitault. Même elle chassa rapidement la question de son esprit tandis qu’elle regardait le cavalier s’éloigner au trot.
Jean arriva rapidement au lieu indiqué par la femme du maire. La masure était bien délabrée et il se demanda comment même elle tenait encore debout. Une large lézarde fendait la façade de haut en bas, laissant entrer les courants d’air aussi sûrement que s’il n’y avait pas eu de porte. Celle-ci d’ailleurs pendait de guingois sur ses gonds tout rouillés. Sur le pignon ouest, le lierre avait pris possession des lieux, s’agrippant dans le torchis pour monter jusqu’au toit où il rejoignait une branche d’un chêne centenaire qui se déployait sur une envergure d’une vingtaine de mètres. L’arbre, énorme, semblait vouloir aplatir la maison de sa branche, comme une main de géant qui s’abattrait sur elle.
Jean leva les yeux vers la toiture mangée par la mousse. Elle semblait s’affaisser sous le poids des ans et le manque d’entretien. La République n’avait, pour l’heure, pas changé le quotidien des miséreux, songea t’il avec amertume. En réalité, en dehors de l’extrême violence qui régnait partout depuis son avènement, qu’avait elle changé ? Elle avait mis à bas une frange de la population, certes, mais elle n’avait apporté aucune amélioration aux pauvres.
Il s’approcha, légèrement hésitant. La maison ne lui disait rien qui vaille tellement elle semblait prête à s’écrouler à tout moment. Alors qu’il s’apprêtait à toquer, un homme apparut sur le côté.
- Louis Bitault ? l’interrogea Jean
- C’est pourquoi ?
Il se présenta et expliqua le but de sa visite.
- Budor ? Il a eu ce qu’il méritait, et sa bonne femme aussi ! C’est juste triste pour les gosses, fit-il.
- Et les domestiques ?
- Bien fait pour leur tronche aussi ! Des lèches-culs, voilà ce qu’ils étaient ! Ils paradaient comme si c’était eux les maîtres. Fallait voir comme ils s’y croyaient et vous regardaient comme de la merde ! C’est pas une grande perte tout ça, croyez-moi !
- Vous n’avez pas peur qu’on vous accuse de les avoir tués ?
Il ricana et répliqua :
- Parce que je dis la vérité ? Budor c’était un maniaque grippe-sou ! Il voulait faire travailler les gens pour rien pour s’enrichir toujours plus ! Et le peu qu’on gagnait, il avait bien du mal à vous le donner ! Ca m’étonne pas que quelqu’un a voulu le tuer. Mais c’est pas moi. J’aurais pas tuer les gosses. Et pis de toute façon, j’aurais tuer personne. C’est pas parce qu’on est pauvre qu’on est sans foi ni loi !
Jean nota un accent de vérité dans son discours et il n’insista pas. L’homme semblait de toute façon trop simple pour concevoir et mettre à exécution une tuerie comme celle de la Grée. Louis Bitault lui faisait penser à Joseph Quelavoine : c’était le même genre d’homme, impulsif, toujours prêt à l’ouvrir pour râler. Et c’est justement parce qu’ils disaient ce qu’ils pensaient au moment où ils le pensaient que cela les mettait hors du cercle des suspects. Pour avoir tué douze personnes aussi méticuleusement, il fallait y avoir songé longtemps. Ca lui rappela une remarque de Dubois, l’ancien maire de Vern : « Faut chercher plus loin la racine » avait-il dit. Jean comprit qu’il avait raison.
Il salua Louis Bitault et reprit la route. L’après-midi touchait à sa fin et la nuit approchait à grands pas. Il devait se dépêcher de rentrer pour éviter d’être sur les chemins quand l’obscurité aurait gagné toute la campagne. Il mit son cheval au galop. Il n’avait plus de séquelles de l’horrible crampe qui l’avait obligée à mettre pied à terre le matin même. Il fut tenté de prendre la direction du grand chemin mais il songea soudain que prendre les petits sentiers seraient plus sûrs. Les embuscades étaient de préférence faites sur les routes plus fréquentées où l’on était sûr de rencontrer des voyageurs tardifs. Alors que sur les sentiers qui reliaient les villages entre eux, cela n’aurait eu que peu d’intérêt puisqu’on était à peu près sûr de n’y trouver âme qui vive.
Il avait eu l’occasion de se balader dans le coin l’été dernier et il lui semblait n’être pas très loin de Château Létard, un vieux manoir où avait vécu Noël du Fail, un écrivain du XVIème siècle. Personnellement, il n’en avait jamais entendu parler mais les gens d’ici avaient gardé le souvenir de ce gentilhomme. Le château faisait l’angle avec un chemin qui conduisait vers Vern : il allait rentrer par là.
Ayant quitté l’Ourmais, il trouva rapidement le manoir. Dans la nuit tombante, il l’apercevait à travers les arbres qui ceignaient la propriété. C’était un bâtiment bas, sans étage, sauf à son extrémité gauche où une large tour carrée s’élevait, percée d’une fenêtre à meneaux à l’unique étage comme au rez-de-chaussée. La lumière faiblarde et scintillante d’une bougie peignait d’un jaune orangé la croisée de l’étage.
Jean nota la scène du coin de l’œil et un souvenir l’étreignit soudain, le faisant ralentir malgré lui. Des images remontant de son enfance affluèrent comme une marée. A l’automne, alors qu’il ne faisait pas encore très froid, combien de fois avait-il joué en compagnie de son frère à la nuit tombante, dans le grand jardin, avec cette même lueur jaune qui tombait d’une fenêtre, rassurante de chaleur !
- Oooh, fit-il à son cheval en lui tirant sur les rênes pour l’arrêter complètement.
Il était comme statufié par cette croisée éclairée. Il y avait comme une certaine douceur qui s’en dégageait, souvenir de la maison familiale, souvenir de la chaleur du foyer, souvenir d’une vie heureuse…
Il resta un bon moment, hypnotisé, en plein milieu du chemin. Le manoir semblait paisible et il était étonné que la révolution l’ait laissé debout. Il ne semblait pas avoir souffert mais peut-être l’obscurité tombante cachait-elle les cicatrices.
Il crut entendre quelques notes de clavecin dans le silence de la nuit mais cela fut si fugace qu’il finit par se persuader l’avoir imaginé, comme une résonance du temps passé. Une légère ombre masqua quelques secondes la clarté : quelqu’un, dans la pièce, avait bougé. Qui était-ce ? Un homme ? Une femme ? Le maître des lieux ou simplement un domestique ? Il s’avoua qu’il n’avait prêté aucune attention aux habitants de château-Létard depuis qu’il était arrivé à Vern. Il ne savait même pas leur nom. Etait-ils des descendants de l’écrivain ? Il n’en savait rien non plus.
Alors qu’il se faisait ces réflexions, la bougie fut éteinte et la silhouette massive du manoir ne fut plus qu’une masse plus sombre dans le crépuscule. Ce fut pour Jean comme le rideau qui retombe à la fin d’une pièce de théâtre, signe que le spectacle est terminé et qu’il faut partir. Avec regrets, il talonna son cheval.
Il fut rapidement de retour à Vern. Arrivé dans le bourg, il mit son étalon au pas jusqu’à son logis, près de l’école. La nuit était maintenant tout à fait tombée et il avait du mal à voir où mettre ses pas. Il réussit malgré tout à ouvrir sa porte en tâtonnant, puis, une fois rentré, il resta debout dans le noir, indécis, encore à moitié plongé dans la nostalgie qu’une simple fenêtre à meneaux éclairée avait fait naître en lui.
Il dut se secouer pour bouger et allumer une bougie. Il regarda la pauvre pièce qu’on lui avait attribuée en guise de logement, une seule et unique pièce, meublée du strict nécessaire. Son lit, frêle, à peine assez grand pour qu’il puisse s’y étaler de tout son long, couvert d’une couverture qui avait connu des jours meilleurs. En plein hiver, elle était insuffisante à le réchauffer alors il dormait tout habillé. Mais le matin, quand il fallait sortir du lit et n’avoir rien de plus à se mettre sur le dos, c’était rien moins que motivant. Il avait toujours eu du mal à se lever, mais là c’était encore pire quand il fallait quitter le semblant de chaleur qu’apportait la couverture, sans pouvoir se rajouter une épaisseur sur le dos.
Fatigué, il s’allongea dessus. La literie n’était pas très bonne, usée elle aussi. Il croisa ses mains derrière sa nuque tout en se croisant aussi les pieds. Son regard continuait à faire le tour de la pièce. Au pied du lit, il y avait un coffre où il rangeait ses vêtements, non pas qu’il en eût beaucoup d’ailleurs car sa vie de vagabond avant d’arriver à Vern, l’avait contraint à s’alléger le plus possible.
La table toute simple, marquée par la vie de tous les jours : traces de couteau qui dérape, impact d’objet qui tombe, taches diverses de nourriture. Les deux chaises bancales qui se faisaient face de part et d’autre de la table. Il n’avait même pas de quoi faire asseoir ses amis alors l’un d’entre eux lui avait amené un billot de bois en guise de siège supplémentaire.
Sur l’un des murs, il y avait un vaisselier qui lui servait aussi de garde-manger dans sa partie basse. De toute façon, il n’avait pour ainsi dire pas de vaisselle ! Il se demanda soudain si Jeanne avait dit à son père leur intention de se marier. Si oui, il était près à parier que Pierre Budor aurait rechigné devant la pauvreté du futur époux.
Quand il y songeait, il avait du mal à croire qu’il était tombé si bas mais hélas, ça n’était pas un mauvais rêve, juste la réalité ! La commune avait du mal à payer la présence d’un instituteur et il n’était même pas certain d’être reconduit l’année d’après. Que ferait-il alors ? Il préférait ne pas y réfléchir : chaque chose en son temps.
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