4 – Violons, mes frères, violons – 4 octobre 2024
Mes frères, l'heure est grave. Suite à l'affaire dite des « viols de Mazan », ou l'affaire Pelicot, nous voici tous soupçonnés d'appartenir à la race des violeurs – cette engeance insensible et mesquine qui se contente de prendre – non sans une forme de brutalité, certes – sans songer à demander la permission au préalable. Une habitude certes regrettable mais en quoi cela nous regarde-t-il, nous, hommes simples et vrais, fiers de l'être, jouissant dans nos foyers sans déranger personne, sinon nos moitiés qui ont dit oui, ou l'ont pensé, qui ont signé, avec ou sans la bague au doigt, en tout cas, elles nous appartiennent, c'est ainsi depuis perpette alors, quoi ? Il faudrait s'excuser auprès des féministes et de leurs soutiens parce que l'un de nous s'est laissé emporter par le plaisir de la gaudriole ?
Allons, un peu de sérieux.
Nous sommes le rempart de la famille et le cœur du foyer. Sans nous, rien ne tient et les jeunes deviennent mous et lâches, leurs idées s'étiolent et s'éloignent du concret, du réel. Nous sommes la raison et la sagesse. Nous sommes le bois, le ciment, la chaux. Nous sommes les fondations et les murs...
Oh putain, j'y arrive pas. J'avais envie d'écrire ça jusqu'au bout sans dévier un instant de cette ligne provocatrice, démontrer par l'absurde, jouer la carte de l'hyperbole, m'insurger par en-dessous contre le NotAllMen et cette position intenable. Mais je n'y arrive pas. Mon ironie s'effondre face àa la force du réel. La faute aux affaires en veux-tu en voilà, notamment à celle de Gisèle Pelicot, cette femme piégée par son mari pour se transformer à son insu en jouet sexuel pour plus de quatre-vingt bonshommes.
Et oui, j'emploie le terme à dessein.
« Bonhomme ».
Des gens simples, des hommes de la rue, des comme moi, qui jouissent de leur impunité de couillus depuis qu'ils sont venus au monde et que leurs parents les élèvent pour incarner le parfait petit soldat du patriarcat. Je prévoyais même d'achever chaque paragraphe par un leitmotiv hideux, celui qui donne son titre à ce texte, mais ce n'est pas possible. L'heure est aux taureaux par les cornes et se passe de sarcasme, d'ironie, de second degré. Et par pitié, messieurs les connards – donc messieurs tout court – ne me ressortez pas cette défense éculée comme quoi on peut rire de tout (mais pas avec n'importe qui gnagnagna, merci Pierre Desproges d'avoir fourni à toute une assemblée de blaireaux les armes rhétoriques pour étouffer dans l’œuf d'éventuelles remontrances concernant une plaisanterie). Ce n'est pas le sujet. Nous discuterons humour quand on aura réglé le problème, à savoir faire en sorte que tout ça n'arrive plus. Et « tout ça » englobe tant de pratiques, de discours, d'habitudes, que le chantier s'annonce long et ardu. Alors autant mettre de côté notre droit à l'humour et à la prise de distance parce que, quels que soient les discours qui prétendent nous convaincre du contraire, personne ne le remet en cause. Personne.
(Enfin, si, l'extrême-droite et consorts et affiliés, mais ça n'a rien d'un scoop, n'est-ce pas?)
Entendons-nous bien, je ne sais pas quelle attitude adopter mais je sais quelle posture éviter. Nous vivons dans l'ombre des patriarches qui ont façonné notre époque, notre culture récente, fondée sur le couple et la soumission de l'une des parties, celle considérée la plus faible par l'autre, autoritaire et toute-puissante. Je ne vais pas vous rappeler les grandes étapes de l'émancipation féminine, les rendez-vous manqués avec l'histoire, la négligence permanente de tout ce qui s'apparentait à un mouvement social et / ou révolutionnaire dès qu'il s'agissait de défendre les droits des femmes à égalité avec ceux des hommes. Lorsqu'une avancée sociale survient, elle concerne d'abord les hommes, sinon dans les textes de lois au moins dans la pratique, et si vous ne me croyez pas, vous êtes un inculte, et si vous êtes un inculte, lisez.
Lisez ceci en premier chef : « Rage against the machisme » et « Guns and Roses : les objets des luttes féministes » de l'historienne Mathilde Larrère. Vous y découvrirez la somme des arnaques que les femmes ont subies tout le long de l'histoire, comment on les a continuellement privées des droits équivalents à ceux des hommes, comment la société a progressivement évolué en leur défaveur et surtout comment le mythe de l'homme « chef de famille depuis la nuit des temps » s'est imposé à notre imaginaire collectif à partir du XIXe siècle seulement.
Lisez, de Titiou Lecoq, « les Grandes oubliées – Pourquoi l'Histoire a effacé les femmes », toute une galerie de portraits de femmes mises de côté par l'histoire et ceux qui la racontent. Demandez-vous alors pourquoi vous connaissez si peu de personnages historiques féminins.
De Mona Chollet, lisez « Beauté fatale », ouvrage dans lequel elle analyse de sa plume alerte et littéraire les divers mécanismes mis en œuvre dans notre société actuelle pour instrumentaliser les femmes. Lisez également « Sorcières : la puissance invaincue des femmes », un parfait complément au livre de Titou Lecoq, plus littéraire, qui dépasse le cadre de l'histoire pour s'intéresser également à nos imaginaires culturels.
Lisez Virginie Despentes, lisez Simone de Beauvoir, Annie Ernaux, Alice Coffin, lisez les témoignages des femmes ayant subi le viol, l'emprise, l'inceste, et fichtre, mettez-vous à leur place !
Ouais mais moi, je suis pas comme les autres, j'ai jamais molesté personne, j'ai jamais violé de bonne femme, jamais agressé quiconque, etc.
Sauf que ça ne tient plus. Les chiffres sont accablants, les histoires trop nombreuses, et si certains schémas semblent récurrents, il apparaît que les expériences des unes et des autres empruntent des voies si variées que nous ne pouvons plus, nous les hommes, nous cacher derrière les monstres. Quelle que soit notre responsabilité, elle est immense. Quelle que soit la nature de nos actes et méfaits, nous sommes une partie du problème. Chacun de nous, tous, de l'innocent au cœur pur à la pire des canailles. Nous nous reposons les uns sur les autres, sciemment ou non, et les institutions, les discours qui nous protègent, nous les validons si ce n'est délibérément du moins par notre inaction et notre refus patent de regarder les choses en face et dans le blanc des yeux.
Le morceau qui a rendu Hendrix célèbre, sa reprise de « Hey Joe » raconte l'histoire d'un type qui tue sa femme parce qu'il pense qu'elle l'a trompé. Il s'enfuit au Mexique et la chanson devient un hymne à la liberté. John Lennon, chantre du pacifisme et révolutionnaire de comptoir, écrit en 1965, dans le morceau « Run for your Life » :
« I'd rather see you dead, little girl, Than to be with another man. »
Traduction : « Je préfère te voir morte, petite fille, plutôt qu'avec un autre homme. »
Lennon a confessé plus tard en interview qu'il éprouvait une véritable honte à l'idée d'avoir écrit ces vers-là, expliquant qu'il faisait là référence à un vieux titre d'Elvis, qu'il s'agit d'un cliché blues plutôt qu'une déclaration de principe. Très bien, on veut bien l'entendre mais ces vers, toutefois, existent. Que dire des textes de Brel, de Brassens, de tous les prétendus grands paroliers qui usent de leur verve pour remettre la femme à sa place d'objet ?
Le cinéma offre sa part de femmes-potiches, de femmes-trophées, de femmes nuisibles. De Chaplin à Scorcese en passant par Tarantino, et je ne cite que des grands noms. Que dire de la place des femmes dans le cinéma de genre, les films d'action, les films d'horreur ? Que dire de la pornographie ? A partir de quelle ignominie réduite au rang de fait divers décide-t-on de se pencher sur nos nombrils pour avouer que, oui, j'ai été inconvenant, je me suis caché derrière la force du groupe, j'ai maté des seins, touché la fesse d'une copine qui n'en demandait pas tant, négocié un acte sexuel parce que je sentais que c'était possible, qu'elle allait céder, que je suis un mec et qu'elle a dit oui, au fond, alors où est le problème ?
Le problème, il est dans mon miroir quand je me vois dedans. Je ne sais pas exactement ce que j'ai à confesser. Je trouve que parler de ce que j'ai pu dire ou faire reste difficile et les actes que j'ai cités ci-dessus ne sont pas du vécu, ils ne sont que l'expression généralement admise par les hommes lorsqu'ils veulent bien admettre qu'il leur arrive de déconner mais ça vaaaaa, c'est pas non pluuuuus... Vous voyez ce que je veux dire ? Facile de dire, ok, une fois j'ai fait du chantage à ma copine pour qu'elle me prodigue des soins particuliers, mais qui osera admettre un jour qu'il a violé sa compagne ? Qui dira oui, ok, j'ai mis des mains au cul et je me disais que c'était rigolo parce que personne ne m'a jamais puni pour ça et parce que les filles qui subissaient mes doigts velus souriaient, rigolaient, à mon avis ça les amusait bien, je dirais...
(C'est oublier la sidération, le rire-écran, la crainte que ça aille beaucoup plus loin, la force du nombre, parce que ça vaaaaaa, on rigole)
C'est quoi, au fond, être un homme, un vrai ? Se faire pousser des muscles, savoir se battre, avoir le dernier mot ? Commenter le monde sur un ton cynique en poussant l'air de celui qui sait mieux que tout le monde, expliquer aux femmes ce qu'elles ne comprennent pas, pouvrettes, têtes de linotte, « ravissantes petites connes », pour reprendre un ver de Gainsbourg ?
Merde.
Etre un homme, un vrai, c'est être une femme ou tâcher de l'être dans ce monde régi par des monstres qui se disent ordinaires ou par des êtres ordinaires qui se comportent en monstres : prendre son courage à deux mains, dire non, se comprendre par rapport à soi et par rapport aux autres, et surtout admettre ses fautes, ses erreurs, ses bassesses. Prendre ses responsabilités et arrêter d'être con.
C'est exactement ce que les hommes exigent des femmes. Ré-écoutez les chansons d'amour, lisez les livres écrits par des hommes, revoyez les films réalisés par des hommes, les Kubrick, les Leone, les Hitchcock, tous ces graaaands réalisateurs qui ont imprimé leur marque sur la façon que l'on a de montrer la femme sur une pellicule – et notez que je n'insiste pas sur les Jacquot, Doillon, les Depardieu, ceux qui ont agressé, violé, harcelé. Nous profitons tous d'un système qui nous protège et nous conforte dans nos privilèges, système dont les pires représentants de notre sexe ont su profiter avec délectation (je pense notamment à Jimmy Savile qui est allé jusqu'à faire graver sur sa tombe, depuis détruite, « It was good while it lasted », « c'était bon tant que ça a duré ») et en profitent encore, il suffit de comptabiliser le nombre de poursuites abandonnées par manque de preuves ou parce qu'il y a prescription. C'est ce système qu'il nous faut démonter. Ce système qui permet à Johnny Depp de continuer à jouir de son statut de sex symbol en s'affichant, par exemple, en porte-drapeau d'une campagne publicitaire pour le parfum « Sauvage » de Dior là où son ex-compagne, Amber Heard essuie encore la haine et le mépris sur les réseaux sociaux et certains médias traditionnels.
Au début de l'été, j'ai regardé le décolleté d'une amie. J'ai eu terriblement honte. Ca m'a rappelé à quel point je ne contrôlais pas mes yeux quand j'étais fatigué. Mes inhibitions s'envolent et je mate comme un pervers. C'est une horreur. Je sais que je suis raisonnablement capable de le contrôler – jusqu'à un certain point – puisque ça n'arrive pratiquement que quand l'épuisement me dépouille de mon cerveau et me réduit à l'état de glandes et de désirs.
Je ne sais pas dans quelle mesure il convient de confesser ce genre d'actions, de regards pesants. En tout cas, si je peux me permettre ce type de regard, c'est parce que je suis un homme. Je sais pertinemment qu'il ne prêtera pas à conséquence. J'arrive même encore à me persuader qu'il demeure inoffensif – et pourtant je sais que c'est faux.
Je n'ai jamais volé de baiser mais j'ai eu des amantes beaucoup plus jeunes que moi. Je ne donnerai pas de détail et je n'en suis pas fier. Est-ce que je le regrette ? Ma foi, ça ne coûte rien de regretter et je ne suis pas partisan de l'attitude qui consiste à déclarer avec fierté que tout ce qui s'est arrivé devait arriver, que je ne changerais rien à rien si je devais revivre chaque instant de ma vie, que mes erreurs ont fait de moi celui que je suis... Celui que je suis n'a rien d'héroïque et il n'y a pas de quoi se vanter. J'aurais préféré éviter certains épisodes et je ne crois pas à la fatalité. Alors non, je ne suis pas fier d'avoir profité de mon statut d'homme privilégié. Je me suis déniché un tas d'excuses que je croyais valables à l'époque où c'est arrivé (elle est consentante, elle est largement majeure, on ne cache rien à personne) mais si la situation devait se reproduire, je prendrais mes jambes à mon cou et me regarderais encore une fois dans le miroir en me posant cette question : « Crois-tu vraiment que cette personne face à toi a besoin de vivre ce genre d'expérience avec toi ou est-ce que tu y vas parce que tu sais que la société ne t'en tiendra pas rigueur ? »
J'aimerais conclure ce texte quelque peu débraillé par une référence à Caroline Fourest, une ennemie des femmes et donc également des hommes qui veulent changer. Elle prétend que les hommes ont peur. C'est idiot, c'est absurde, ce sont les femmes qui ont peur. Ce sont les femmes qui éprouvent de la honte. De façon irrationnelle et à cause de nous, les hommes.
La peur, je ne sais pas. Je ne souhaite à personne d'avoir peur. Mais la honte, elle, doit changer de camp.
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