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Sa mère arrêta de pianoter. Son père le regardait, la pensée ailleurs, en train d’accuser le coup. Lucas savait qu’ils essayaient de comprendre, avant tout jugement. La même interrogation que celle de Marie.

La réponse fut détournée :

— Tu sais que nous pouvons t’aider plus sans souci. Tu n’as pas besoin de travailler. On a payé des études à tes sœurs, bien sûr que nous allons t’aider !

— Je le sais bien. Mais ce petit boulot me permet aussi de travailler mes rôles, d’être en contact avec des inconnus et de voir leurs réactions.

— Lucas, tu sais que nous te faisons confiance. On aurait pu en parler un peu avant… juste pour t’aider à réfléchir.

— Cela a été une révélation. Coup de foudre le matin, inscription dans l’après-midi.

— Quel changement ! Toi, d’habitude si posé, à réfléchir à tous les détails, à te préparer à fond… C’est un choc, mais je suis content pour toi. Tu es adulte, enfin dans quelques mois. Tu fais tes choix. Tu assumes. Et nous, on te regarde avec fierté !

Il n’avait jamais douté d’eux.

— Tu l’as dit à Marie ?

— Bien sûr !

— Et alors ?

— On s’est séparé…

— La pauvre. Pourquoi ?

— Parce que la vraie raison, c’est que j’ai rencontré quelqu’un d’autre.

— Si vite ? Et si fort pour te faire quitter ta Marie chérie ?

— C’est le vrai coup de foudre. La révélation… (encore ce mot trouble !)

— Quel choc ! Pauvre Marie. C’est dur pour elle.

Lucas retrouvait ses parents : plutôt que son nouveau bonheur, leurs pensées allaient vers celle qu’ils avaient commencé à considérer comme leur fille. Ils laissèrent un grand silence s’installer. Le coup était dur pour eux. Encore une fois, sans jugement :

— Et cette personne ?

— En fin de master, avec un projet de thèse en physique nucléaire.

— Une tête ! Tu as toujours été attiré par les intellectuelles.

— C’est vrai !

— Elle s’appelle comment ?

— Euh, je ne tiens pas à vous le dire. C’est un peu difficile…

— Elle est étrangère ? Elle est noire…

— Arrêtez avec ces questions débiles ! J’ai besoin de votre soutien.

— Lucas, est-ce que, une seule fois, nous t’avons reproché un de tes choix ?

— Ce n’est pas mon choix, c’est juste comme ça…

— On ne comprend rien à ce que tu dis ! Qu’est-ce qu’elle a de particulier, cette personne ?

— C’est un homme !

— Ah, tu veux prendre une colocation avec un copain ? Dis-le simplement !

— Ce n’est pas une colocation, c’est… vivre ensemble.

Silence.

— Tu veux vivre avec un copain ?

— Un ami.

Silence.

— Plus qu’un ami…

Silence.

— Dis-le franchement ! Je suis perdu.

— Je suis amoureux de Corentin et je veux vivre avec lui ! Vous avez compris ?

— Tu veux dire… Tu es homosexuel, alors ? Comme Jérémie ?

— Je ne sais pas. Je suis amoureux de lui, que de lui. C’est un mec, je suis un mec, donc, oui, je suis gay ! Voilà ! Ça a été le coup de foudre. Je n’y peux rien. Je ne comprends pas pourquoi lui, pourquoi un mec, mais je n’ai jamais ressenti quelque chose d’aussi fort !

— Ah !

— Ça ne change rien pour moi ! Enfin, si, des tas de choses ! Je ne suis plus du tout le même ! Je vais devoir gérer cette orientation. Je suis perdu et inquiet, mais tellement heureux ! Pour vous non plus, ça ne change rien. Je vous aime toujours autant.

— Mais, tu es sûr ? Avant, tu n’as jamais montré la moindre chose.

— Non, c’est vrai. Je n’ai jamais été attiré par les garçons. Même Jérémie. Je sais que ça lui aurait fait plaisir, mais je n’y ai jamais pensé. J’avais toujours une amoureuse avec moi. Maintenant, en réfléchissant, je m’aperçois que ce n’est jamais moi qui suis allé la chercher. J’étais bien uniquement avec mes potes, en fait.

— Il faut dire qu’avec ton charme, elles tombaient toutes amoureuses de toi.

— Peut-être. Mais je n’ai jamais ressenti quelque chose d’aussi fort !

— Corentin le sait ?

— Bien sûr ! Nous sommes déjà ensemble. Nous couchons ensemble !

— Dis donc, fils, tu en as encore beaucoup à nous annoncer ?

Cette simili-boutade relâcha la tension. Lucas la prit comme une acceptation.

— C’est la dernière ! Je savais que…

— Attends ! Tu ne dis rien pendant un mois et tu reviens, la bouche en cœur, pour rompre avec Marie et dire que tu veux devenir saltimbanque ! Et que tu es… C’est du délire.

— Georges !

Son père se leva. On entendit la porte claquer.

— Mets-toi à sa place ! Tes sœurs ! Et surtout ton grand-père !

— Pas besoin de le clamer partout ! C’est moi que ça regarde.

— Qui est au courant ?

— Marie, je voulais absolument lui dire la vérité en face. Puis Guillaume et toute la bande, mais ils ont l’air de s’en foutre. Et toi, tu en penses quoi ?

— Rien ! Ça fait longtemps que je pense à cette possibilité, je ne sais pas pourquoi, parce que tu as toujours été normal.

— Mais je suis toujours normal ! Tu veux dire quoi ?

— Excuse-moi. Tu as raison. Il faut faire attention aux mots.

— Mais dis-moi ce que tu ressens.

— Si tu es comme ça, c’est que tu es comme ça. L’important est que tu sois heureux. Je n’y connais rien…

— Moi non plus. C’est juste lui.

— C’est quoi son nom, déjà ?

— Corentin.

— C’est joli. On a hésité entre Lucas et Corentin. C’est amusant.

— Et papa ?

— Tu es la prunelle de ses yeux. Il te voue un amour fou ! Bien plus qu’à tes sœurs. Tu le sais bien !

— Oui, j’en ai profité ! C’est un père extraordinaire. Il va… il va me jeter ?

— Mets-toi à sa place ! Déjà l’an passé, quand tu as refusé de faire prépa et une école d’ingénieur, tu l’as blessé. Tu ne reprendrais pas l’entreprise…

— Normal, c’est la troisième génération qui coule les boites familiales !

— Arrête ! Tu ne te rends pas compte comme il en a souffert. Il ne t’a rien dit. Il a accepté ton choix. Maintenant, saltimbanque, une vie de galère et de misère. En plus, homosexuel, déviant, anormal, pas d’enfant, le nom qui s’arrête… Tu sais, il est ouvert et tolérant, contrairement à ce que tu crois. Mais tu lui fais parcourir un chemin trop difficile. Il va le faire. Pour toi. Il va accepter plutôt que te perdre.

Lucas, une nouvelle fois, se heurtait au monde réel. Il s’avança vers sa mère. Avant de se câliner dans son giron, il murmura :

— Toi aussi, tu es une mère extraordinaire !

Des larmes montaient, expulsant la tension de son esprit. Ce câlin le calmait, mais il aurait eu besoin d’un câlin lui redonnant gout à la vie. Ils dinèrent en silence. Avant de monter, il tenta un :

— Tu crois que je dois l’appeler ?

— C’est à lui de cheminer… Laisse-lui du temps !

Il retrouva sa chambre d’enfant, inchangée. Elle ne lui correspondait plus. Corentin était de service, impossible de lui parler. Il lui envoya un simple message d’amour, se sentant incapable de raconter cette journée. Les bédés, les livres ne l’intéressaient plus. Il joua avec son téléphone, éteignit, recommença, ne trouvant pas le sommeil. Plus tard, il entendit discuter dans la chambre de ses parents. Longuement, puisqu’il les entendait à chaque réveil. Il se réveilla tard. Pas de réponse de Corentin. Il devait dormir. En descendant, il trouva son père, le visage ravagé de fatigue. Il ne devait pas être mieux. À son « Bonjour, papa », il n’obtint pas de réponse. Il se fit couler un café. Quand il commença à faire de l’effet, il releva la tête et fixa son père. Sentant ce regard sur son front, ce dernier releva la tête. Sans réfléchir, Lucas attaqua.

— Tu fais chier, papa ! Tu crois que c’est facile pour moi ? Je ne comprends pas ce que je vis, ce qui se passe. J’ai démoli Marie, je te démolis. Ce n’est pas ce que je veux. Papa, j’ai besoin de toi. Je ne sais pas où je vais. J’ai besoin de ta confiance, de ta fierté. Je ne connais pas ce chemin. Aide-moi à le découvrir. Laisse tomber tes préjugés, ouvre ta tolérance. Soutiens-moi.

Il s’arrêta, au bord des sanglots. Aucune réaction. Il se leva pour quitter, à jamais, celui qui avait guidé si merveilleusement sa vie. À la porte, il entendit :

— Lucas…

Il se retourna. Son père était debout, n’arrivant pas à ouvrir les bras. Lucas se précipita, les écartant pour se serrer contre sa poitrine. Quand il les sentit se refermer sur ses épaules, tout s’envola. Il était prêt à affronter le monde des adultes.

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