Thibaud

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Thibaud avait toujours eu conscience de sa différence. Il comprenait trop de choses, trop vite, sans que personne ne lui explique. Il n’avait jamais eu de père et sa mère travaillait, le laissant seul, à la garde indifférente d’une voisine, d’une sœur, d’une connaissance. Ils déménageaient souvent, se retrouvant toujours dans un logement minuscule, sombre, froid ou étouffant.

Il n’avait que lui à qui parler. À l’école, les autres enfants avaient des occupations et des distractions si niaises. Maladroit de son corps, il fuyait les jeux physiques. Son visage, bien fait, mais minuscule, reflétait en permanence une tristesse infinie, attirant souvent une compassion qu’il haïssait.

Il s’ennuyait en classe et évitait la camaraderie, trop honteux d'avoir à refuser une possible invitation. À quatorze ans, il goûta une première cigarette, très vite suivie d’un joint. La détente éprouvée fut une révélation. La nécessité de retrouver cet état l’obligea à accepter d’en revendre. Non seulement il avait un accès facile à sa libération, mais il y trouva une petite opulence, facilités inconnues jusqu’à présent.

Ses bons résultats l’orientèrent vers le meilleur lycée de la ville et il devint le pourvoyeur de cette jeunesse dorée. Il avait deviné la loi de l’offre et de la demande, ainsi que les généreuses possibilités de sa clientèle. Il usa une fois de la force de persuasion de ses fournisseurs pour faire éloigner une concurrence qui cassait les prix. Cette activité lui valut reconnaissance et respect de la part de ces gosses, qu’au fond de lui il méprisait autant qu’eux-mêmes l'écartaient.

Sa chance fut sa professeure de français qui monta un atelier de théâtre. Sans raison spéciale, il s’y inscrivit. Il découvrit la vie des autres, celles qu’il ne pourrait jamais vivre lui-même, des sentiments inconnus d’une puissance envoûtante. Cette révélation serait désormais son seul avenir. Son petit commerce était lucratif. Il le continua pour payer cette école. Il étendit son offre à d’autres produits, les ayant testés et en ayant adopté certains, toujours à la recherche d’une évasion de sa non-vie.

Son aspect malingre et faiblard, à peine masculin, trompait tout le monde. Qui soupçonnerait de deal un tel avorton ? Qui soupçonnerait d’un tel talent d’acteur un personnage aussi effacé et renfrogné ?

Ce sont ces particularités qui avaient attiré l’œil de Lucas. Il avait tenté une ou deux ouvertures, intrigué par ce mystère. Thibaud, à son habitude, avait esquivé sans répondre, incapable d’établir et de gérer un lien affectif. Thibaud avait également remarqué ce garçon arrivé après les autres, sa facilité à entrer en contact et à se trouver au centre du groupe. Le plus surprenant était son absence de fatuité et une gentillesse sans façon. Il avait annoncé d’emblée qu’il était homosexuel, comme s’il en était fier. Thibaud n’avait pas compris cet affichage. Lucas était maladroit dans ses interprétations, exhalant pourtant un charme désarmant. Apparemment, il se rendait compte de cet aspect artificiel et son acharnement au travail était touchant. Ce garçon ne le laissait pas indifférent : son opposé total, donc une énigme absolue.

Le sort voulut qu’ils partagent le même logement et le même lit lors d’un festival organisé par l’école. Pour Thibaud, c’était la première fois qu’il partageait la proximité et surtout l’intimité d’une autre personne. Que, de plus, ce soit avec ce garçon sûr de lui qui paraissait tout posséder l’effraya. Sa gentillesse n’était pas feinte, mais il manquait de sensibilité, incapable de percevoir le trouble de son compagnon de lit. Il n’avait donc jamais rencontré de difficultés dans les relations ? Il ignorait la timidité, la peur de l’autre : comment cela était-il possible ?

Quand il s’allongea nu en lui proposant son corps, se rendait-il compte de son indécence, pas seulement physique, mais surtout morale. Pourtant… Quelle offre ! La sexualité n’avait jamais vraiment travaillé Thibaud. Sa conformation en faisait un être presque hybride. Il avait des érections, sans savoir et sans ressentir le besoin de les assouvir. Devant ce corps, quand il se sentit durcir, il fut perdu.

Dans un tel cas, son refuge était une pilule de son assortiment, ou un pétard. Il devinait son camarade trop « sain » pour oser lui proposer un dérivatif. Le plus troublant était les compliments, les invites douces. Jamais personne n’avait exprimé quelque chose de positif à son égard. Il était désarmé, envoûté par ces mots. Il n’eut pas le courage de les refuser, ignorant tout de la réponse à apporter. Se laisser glisser dans ce monde inconnu lui parut la meilleure solution.

Quand au matin, il sentit une main sur son sexe dur, il fut effrayé. Il n’était pas question de cela. Jamais. Pourtant, dans la journée, quand l’organisateur proposa de les séparer, ce fut un déchirement. Il ignorait comment gérer ces sensations contradictoires et si violentes. Pourquoi Lucas refusa-t-il cette répartition ? Il n’avait rien à lui offrir. Quel soulagement cependant ! Ce soir, les deux jours suivants, il retrouverait cette chaleureuse quiétude. Y avoir goûté une seule fois l’avait transformé.

Face à ce garçon, son intelligence ne lui servait plus. D’autres pulsions, inconnues, le mouvaient. Lucas incarnait la bienveillance. Il s’abandonna à ses avances, désireux d’aller au bout de ces sensations extraordinaires. Les mots et les gestes de remerciements de Lucas étaient merveilleux. Quand son amant lui dit qu’il avait un beau sourire, qu’il avait embelli, il se sentit rougir et il en eut honte.

Les semaines et mois suivants, Lucas resta attentif à Thibaud, souriant à chaque croisement de regard. Les professeurs furent étonnés par son « déblocage » et par ce qu’il arrivait à exprimer.

Très rapidement, il eut du succès au cinéma et dans les séries. Il avait échoué au théâtre, la proximité du public l’effrayant. Quand Lucas lui présenta son agent, Samuel, il fut choqué par les baisers et caresses qu’ils échangeaient, incapable de nommer sa jalousie. Samuel devint cependant son agent.

Jamais plus il ne partagea l’intimité de Lucas, le regrettant et en en étant soulagé. Thibaud vécut plusieurs expériences féminines ou masculines, attirées par sa renommée. Toutes furent désastreuses par son incapacité à comprendre les pulsions sexuelles ou sentimentales. Il se réfugia dans ses drogues, ses seuls réconforts. Plusieurs fois dans un état second, il fut incapable de tourner. On se désintéressa de ce jeune espoir prometteur qui ne résistait pas à la célébrité. Il glissa vers l’abîme.

On ne sut jamais si la surdose qui l’emporta avait été volontaire.

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