La dame de la Rue Cendrillon
Au début, sa présence me dérangeait quand je voulais passer la porte de la boulangerie. Mais je me suis très vite rendue compte qu’elle était inoffensive. Elle ne m’accordait aucun regard. Ni à moi, ni aux passants devant elle sur le trottoir. Ce n’était malheureusement pas le cas de certains qui ne se gênaient pas pour lui jeter de gros coups d’œils indiscrets, voire de faire des commentaires assez déplacés.
Le seul mouvement qu’elle fait en général, c’est lorsque les clients sortent avec leur butin encore chaud. Elle inspire et ferme les yeux. Il est vrai que l’odeur des viennoiseries est encore plus forte lorsqu’ils sortent du four. Est-elle assise ici pour ça ? Pour sentir l’odeur ?
Beaucoup de questions dont je n’aurais probablement jamais la réponse me viennent à l’esprit alors que je fais la queue pour m’acheter leur délicieuse Tradition.
La Rue Cendrillon est une rue piétonne assez étroite. Les voitures n’y ont pas accès. Il arrive qu’un scooter ou une moto égarée se permette de la traverser mais elle est généralement calme. Moins que la dame, ça c’est une certitude.
Je crois qu’elle m’impressionne, en fait. Elle ne fait aucun bruit, aucun geste, et pourtant, elle est très respectable. Sa peau est très ridée, sèche, sûrement à cause du froid qui lui agresse constamment le visage. Ses yeux sont puissants. Elle fixe quelque chose en face d’elle. Et dans ses pupilles, je ne vois aucune once d’abandon. Elle a la tête haute.
Cette femme est très forte.
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Le contraste de température entre dehors et à l’intérieur de la boutique forme de la buée sur mes lunettes. Je m’empresse de les enlever et de les essuyer alors que je prononce des mots devenus des réflexes : « Bonjour, je voudrais une Tradition, s’il vous plaît. »
J’entends un bruit de papier. Je remets mes lunettes et observe la vendeuse, jeune, qui semble galérer pour emballer la baguette, chose que je trouve inutile mais je suis fatiguée de le demander à chaque fois.
Je me retourne et me rend compte qu’on voit la petite tête de la dame dépasser, à travers la vitrine. l’image du plaisir qu’elle semblait éprouver lorsque l’homme était sorti avec son sac de viennoiserie me revient.
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En sortant de la boulangerie, je me place devant elle, et lui tend le petit sac. Ses yeux auparavant inactifs semblent revenir à eux et elle les monte lentement vers moi. Voyant qu’elle ne fait rien du sac, je m’accroupis, l’ouvre, et sors le croissant, tout juste acheté pour lui donner. La dame finit par le prendre, doucement, en jonglant du regard entre moi et la viennoiserie. Elle le porte à son nez pour humer l’odeur qu’elle semble tant aimer et finit par croquer dedans. Juste après, elle s’empresse d’ouvrir le bouchon de la bouteille d’eau que je lui ai aussi prise.
Est-ce un sourire qui se dessine sur sa bouche dont certaines miettes du croissant y sont collés ?
Je culpabilise en m’éloignant. Je regrette de partir et de retourner dans mon petit confort, la laissant dehors. Mais une chose est sûr. Aujourd’hui, j’ai fais une heureuse. Son sourire reste gravé dans ma mémoire. Un petit geste très simple pour réchauffer deux cœur. Le sien et le mien.
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Le lendemain, sur le trajet, je réfléchis à ce que je pourrais faire de plus pour l’aider. Mais lorsque j’arrive devant la boulangerie, la dame n’est plus là. Il n’y a plus le carton sur lequel elle s’était assise, la boite de conserve qui lui servait pour mendier pacifiquement, ainsi que le gros manteau coloré qu’elle avait toujours sur elle.
Déçue, je baisse la tête tout le temps d’attente dans la file de clients et essaye de ne plus y penser. Mais c’est impossible. Comment effacer ces images de ma tête ?
Je n’oublierais jamais la dame de la Rue Cendrillon.
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