Kellam
Un vieillard borgne, le visage parcheminé et les mains coupées s’avança vers Kellam.
— Pourquoi êtes-vous là dans la Crevasse ? Vous êtes en bonne santé. Vous êtes encore jeune. La folie ne vous a pas dévoré. Je ne comprends pas pourquoi vous vous trouvez parmi nous, les Rejetés.
— Qui vous dit que je suis sain d’esprit ? Qui vous dit que je ne suis pas mourant ?
— Il ne me reste qu’un œil, mais il voit tout. C’était mon don avant qu’ils me déclarent obsolète. Racontez-moi tout. Ce n’est pas comme si on pouvait s’échapper d’ici.
Kellam souffla et raconta son histoire.
J’avais seize ans lorsque je fus amené devant les Éclairés. Comme toutes celles et tous ceux de mon âge. Seize ans, le moment où l’on devait faire le Grand Choix, celui qui définira notre avenir. Je m’en rappelle comme si c’était hier. Etaient à ma disposition trois cloches opaques posées sur une table en fer forgé. Devant chacune d’entre elle un symbole.
Le signe « + », si l’on voulait faire partie des Positifs, de ceux qui défendent les opprimés et combattent le Mal.
Le signe « - », si l’on jetait notre dévolu sur les Ténèbres pour devenir un Négatif. Faire souffrir les autres et tenter de régner sur le monde.
Le signe « = », si l’on voulait rester à l’écart des conflits et être un Equilibré. Tenter de couler une vie paisible entre les affrontements et les guerres environnantes.
Les Sachants nous avaient expliqués maintes et maintes fois l’Initiation. Il nous fallait choisir l’une des trois castes. Ensuite, le Cristal faisait le reste. Il suffisait de le toucher pour que l’artefact nous offre un pouvoir en relation avec notre destinée.
— Je connais l’histoire jeune homme ! Je suis passé par là bien avant vous. J’ai dit que j’avais le temps, mais n’abusez pas. Venez-en au fait.
— Je suis déjà à la fin de ma triste épopée vieil homme. Je n’ai pas choisi.
— Et vous êtes encore vivant ?
— Si on veut. J’erre en essayant de passer inaperçu.
— Pourquoi n’avoir pas choisi pour l’un des symboles ? Votre âme est pure, je peux la sentir.
— Le Bien n’est pas toujours la solution.
— Votre aura, elle, est noire.
— Le Mal n’a jamais été la réponse.
— Pourquoi donc n’avoir pas opté pour l’équilibre ?
— Je ne veux pas faire partie de leur guerre. Je ne veux pas être une marionnette et danser au son de leur musique. Je sais que le monde est divisé, mais je veux choisir de moi-même. Personne ne me forcera à faire quoi que ce soit. Pas même ces pseudos Éclairés.
Sa déclaration étire un sourire sur les lèvres de l’aïeul fatigué.
— Vous êtes donc Celui-Qui-Changera-Les-Choses. Les légendes annoncent votre arrivée depuis la nuit des temps.
— Celui-Qui-Quoi ?
— Le vent de la révolte bruisse sous vos pas.
— Et je fais comment ? Seul contre le monde ?
— Vous n’êtes pas seul, fit-il en se levant et en tournant sur lui-même. Nous sommes là.
— Attendez. Vous me dites que je vais déclarer la guerre au monde entier avec comme armée des Rejetés, des personnes aux dons défaillants et à la raison égarée. Faudrait être fou pour accepter.
Un silence pesant alourdit l’atmosphère. Le vieillard ne sourit plus.
— Je … vous avez raison. C’est idiot et …
— J’en suis !
— Comment ? Vous venez de dire que c’était pure folie.
— Justement.
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