Chapitre 2 : Le roi
Il songea que le monstre dans l’œuf voulait se venger car il avait souillé sa coquille avec son sang et il se cacha derrière le garde qui lui jeta un coup d’œil avant de demander d'un ton bourru :
- C'est toi Aymeric ?
Il n'osa pas répondre, par peur de ce qu'ils pourraient lui faire. Et s'ils le livraient en pâture à la chose qui venait de sortir de l’œuf ? Pour le moment il ne la voyait pas : un autre œuf le séparait d'elle. Un bruit spongieux le fit tressaillir et la chose l’appela une seconde fois. Il se dissimula autant que possible derrière la silhouette massive du garde. Pourquoi ne semblaient-ils pas inquiets ? Finalement celui qui le tenait ordonna à l'autre :
- Réveille le roi et dis-lui qu'un œuf vient d'éclore. Je m'occupe de prévenir la nourrice et de garder un œil sur le mioche.
Il tira Aymeric en direction de la sortie et le petit garçon se demanda ce qui allait advenir de lui. Croupirait-il en prison pour l'éternité ? Serait-il tué sur ordre du roi ? Le fouetterait-on pour le punir ? Pire : et si on lui coupait les mains, comme il était coutume de le faire pour les voleurs ? Effrayé il se débattit de plus bel et manqua d'échapper au garde. L'homme le maintint pourtant et renforça sa poigne autour de son bras.
- Arrête de gigoter, ordonna t-il.
Sauf qu'Aymeric n'avait aucune envie d'obéir. Il devait fuir, loin de ce maudit château qui cachait des monstres dans son sous-sol. Il s'agita d'autant plus en arrivant au niveau de ce qui était un œuf quelques minutes plus tôt. Des fragments de coquille gisaient sur le sol et il ne voulait pas voir ce qui s'en était libéré.
- Aymeric, répéta la créature d'un ton plaintif.
- Comment est-ce qu'elle connaît mon nom ? osa t-il demander au garde d'un ton craintif.
- On t'expliquera plus tard. Pour le moment avance avant qu'il te repère.
- Il ? dit le petit garçon d'une voix mal assurée.
- Oui, ça !
Le garde pointa une direction du menton et Aymeric se retourna lentement car il savait ce qui se trouvait dans son dos. Il se mordit la lèvre inférieure pour ne pas pousser un hurlement de panique. La bête était encore pire que ce qu'il avait imaginé. Recouverte d'un liquide visqueux et translucide elle remuait faiblement sur le sol. Elle était à mi-chemin entre l'humain et le reptile. Elle possédait bien une tête, des bras et des jambes mais aussi une queue écailleuse, des griffes épaisses, des cornes recourbées vers l'arrière et des ailes fripées. Il eut un mouvement de recul lorsqu'elle essaya de se mettre debout et n'opposa aucune résistance quand le garde le poussa vers l'extérieur de la salle. Choqué par cette chimère répugnante, il ne prononça pas une seule parole et se laissa guider dans les couloirs du palais sans broncher, plus obnubilé par la créature que par son propre sort.
***
Le garde le poussa dans un salon richement meublé et referma la porte derrière eux. Aymeric écarquilla les yeux face à tant de luxe. Les fauteuils étaient brodés, le mobilier en bois précieux rehaussé d'or fin et le parquet luisant renvoyaient la lumière des lustres en argent chargés de bougies. Des tableaux représentant des scènes de chasse ou des dragons en vol ornaient les murs.
- Assieds-toi petit.
- J'ai pas envie.
- A ta guise, soupira le garde.
Ils attendirent un long moment et même si Aymeric avait des fourmis dans les jambes et se sentait épuisé par les récents événements, il refusa de s'installer sur l'un des fauteuils. Il songeait à ses camarades d'infortune qui dormaient sur le sol, serrés les uns contre les autres. En hiver ils se couvraient difficilement avec leurs manteaux troués et trop petits. Zolan volait parfois des fourrures chaudes aux marchands mais il fallait vite les vendre pour acheter de quoi manger. Voilà pourquoi il préférait encore rester debout.
Il sursauta quand les portes s'ouvrirent pour livrer le passage à un homme charismatique d'une quarantaine d'années. Il devina à l'éclat à la fois dur et intelligent de ses prunelles grises et à la fine couronne doré qui reposait sur ses cheveux châtains qu'il s'agissait du roi. Ce dernier venait visiblement d'être tiré du lit car il n'était vêtu que d'un pantalon grossier et d'une tunique verte. Il ne portait même pas de chaussures ! Aymeric cessa son examen en s'apercevant qu'il était lui aussi jugé de la tête aux pieds par le roi.
- Ainsi donc tu es celui qui a fait éclore l’œuf ?
Sa voix ne contenait aucune trace de menace, de reproche ou de colère : ce n'était qu'une question. Comme il ne disait rien, le garde lança :
- Répond à sa majesté !
Le roi leva une main en signe d'apaisement.
- Du calme mon brave. Inutile de rudoyer l'enfant, il est encore sous le choc.
Aymeric ne savait pas quoi penser. De toute sa vie il n'avait jamais vu le roi, pas même pour les proclamations officielles ou les fêtes. Il y avait trop de monde et il s'intéressait plutôt aux bourses dodues qui pendaient aux ceintures qu'à la famille royale. Il imaginait donc leur souverain gros et arrogant, comme les marchands qui mangeaient à la taverne et buvaient plus que de raison pendant qu'ils mourraient de faim dehors.
- D'où viens-tu ? l'interrogea le souverain d'une voix douce.
- De la ville, répondit évasivement Aymeric.
- Où dans la ville ?
- Quelque part.
- Tu vis donc dans la rue ?
Il ne prit pas la peine de répondre : son physique parlait pour lui. Il était grand pour son âge mais n'avait que la peau sur les os. Son visage pâle aminci par la faim était envahi par une épaisse tignasse noire de jais, sale et emmêlée. Ses lèvres charnues étaient craquelées par la soif et son nez fin recouvert par une pellicule de crasse à l'instar du reste de son corps. Il ressemblait à un cadavre ambulant et la seule chose qui le distinguait des morts était l’étincelle de vie farouche dans ses yeux limpides et glacés comme les eaux de Notterey, ce royaume froid et presque inhabité remplit de tribus sauvages. Même ses habits n'en méritaient pas le nom : ce n'était que des loques déchirées et reprisées mille fois, trouvées dans les ordures et trop grandes pour lui. Il se sentit soudain misérable face au roi qui avait plus d'allure avec sa tenue négligée.
- Où sont tes parents ? poursuivit le monarque.
- J'aimerais bien le savoir, ricana sombrement Aymeric.
- Orphelin donc...c'est une bonne nouvelle.
Son cœur tressauta dans sa poitrine. Bonne nouvelle ? De ne pas avoir de parents ? Pourquoi ? Que voulait-il faire de lui ?
- Installe toi, nous devons parler.
- Pas envie.
- Je vois que j'ai affaire à une forte tête. Très bien, reste debout !
Le roi prit place dans un des fauteuils et croisa les mains en le toisant avec sévérité.
- Vois-tu Aymeric, je n'aime pas les intrus. Surtout les intrus aussi jeunes.
Le petit garçon se tassa sur lui-même en rentrant la tête dans les épaules. La voilà. Elle arrivait la sentence qu'il redoutait tant !
- Je n'aime pas car mes gardes ne peuvent pas garder un œil sur eux et que les jeunes gens excellent dans l'art de faire des bêtises. Tu as bien conscience d'avoir commis une faute cette nuit, n'est-ce pas ?
- Oui, marmonna Aymeric.
- S'introduire dans les demeures des gens pour voler est un crime. Un crime puni par la loi. En raison de ton jeune âge je veux bien oublier et ne pas te condamner au cachot. Vu ton épaisseur tu ne survivrais pas plus d'une semaine. En revanche je ne peux pas te laisser repartir.
- Pourquoi ?! s'écria Aymeric.
- Tu as touché à ce qui ne devait pas l'être cette nuit. Tu sais de quoi je parle ?
- De l’œuf...
- Exactement. Tu t'es blessé et ton sang est entré en contact avec la coquille, n'est-ce pas ?
Il désigna la main blessée d'Aymeric qui n'essaya pas de la cacher. Le roi savait déjà, inutile de chercher à nier. Il se contenta de hocher la tête, de plus en plus honteux. Ce qui lui paraissait un plan brillant une heure plutôt se révélait être une très mauvaise idée. Il appuya sur sa paume entaillée pour reprendre ses esprits et ne pas céder à cause du ton moralisateur du roi. Il l'avait fait pour les siens, pas par cupidité.
- Sais-tu ce que contenait cette œuf ?
Il secoua négativement la tête. Jamais il n'avait vu ou entendu parler d'un œuf de cette taille. Quant à la créature qui l'habitait...il frissonna en se la remémorant prononcer son prénom.
- Il s'agit d'un dragon.
Aymeric eut une grimace de perplexité. Un dragon ? Cette fusion entre un homme et un reptile ? Les dragons n'étaient-ils pas décrits comme de grands animaux à l'apparence de serpent avec des ailes gigantesques et une gueule capable de cracher du feu ? Le roi sourit face à sa confusion.
- Je comprends que tu sois suspicieux et pourtant je te donne ma parole d'honneur que je ne te mens pas.
Il se méfia de la promesse du roi. Les mots ne valaient rien, Zolan ne cessait de le lui répéter. Ils pouvaient signifier tout et n'importe quoi. Le monarque semblait dire la vérité mais Aymeric avait déjà observé des gens mentir avec habileté. Ce n'est pas parce qu'il était un enfant qu'il se laisserait avoir.
- Les dragons ne sont pas aussi bestiaux et mythiques que tout le monde le croit, poursuivit le suzerain. Du moins pas ceux-ci. Les œufs que tu as vu contiennent la toute dernière génération de dragons venue au monde.
- Pourquoi sont-ils dans les sous-sol du palais ?
- Parce qu'ils nous ont été confié.
- Par qui ? insista le petit garçon.
- C'est un secret que je ne peux révéler, avoua le roi. Mais tu dois savoir qu'ils sont précieux et d'une rareté extrême. Des œufs de dragons ne sont pondus que tous les cinq cent ans et la plupart d'entre eux ne contiennent pas de vie.
- Pas de vie ? répéta Aymeric.
- Oui. C'est lié au mode de vie de ces êtres, pas que leur espèce avance lentement vers l'extinction. Vois-tu, les dragons vieillissent rapidement au début de leur vie puis au moment de ce qui est pour nous la dégénérescence vers la vieillesse, leur métabolisme ralentit leur descente vers la mort et ils vivent des centaines et des centaines d'années. S'ils subissent un accident mortel qui leur coûte la vie ils reviennent dans un œuf vide, en pleine santé.
Aymeric ne comprenait pas tout. La signification du mot dégénérescence lui était inconnue et il n'envisageait pas qu'un être vivant déjà formé puisse retourner dans un œuf sans le casser. C'était illogique. Le roi ne se rendit pas compte de son incompréhension et continua son explication :
- Il y a deux façons pour un dragon de venir au monde : avec une éclosion classique mais longue d'un siècle ou en se liant à un humain grâce au sang. C'est à cause de cela qu'il ressemble en partie à un humain.
- Donc c'est de ma faute ? demanda t-il.
- Non, ça n'a rien d'une faute. C'est un dragon ordinaire en dehors de son physique. Mais je t'expliquerais les détails plus tard. Il est tard et nous sommes tous fatigués. Je vais te faire préparer une chambre et monter un dîner. Nous en reparlerons demain.
Il crut avoir mal entendu.
- Je vais dormir ici ? Dans le palais ?
- Où d'autre ? Dans l'écurie ? plaisanta le monarque.
Aymeric grimaça. Le roi allait vraiment héberger un jeune orphelin crasseux dans sa luxueuse demeure de marbre ? Pendant que le dirigeant du pays demandait au garde de prévenir les cuisines il songea une fois de plus à sa famille. Pour la première fois depuis des années il dormirait loin d'eux cette nuit. Est-ce que Zolan s'inquiétait ? Sans doute : il avait pour habitude lorsqu'un des enfants ne rentrait pas de veiller toute la nuit jusqu'à son retour. Et si le disparu ne refaisait pas surface après deux jours, il était considéré comme perdu. Serait-ce son cas à lui aussi ? Le roi se leva et vint vers lui :
- Est-ce que tu as volé ça aussi ? l'interrogea le monarque en montrant son pendentif qui était sortit de sous sa chemise à cause de son agitation pour se débarrasser de la poigne du garde un peu plus tôt.
- Non ! cria t-il en reculant, effrayé à l'idée qu'on veuille le lui prendre. Je l'ai depuis ma naissance, c'est à moi !
- Puis-je le voir ? demanda poliment le souverain.
- Non.
Le roi éclata de rire et lui ébouriffa les cheveux.
- Quelle honnêteté ! Tu es quelqu'un de franc Aymeric, c'est une belle qualité. Mais à l'avenir surveille ton langage, surtout devant un souverain.
Il ne comprenait pas très bien la façon de penser du roi. Celui-ci ne lui en voulait pas de se montrer si impertinent ? Zolan lui répétait souvent que les puissants n'aimaient pas être contrariés ou rabaissés. On frappa à la porte et une servante entra avec un plateau chargé de nourriture : fruits, pain, fromage, bol de légumes, volaille...Ses yeux s'écarquillèrent et il saliva face à tant de victuailles. La femme déposa le tout sur la table basse et s'en alla après une courbette.
- Mange, ordonna le roi.
Aymeric hésita. Pouvait-il lui faire confiance ? On racontait souvent que les nobles se débarrassaient de leurs ennemis grâce à des empoisonnements. Pourquoi le roi, le plus puissant d'entre tous, ferait exception à la règle ?
- Tu ne risques rien, insista t-il. Tu as besoin de manger.
La faim eut raison de sa réticence et il s'attabla timidement. Il commença par croquer dans une pomme juteuse et sucré, bien différente de celles flétries et verrées qu'il mangeait parfois quand il avait de la chance. Il s'attaqua ensuite à la viande. C'était la première fois qu'il en ingurgitait autant ! C'était un vrai délice ! Il y alla avec les doigts, sans se soucier de ce que le roi penserait de lui : il avait bien trop faim. Il engloutit l'intégralité du plateau avant d'être repu.
- Maintenant tous au lit. La journée qui nous attend demain sera longue, déclara le régent.
Il quitta la pièce en demandant au garde de conduire Aymeric dans ses appartements. Ce dernier s'exécuta et mena le petit garçon jusqu'à une chambre splendide. Tout brillait, du plafond jusqu'au plancher. Comme dans le petit salon c'était un étalage de luxe. Le lit retint particulièrement son attention. Il aurait pu accueillir six enfants comme lui sans qu'ils soient compressés. Les oreillers étaient immenses et moelleux, les couvertures soyeuses et épaisses. Contrairement au repaire cette chambre était chaude, sans courant d'air.
- Dors, lança le garde en claquant la porte.
Pour une fois, Aymeric ne se fit pas priver. Il était épuisé et après son festin il ne désirait qu'une chose : se reposer. Il ôta ses nippes qu'il lança négligemment sur le sol et se glissa sous les draps. Ils sentaient le propre et ne râpaient pas la peau. Sa tête s'enfonça dans l'oreiller garni de plumes. La chaleur de ces camarades fut remplacée par celle des couettes autour de son corps. Ses paupières s’alourdirent et il sombra bientôt dans un profond sommeil.
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