Chapitre 10 : Gordon
- Installez vous ici, dit le souverain en désignant deux places vacantes de part et d'autre de lui.
Ils obéirent pendant que des serviteurs apportaient une multitude de plats sur les tables. Tous les habitants du lieu semblaient s'être réunis et il régnait une atmosphère aussi conviviale que bruyante. Une marmite de soupe et un pain tranché aux céréales furent déposés devant eux et le roi prit une généreuse portion avec un sourire ravi.
- Comme toujours tu as l'air d'avoir découvert un coffre plein de diamants quand tu remplis ton assiette avec une pauvre mixture de légumes mélangée à de l'eau ! s'exclama un homme qui s'installa lourdement à côté d'Aymeric.
L'inconnu vida le contenu de son verre d'une traite avant de se resservir en saisissant une cruche. Il avait une allure débraillée avec son haut blanc tâché dont le laçage au niveau du torse était défait, son pantalon troué à un genou et la barbe qui lui mangeait le menton et les joues. Sans parler de sa coupe de cheveux qui, bien que courte, rebiquait dans tous les sens. Ces derniers, blonds avec de légers reflets roux, tranchaient avec sa peau bronzée et ses yeux vert foncé. Ou plutôt son œil. Car si le gauche était ordinaire le droit avait une teinte laiteuse, traversé par une balafre blanchâtre qui lui creusait la peau.
- Et toi tu es aussi comblé avec une choppe à la main que si tu avais une femme à ton bras, répliqua le roi.
L'homme éclata de rire en frappa la table de son poing énorme.
- Je reconnais bien là la répartie de mon petit Alaric ! Sacré canaille, toujours le même ! Alors, où il est le gamin que tu veux que j'entraîne ?
- Juste à côté de toi.
L'ami du roi baissa les yeux vers Aymeric et l'examina attentivement avant de terminer sa boisson à grands traits. Il poussa un soupir avant de le remplir une nouvelle fois et lâcha avec un ton moqueur :
- C'est une crevette ce petit, il fera pas deux jours. Où est-ce que tu as encore dégoté ça ?
- Dans mon palais, une nuit : il est entré par effraction.
Une lueur d'intérêt s'alluma dans le regard de l'inconnu.
- Pas mal pour un rachitique comme lui. Comment tu t'appelles gamin ?
- Aymeric, répondit l'intéressé d'un ton sec.
Il n'appréciait pas la façon dont cet homme parlait de lui et encore moins son haleine qui puait l'alcool. Et cet ivrogne allait devenir son maître ? C'était une blague !
- On dirait qu'il a du caractère. J'espère que tu ne m'as pas apporté un second Alaman. Je n'ai pas envie de passer mes journées à courir derrière lui comme Venerika, je ne suis pas une nourrice.
- Et moi je ne suis pas Alaman, rétorqua Aymeric en serrant les poings sous la table.
Son futur maître ricana tout en finissant son verre.
- Quel impertinent. Je sens qu'on va bien s'entendre. Je suis Gordon.
Il lui tendit son énorme main et le petit garçon hésita un peu avant de la serrer. Hydronoé l'encouragea d'un signe de la tête et il s'exécuta de mauvaise grâce.
- Aymeric a un grand potentiel : tu risques d'être surpris, dit le roi.
- J'ai confiance en ton jugement mais il a l'air encore un peu faible.
Gordon saisit l'assiette d'Aymeric et commença à la remplir de nourriture à ras bord avant de la reposer face à l'enfant.
- Tiens, mange. Ça te remplumera un peu.
Le petit garçon attaqua son assiette en faisait en nez, contrarié d'avoir un maître rustre et visiblement porté sur la bouteille. Un autre homme les rejoignit. Ses cheveux blond était coiffé en catogan, sa peau matte et ses traits d'une finesse irréelle. Aymeric remarqua son regard jaune et ses pupilles fendues.
- Sandor, te voilà enfin petit traînard ! cria Gordon. Dépêche-toi où il ne restera plus rien !
L'enfant fronça les sourcils en se remémorant l'énorme reptile. Sandor ? Étais-ce le même Sandor ? Comment était-il passé de dragon à humain ? Et par-dessus tout où étaient ses cornes, ses ailes, sa queue ? Il n'osa pas poser la question par crainte d'être vexant. Sandor s'assit à côté d'Hydronoé et commença à se servir.
- Je volais et je n'ai pas vu le temps passer, expliqua t-il.
- Toujours une bonne excuse ! Tiens mon frère, ressers-moi à boire !
- Certainement pas. Tu as assez bu pour aujourd'hui. Je vais demander aux serviteurs d'éloigner les bouteilles de toi, décida son dragon.
- Tu attends ça Alaric ? Quelle cruauté ! plaisanta Gordon. Allez, sois gentil.
- Non. Tu devrais freiner ta consommation, le sermonna Sandor.
Le monarque gloussa en reprenant de la soupe et le futur maître d'Aymeric grogna de dépit en agita son verre vide.
- Rabat-joie. Au fait le petit à côté de toi est le dragon du maigrichon ?
- Tu ne le remarques que maintenant ? soupira Sandor. Je te présente Hydronoé.
- Un dragon d'eau, comme Mirzal ? Pas mal, ils ont un potentiel intéressant. Je compte sur toi pour lui enseigner ce que tu sais.
- Pas besoin de me le rappeler, je vais faire de mon mieux pour qu'il devienne un dragon digne de ce nom.
- Maintenant que les présentations sont faites, je vais me coucher. Si on m'interdit de boire, autant aller pioncer.
Il s'en alla sans un bonne nuit ou un au revoir et Sandor soupira.
- Veuillez le pardonner : il n'a jamais été très patient ni très civilisé et l'alcool ne l'aide pas à s'améliorer.
- Je vais vraiment devoir m'entraîner avec lui ? demanda Aymeric.
- Oui. J'ai dans l'idée que vous allez parfaitement vous accorder, décréta le régent.
Le petit garçon grimaça et termina son repas en silence, morose. Il allait devenir chevalier en ayant pour maître un ivrogne négligé comme il en avait vu des centaines déambuler dans la capitale, la démarche hasardeuse et le regard vitreux. Il quitta la table dès que son assiette fut vide, sans un mot. Personne ne chercha à le retenir et il regagna sa chambre en boudant. Il n'en voulait pas de ce type, lui ! Comment pouvait-il lui enseigner s'il était ivre en permanence ? Il s'étala sur son lit et battit des pieds contre le matelas avec mécontentement. Puis il se tourna sur le dos et contempla le plafond en essayant de relativiser.
Certes on lui avait assigné un alcoolique pour lui apprendre comment devenir chevalier mais tout n'était pas perdu. Aymeric se débrouillait déjà bien en combat et si Gordon s'avérait médiocre, il pourrait toujours solliciter l'aide d'un autre chevalier. Et si le roi en avait décidé ainsi il y avait peut-être une raison qu'il ne comprenait pas encore. En tous cas il ne baisserait pas les bras, pas maintenant qu'il était ici ! On frappa à la porte et Hydronoé passa sa tête cornue à l'intérieur.
- Ça va ? demanda t-il timidement.
- Oui, j'étais juste un peu contrarié.
- Je comprends. Gordon est...particulier.
- Surtout particulièrement alcoolique. Allez entre, ne reste pas sur le seuil.
Son frère le rejoignit et s'installa en face de lui sur le lit.
- Sandor m'a dit qu'il était très compétent pour enseigner mais qu'il fallait juste le motiver, expliqua le dragon.
- Le motiver ? Si je lui promets une barrique de bière je parie qu'il serrait capable de vendre sa famille.
- Ne te moque pas trop : je pense qu'il a vécu des choses difficiles. Tu as vu sa cicatrice à l’œil ?
- Peut-être mais ce n'est pas une raison pour fuir ses responsabilités en s’enivrant.
Ils parlèrent encore de Gordon durant un long moment puis finir par sombrer dans le sommeil, exténués par leur journée. Une forte poigne secoua Aymeric par l'épaule et il se redressa en panique, le cœur tambourinant. Gordon ordonna :
- Debout la jeunesse.
- Qu'est-ce que vous faites dans ma chambre ? grogna Aymeric tandis qu'Hydronoé s'éveillait.
- Je t'en pose des questions ? Allez, on se remue.
L'enfant s'exécuta à contre-coeur. Il s'aperçut qu'il était encore habillé. Lui qui critiquait l'hygiène de Gordon...Son frère et lui, encore ensommeillés, se rendirent dans la cour. Elle était encore vide et Aymeric remarqua que le soleil était à peine levé. Sandor était là aussi, sous sa forme humaine.
- Bien dormi ? demanda t-il.
Ils firent oui de la tête en baillant et Gordon dit :
- Hydronoé, je te laisse entre les mains de Sandor. Quant à toi la brindille, viens avec moi.
Le surnom fit grincer l'enfant des dents mais il obéit docilement. C'était son maître : il devait se plier à ses exigences sans se plaindre. Ils se dirigèrent vers un puits et Gordon dit :
- Retire ta tunique et puise un sceau.
La demande était étrange mais Aymeric s'y plia. Torse nu il tourna la manivelle et remonta de l'eau. - Apporte-la moi.
De plus en plus intrigué, le petit garçon s'exécuta. Gordon examina le fond du sceau comme s'il essayait d'y voir quelque chose, puis il renversa le contenu sur la tête d'Aymeric. L'eau glacée arracha un glapissement à l'enfant trempé de la tête aux pieds. En tremblant, il s'écria :
- Qu'est-ce qui vous a prit de faire ça ?!
- C'était pour te réveiller et te décrasser un bon coup.
Gordon tira une flasque en fer de la poche de son pantalon et en prit une gorgée.
- Maintenant nous sommes prêts pour débuter. Tu vas faire cinq fois le tour de la cour pour te réchauffer et sécher. Je n'ai pas envie que tu tombes malade. Arrête de me regarder comme ça, exécution !
Aymeric ravala sa mauvaise humeur et commença à courir. La cour était grande pourtant l'exercice ne fatigua pas l'enfant. Il était endurant et pouvait parcourir de grandes distances à toute allure sans se fatiguer. C'était pratique pour voler et échapper aux gardes. Peu importe à quel point ils étaient rapides, il parvenait toujours à les distancer. Les cinq tours exécutés il se planta face à son maître, dans l'attente de nouvelles instructions.
- Tu n'es pas essoufflé ? s'étonna Gordon.
- Non.
- Dans ce cas fait encore dix tours. Aymeric obéit.
Il peina un peu plus pour boucler les deux derniers mais il ne suait pas en tirant la langue, au bord de l'asphyxie.
- Tu es résistant pour ton gabarit dis-moi ! Vu que tu en as dans les jambes voyons ce qui est des bras : fais-moi dix pompes.
Aymeric y arriva sans problème : auparavant il s'entraînait avec Zolan qui tenait à ce qu'il soit au meilleur de sa forme en cas de confrontation avec les gardes ou des voyous.
- Fais-en vingt de plus.
Le petit garçon releva le défi. Ses muscles commençaient à chauffer à cause de la fatigue mais ils n'étaient pas encore tremblants et à bouts. Son maître approuva sa performance d'un signe appréciateur de la tête.
- Pas mal du tout gamin. Remet ta tunique et vient.
Aymeric s'empressa de se rhabiller et d'emboîter le pas à Gordon qui avala une autre gorgée d'alcool. L'enfant lâcha sans faire attention :
- Vous devriez arrêter.
Il regretta ses mots quand l'homme débraillé dit avec mépris :
- Je n'ai pas de leçon à recevoir d'un enfant.
Ils regagnèrent le château et entrèrent dans les cuisines. Gordon prit du pain, de la confiture et du beurre avant de les tendre à Aymeric.
- Mange. Je ne voudrais pas que tu te casses en deux avec ton corps de gringalet sinon Alaric va me tuer.
Il ne se le fit pas dire deux fois et s'assit dans un coin pour déguster son repas. Pendant ce temps-là son maître vida verre sur verre, servit par une femme à qui il faisait les yeux doux pour obtenir toujours plus de vin. Aymeric soupira, désespéré. Pourquoi fallait-il que ça tombe sur lui ? Lorsque l'ivrogne se désintéressa miraculeusement de son verre, il cria à son apprenti :
- Viens petit ! Nous allons dans la salle d'arme. Je vais t'apprendre à tenir une épée !
Avant de tenir une épée il faudrait déjà que tu tiennes debout, songea l'enfant en le voyant tituber. Quand ils entrèrent dans la pièce aux murs décorées de lames diverses et variées, un autre duo s'entraînait déjà. Aymeric reconnut Alaman en compagnie d'une femme visiblement originaire d'Hangaï s'il en jugeait par sa peau claire avec une légère nuance de jaune, ses longs cheveux châtains pâles et raides et ses yeux noisettes en amande.
- Alaman, concentre-toi s'il te plaît ! Cette parade est très facile à reproduire. Regarde, je te montre encore une fois, dit-il en s'exécutant. Tu vois ? Essaie et avec de la bonne volonté !
Le rouquin marmonna des mots inintelligibles et imita le mouvement avec une certaine paresse. Son maître leva les yeux au ciel.
- Ce n'est pas encore ça Alaman mais on dirait que tu as compris le principe. Recommence.
Elle remarqua Gordon qui la salua. Alaman aussi vit Aymeric et lui tira la langue. Le petit garçon l'ignora royalement, insensible à la provocation.
- Viens gamin, je vais t'enseigner le nom de ces petites merveilles.
Son maître pointa les armes aux murs et désigna la première en demandant :
- Tu connais le nom de celle-ci ?
- C'est un fléau, répondit Aymeric sans la moindre hésitation.
- Bien joué. Et à côté ?
- Un sabre. Ensuite il y a un gourdin, une lance, une hache, une miséricorde...
Il poursuivit son énumération sous l'air stupéfait de son mentor.
- Alaric m'a dit que tu étais un gamin de la rue. Comment sais-tu tout ça ?
- Aucune idée, je l'ai peut-être entendu quelque part.
Gordon semblait dubitatif face à cette réponse mais haussa les épaules.
- Connaître leur nom est bien mignon mais encore faut-il savoir les utiliser. En piste petit, le plus dur commence maintenant.
Il alla chercher deux épées en bois posées avec d'autres dans un coin de la pièce et lança la plus petite à Aymeric. L'enfant l'attrapa habilement et la soupesa. Elle était lourde et il soupçonna que c'était pour faire travailler ses muscles et renforcer son bras. Gordon avala l'intégralité de sa flasque et lança :
- Pour commencer petit il faut que tu te mettes en garde : comme ça.
Il prit une posture incertaine en tanguant. Il avait le regard hagard, les joues et le nez rouge. Aymeric comprit qu'il était ivre, comme la veille durant le banquet. Il se renfrogna, de plus en plus énervé. Il voulait bien jouer l'élève modèle mais la situation n'était plus vivable ! Il savait faire preuve de patience avec ses frères et sœurs mais cet homme ne méritait pas qu'il puise dans ses réserves. Gordon était à peine capable de tenir son arme, abruti par l'alcool.
- Je refuse de m'entraîner avec vous, dit-il.
- Quoi ? grogna son maître.
- Vous n'êtes pas en état de m'enseigner quoi que ce soit.
- Dis donc morveux, qui est l'adulte ici ? Je n'ai pas besoin que tu me fasses la morale mais que tu m'obéisses !
- Non. Pas tant que vous serez comme ça, insista Aymeric.
- Je ne vais pas changer pour tes beaux yeux.
Le petit garçon serra les doigts sur la garde de son épée à s'en faire mal. Cette tête de mule ne voulait pas changer d'avis ! Soudain une idée un peu folle et audacieuse lui traversa l'esprit et il s'écria avec bravade :
- Vous êtes si saoul que je pourrais vous battre sans peine.
- Me battre ? Gordon éclata de rire tandis qu'Alaman et son maître arrêtaient leur entraînement pour les observer.
- Je te trouve bien arrogant. Comment toi, un gosse de dix ans épais comme une feuille et sans expérience du combat compte me vaincre ?
- Vous pourriez être surpris. Cependant je pose une condition.
- Fais petit, fais, rit Gordon.
- Si je gagne vous cessez de boire. Lors de nos entraînements, comme le reste de la journée.
- Tout ce que tu voudras. En revanche si je remporte la victoire tu arrêteras de me casser les oreilles avec tes réflexions, tu exécuteras le moindre de mes ordres sans pleurnicher et tu m'apporteras même de quoi boire.
Aymeric laissa Gordon imposer plus de choses que lui. L'homme ne connaissait pas encore l'étendue des capacités de l'enfant et ce dernier comptait bien lui faire regretter de le sous-estimer. Venerika et son élève ne quittaient pas la scène des yeux, curieux de voir comment tout cela allait finir.
- J'espère que tu es prêt à subir une cuisante défaite gamin, déclara Gordon en se mettant en garde. Ne viens pas te plaindre après.
- Je serais moins confiant à votre place, dit Aymeric en l'imitant.
Un réchauffement annonciateur d'affrontement se répandit dans ses veines et vint enflammer son cœur. Il se laissa gagner par l'excitation du combat et il ouvrit ses sens, se fit plus attentif. Il remarqua l'ouverture que laissait volontairement son maître afin de la piéger et sourit. Il ne le prenait peut-être pas au sérieux mais il se méfiait assez pour essayer de le tromper de la sorte. Gordon attendait qu'il attaque et se précipite la tête la première vers sa défaite. Sauf qu'il ne lui ferrait pas ce plaisir.
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