Chapitre 27 : Le drame

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Quatre ans plus tard...

Il fit son sac de voyage en chantonnant. Qui disait anniversaire disait séjour à la capitale et visite à la petite famille. Chaque année Aymeric s'étonnait de voir les progrès des petits et la rapidité avec laquelle ils grandissaient. Enfin il était mal placé pour parler ! En quatre petites années les changements s'étaient multipliés.
Il avait considérablement grandit et mesurait désormais un peu plus d'un mètre soixante-dix. Sa musculature s'était développée grâce à l'entraînement et il possédait une carrure digne de Gordon. Les traits de son visage plus marqués, carrés. Ils exprimaient une certaine dureté que ses yeux bleu glace convoyaient aussi. Heureusement son sourire éclipsait vite cette impression. Trois boucles d'oreille argentées de forme ronde perforaient le lobe de son oreille gauche, souvenir d'un pari stupide avec Alaman lors d'une visite dans une ville frontalière près d'Hangaï en compagnie de leurs maîtres.
Ils avaient treize ans et le rouquin avait mit Aymeric au défi d'entrer dans cette boutique qui proposaient des bijoux d'oreille et de se faire percer les siennes conformément à la mode hangaïenne. Comment refuser ? L'adolescent avait pris le pari si en contrepartie Alaman faisait de même. Il ne s'était pas dégonflé et son meilleur ami non plus. Ce dernier arborait fièrement trois anneaux argentés, à l'oreille gauche aussi. Deux au niveau du lobe et un plus en hauteur, dans le cartilage.
Si les deux compères s'étaient montrés contents d'avoir relevé le défi haut la main leurs maîtres n'avaient pas été du même avis et les réprimandes s'étaient poursuivies tard dans la soirée. Maintenant c'était de l'histoire ancienne et il y repensait en souriant.
Il déposa des vêtements de rechange dans son sac quand Hydronoé entra. Comme lui son frère dragon avait grandi mais sa silhouette demeurait fine en dépit de sa musculature. Il maîtrisait mieux ses pouvoirs et manipulait l'eau à sa guise tout comme il pouvait faire disparaître ses ailes, ses cornes, sa queue ou changer la couleur de ses cheveux pour mieux se fondre dans la foule. Ce soir il restait au naturel, à moitié-dragon, à moitié-humain.
Avec l'âge ils ne dormaient plus ensemble, sauf les nuits d'orage. Hydronoé avait beau tout faire il restait terrifié par la foudre alors qu'Aymeric ne se lassait jamais de l'observer.
- N'oublie rien dans ton empressement, lui dit gentiment son jumeau dragon en s'adossant contre un mur.
- J'ai hâte mais je garde toute ma tête, ne t'en fais pas.
- Tu restes combien de temps ?
- Trois ou quatre jours, comme d'habitude. Assez pour passer du temps avec eux ou dîner et discuter avec le roi. Tu es sûr que tu ne veux pas m'accompagner ? demanda l'adolescent au dragon. - Non, je vais m'ennuyer. Les repas en compagnie des conseillers sont longs, inintéressants et je serais plus utile ici qu'au palais. Et puis tu peux survivre sans moi quelques temps.
- Bien entendu. Et puis nous pouvons utiliser le lien en cas d'urgence.
Au fil des années, cette corde intangible qui existait entre eux s'était renforcée de manière fulgurante. Avec un minimum de concentration il était aisé pour eux de déterminer la position de l'autre dans un large périmètre, de ressentir ses émotions et même de les transmettre. S'ils faisaient un effort colossal, ils parvenaient aussi à se glisser quelques secondes dans la tête d'un des deux et à voir par ses yeux.
C'était une expérience déstabilisante, comme entrer par effraction dans une maison qui n'était pas la sienne sans se faire repérer par l'occupant. Car l'hôte ne se rendait compte de rien et vaquait tranquillement à ses occupations. La première fois qu'Aymeric en avait fait l'expérience, il venait de fêter ses quatorze ans.
Ils rentraient tout juste de la capitale en compagnie de son maître, Sandor et Hydronoé. Son frère, las de s'être dissimulé du regard des Hommes ces derniers jours, avait décidé de faire un petit vol. Maintenant ses ailes étaient assez fortes pour soutenir son poids et lui permettre de voler durant de longues heures. Son frère préférait néanmoins les utiliser pour se propulser sous les eaux plutôt qu'en plein ciel. Aymeric voulait savoir quelles sensations provoquaient ces ballades aériennes. Assis sur son lit, il s'était concentré pour sentir le lien et remonter jusqu'à Hydronoé. Un grand froid s'était emparé de lui tandis qu'une brusque luminosité l'avait assailli. Il avait tenté de se couvrir les yeux mais son corps ne lui obéissait pas. Pourtant il s'était senti effectuer le geste. Il flottait dans les airs, parmi les nuages. Il avait compris qu'il voyait à travers les yeux d'Hydronoé en avisant de longues mèches bleues qui passaient dans son champ de vision mais aussi car il sentait le matelas sous lui et touchait les draps.
Son corps demeurait dans sa chambre mais son esprit venait de s'infiltrer dans celui du dragon d'eau. Il avait ressentit toute l'excitation de son frère, l'effort physique qu'il fournissait pour voler à cette hauteur et à cette vitesse, sa soif de liberté et de grands espaces ainsi que son bonheur d'être rentré. Il était à la fois lui et Hydronoé et ces émotions le faisaient vibrer comme si c'étaient les siennes.
Vingt secondes plus tard, il réintégrait brutalement son corps, couvert de sueur et le souffle court. Son cœur tambourinait comme après un marathon et il était resté allongé plusieurs minutes le temps de se remettre de l'expérience. Dès le retour de son frère, il lui avait tout raconté avec enthousiasme.
- Tu crois qu'on peux le faire dans le sens inverse ? avait-il demandé.
- Évidemment, c'est le principe du lien !
- Tu veux essayer ?
- Non, avait répondu Hydronoé d'un ton taquin. Moi aussi je vais m'immiscer dans ta tête quand tu ne t'y attendras pas.
Et il l'avait fait. Aymeric rentrait d'un entraînement à l'épée contre Gordon. A peine avait-il posé un orteil dans sa chambre que son jumeau dragon l'avait saisi par les épaules avant de s'exclamer :
- Tu vis tous tes combats avec cette intensité ?!
- Cette intensité ? Tu es parvenu à t'introduire dans ma tête ?
- Oui. Tu étais tellement sûr de toi et le moindre de tes gestes est prévu à l'avance ! Comment est-ce que tu fais pour ne pas te laisser submerger par ce...Cette espèce d'ardeur guerrière ?
- Question d'habitude. Je suis comme ça depuis tout petit alors je me suis habitué.
- C'était à la fois palpitant et étouffant...
- Calme-toi Hydro, tu vas finir par avoir une attaque cardiaque, avait plaisanté le jeune homme. Depuis ce jour, ils étaient capables d'entrer dans la tête de l'autre mais ne l'utilisait qu'en cas d'urgence. Aymeric déposa son sac au pied de son lit et demanda :
- Comment s'est passé l'entraînement aujourd'hui ?
Son frère se referma sur lui-même et marmonna :
- Rien de nouveau.
L'adolescent devina aisément d'où venait la morosité du dragon d'eau. Alors que tous les autres avaient subi leur première métamorphose il y a une ou plusieurs années, celle de son jumeau tardait à venir et il se sentait diminué par rapport à ses frères et sœurs. Alors que Firenza, Ourania et Gebald s'exerçaient pour renforcer leur corps de dragon, lui restait sur la touche. Il en profitait pour perfectionner sa maîtrise de l'eau mais la situation lui pesait plus de jour en jour.
- Sois patient, c'est pour bientôt.
- Peut-être mais ma formation s'en trouve ralentie. Sandor ne dit rien mais je suis sûr qu'il a hâte qu'elle arrive. Et puis tu n'aimerais pas qu'on vole ensemble, comme les autres ?
- Je te signale qu'Ourania ne vole pas, elle se contente de planer d'arbre en arbre, précisa Aymeric.
- Parce que Lysange a le vertige. Sinon elle irait plus haut et plus vite qu'aucun dragon.
- Courage mon frère. Laisse le temps à ton corps. Tu t'améliores ailleurs pendant ce temps.
Il posa une main rassurante sur l'épaule de son jumeau pour le réconforter. Ce dernier ne devait pas s'en faire. Tout arriverait à temps, il en était persuadé ! Hydronoé se força à sourire. Aymeric n'aimait pas le voir si triste ou en train de douter de lui. Son jumeau n'avait pas besoin de savoir se métamorphoser en gros reptile pour être exceptionnel. Malheureusement ce grand changement si important dans la vie d'un dragon lié par le sang lui tenait à cœur et n'arrivait pas.
- Et toi ? Comment ça s'est passé avec Gordon aujourd'hui ? l'interrogea son frère pour changer de sujet.
- A merveille, comme toujours. Il m'a apprit les rudiments du maniement de la lance. Demain nous allons continuer en...
Il ne termina pas sa phrase car son maître entra dans sa chambre, la mine grave. Les deux adolescents se turent, alertés par son air sombre. Le chevalier dit d'un ton doux :
- Je dois parler à Aymeric. Seul à seul.
Hydronoé comprit et quitta la pièce en adressant un signe de tête compatissant à son frère. Quoi que Gordon veuille lui annoncer, ce n'était certainement pas une bonne nouvelle. Il attendit patiemment que son mentor se décide mais s'il avait su il aurait préféré qu'il se taise. Gordon prit une grande inspiration et déclara en désignant le lit :
- Tu ferais mieux de t'asseoir mon garçon.
Le jeune homme obéit sans émettre d'objection, de plus en plus anxieux. Son maître n'était pas connu pour prendre des pincettes. Que se passait-il de si horrible ? Il s’exhorta au calme. Paniquer était inutile pour le moment. Gordon marcha de long en large, les mains dans le dos. Il évitait soigneusement de regarder dans la direction de son apprenti qui prenait son mal en patience mais que le comportement de son maître commençait à agacer.
Finalement, le chevalier se planta face à lui et plongea son regard vert dépareillé à cause de son œil aveugle dans celui du jeune homme et dit avec un calme qui n'était qu'apparent :
- Sois courageux mon garçon. Ce que je vais te dire va te faire un choc mais tu peux tenir. Reste fort. Il pressa ses épaules dans ses larges mains calleuses et déclara avec douceur qui ne lui était pas coutumière :
- Ta famille n'est plus.

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