Chapitre 4.2 : Yume
Ses pensées furent subitement interrompues par un bruit sourd. Le corps sans vie de la femme venait de heurter le sol avec fracas, ses bras et ses jambes étendues en tout sens, sa tête déposée sur le tapis, rejetant une quantité de sang importante. À l’emplacement de son cœur résidait désormais une immense cavité noire, dont ne s’écoulait, fort heureusement, aucune effusion d’hémoglobine. Avant de s’effondrer, sa mère avait eu le temps de pousser un cri terrorisé qui avait sans doute eu le loisir d’alerter tout le quartier — si ce n’était pas l’entièreté de la Cité des Invoqueurs — des horreurs dont elle avait été si injustement la victime.
Perturbé, Yume jongla tour à tour son regard entre la boule qu’il tenait encore dans la paume de sa main et la cavité noirâtre dans la poitrine de sa mère illusoire. Pouvait-il… tenter de la lui remettre ? S’il avait réussi à la retirer, l’action inverse aurait dû être possible, n’est-ce pas… ? Seulement, lorsque le jeune homme commanda à ses genoux de se fléchir, ces derniers refusèrent catégoriquement d’obtempérer. Le blondinet sentit son pouls s’accélérer, tandis qu’un flot inarrêtable de larmes de culpabilité coulait sur ses joues creusées et basanées. C’était un véritable cauchemar ! Comment pouvait-il se sortir de ce pétrin ?!
Les visages scandalisés et dégoûtés de ses amis lui apparurent subitement en mémoire. Comment réagiraient-ils en apprenant les atrocités qu’il avait fait subir à sa propre mère ? Yume voyait déjà le regard effaré que lui renvoyait Fileya à cette découverte, une main horrifiée sur la bouche, tandis qu’Astrid la tenait fermement dans ses bras pour tenter de la consoler…
Astrid… avait sans doute le regard le plus insupportable à assumer. Curieusement, encore plus que sa meilleure amie, le jeune homme refusait que la jeune fille puisse un jour le fixer avec une telle haine farouche dans le regard.
Mais cet avenir était inévitable. Illusion ou pas, victime d’un mauvais sort ou non, Yume ne pouvait défaire ce qu’il avait lui-même tissé en acceptant sans broncher le destin d’une parfaite inconnue qui, depuis le début de leur conversation, ne lui aspirait pourtant pas confiance.
Sans doute alerté par le dernier cri de détresse de sa femme ainsi que le fracas provoqué par la chute abrupte de son corps sur le sol froid, le père illusoire de Yume débarqua sans prévenir, probablement depuis le jardin où il devait s’entraîner à l’épée avec Anthéa. Cette dernière se trouvait par ailleurs juste derrière lui, ses paupières déjà écarquillées de terreur, alors qu’elle n’avait pas encore croisé les iris inertes de sa mère allongée de tout son long à terre.
D’abord surpris par la présence du plus jeune de la fratrie, le père plissa le front, sans doute désenchanté de constater que son fils était rentré à la maison. Cependant, son masque de mépris se changea rapidement pour laisser apparaître une expression faciale bien plus terrible : ses sourcils s’étaient finalement abaissés sur ses yeux incrédules, ce qui fit aussitôt ressortir les rides de son front, tandis que sa bouche s’était entrouverte en une expression de béatitude ineffable, sa mâchoire prête à se décrocher du reste de son crâne.
Anthéa, de son côté, complètement mortifiée devant le corps inerte de sa mère, ne trouva d’autre réaction que de plaquer une vive paume au niveau de sa bouche. Des larmes de détresse commencèrent à se former aux coins de ses yeux en amande, choquée par un tel spectacle. Puis, ses iris se déplacèrent lentement en direction de Yume, dont les mains n’avaient cessé de briller.
― Non… murmura l’homme aux multiples cicatrices, avant de porter son regard enflammé de rage en direction de son fils, dont il remarqua la lueur émaner de ses paumes à son tour. MONSTRE… !
Mué par un élan de fureur venu tout droit du cœur, le père illusoire de Yume bondit en direction de celui-ci, son épée pleinement sortie de son fourreau. Dans un acte irréfléchi, l’homme qui ressemblait trait pour trait au blondinet leva son arme d’entraînement au-dessus de la tête de l’ancien Épéiste, prêt à fendre le crâne de celui qu’il avait pourtant lui-même engendré. Cependant, conscient du danger et doué d’excellents réflexes, Yume parvint à esquiver l’assaut d’un pas sur le côté. L’homme était tellement secoué par ses émotions qu’il était incapable de se battre correctement. Ses gestes n’étaient qu’animés par la haine féroce qu’il ressentait pour son fils.
Même s’il savait que c’était mal, mais parce qu’il avait encore les paroles dures de son père en mémoire, Yume ne perdit pas une seule seconde de son temps : il réitéra l’exacte opération que sur sa mère illusoire un peu plus tôt. Totalement dirigé par le sortilège de Shamyso qui lui indiquait ce qu’il devait faire dans les moindres détails, comme une sorte d’instinct extérieur complètement indépendant de lui-même, le blondinet profita que son faux paternel eût manqué pied pour lui enfoncer une pleine paume dans la poitrine, sous les yeux horrifiés d’Anthéa à l’arrière, bien trop choquée pour réagir ou même crier pour lui sommer d’arrêter là son massacre.
Avec un visage déformé par la haine qu’il éprouvait pour son père, Yume lui retira son énergie vitale avec bien plus de facilité qu’il en avait eu pour sa mère. La lui enlever lui parut bien plus aisé et bien moins douloureux. Sans doute parce que, au fond de lui, le jeune homme pensa que ce sort lui était mérité. Il en ressentit presque… un plaisir malsain.
Avec un soupir presque démentiel, Yume regarda le corps de son père factice s’écrouler au sol avec bien plus de fracas que celui de la silhouette plus frêle de sa mère. L’homme sombra tout près de sa femme, les yeux encore élargis d’ahurissement, et les lèvres complètement ouvertes, comme prêtes à lâcher un cri qui jamais ne trouva le chemin jusqu’à ses cordes vocales. De sa bouche s’échappait, à l’instar de son épouse, un filet de sang carmin.
Yume savait qu’il n’y était pas allé de main morte. Lui qui détestait pourtant faire du mal au moindre être humain, il avait malgré tout ressenti un certain… plaisir… à retirer l’énergie vitale de son père illusoire. Comme une sorte de revanche après toutes les humiliations qu’il lui avait fait subir durant toutes ces années.
Le jeune homme fronça les sourcils. Non. Ce tel sentiment de haine, ce plaisir à faire du mal à autrui… Ce n’étaient pas ses émotions. Oui, cette fois-ci, il en était certain. Plus que les sortilèges, plus que l’émotion, il avait compris. Enfin, il pensait simplement avoir saisi, seule la Déesse savait elle-même ce qu’il en était réellement.
Yume… vivait le passé de quelqu’un d’autre. Il ressentait les pensées et les émotions de quelqu’un d’autre. Cela expliquait son attachement pour cette fausse famille… qui pourtant était bien la sienne. Cette famille qu’il n’avait jamais connue… Il venait de les assassiner de sang-froid, mû par la volonté et les sentiments d’un autre.
Lentement, le jeune homme leva ses yeux démentiels et injectés de sang en direction d’Anthéa. Cette dernière, pendant un moment de latence de son petit frère, s’était précipitée vers sa mère inerte. Penchée au-dessus du corps de sa génitrice, la jeune femme essayait de prendre son pouls, des larmes de détresse dévalant sans retenue sur ses joues. Le mal était fait, et il était irréversible : leurs parents étaient morts, assassinés par leur propre enfant.
Subitement, Anthéa dressa son regard embué de larmes en direction de son petit frère, qui ne fit que la dévisager sans véritable intérêt. Les yeux de la jeune femme guerrière trahissaient sa détresse, et le jeune homme n’aurait même pas été étonné si cette dernière se mettait soudainement à le supplier de l’épargner. Jamais l’ancien Épéiste n’avait vu sa rivale aussi pitoyable, pas même cette fois où il l’avait menacée avec sa lame foudroyante, sa plus grande faiblesse.
― Qu’as-tu fait ?! s’insurgea la jeune femme, la voix déchirée par les sanglots.
Anthéa semblait tellement secouée qu’elle n’avait même pas songé une seule seconde à invoquer son arme familiale pour attaquer son petit frère possédé par le sortilège de Shamyso et les pensées d’un autre.
― Ne t’inquiète pas, répondit Yume d’une voix blanche, presque fantomatique, tandis que son regard aussi bleu qu’un lagon se déposa sur la silhouette frêle de sa mère à terre. Ils ne sont pas morts.
Ahurie et incapable de prononcer le moindre mot suite à cette annonce qui sonnait malgré tout à ses oreilles comme une marque d’espoir, Anthéa baissa lentement les yeux sur la boule jaune ancrée dans la paume de Yume, comme si cette sphère ne faisait qu’une avec son petit frère. La jeune femme fronça les sourcils, intriguée par cette chose qui ne lui inspirait aucunement confiance.
― Qu’est-ce que c’est ? questionna-t-elle, confuse.
― Tu ne vas pas tarder à le découvrir, répondit mystérieusement son petit frère.
Sans comprendre pourquoi il ressentait une telle haine au fond de son cœur pour une simple épée volée, Yume étira fermement le bras sur le côté, tous doigts écartés. Puis, quand dans sa paume se referma enfin le pommeau rassurant de la lame familiale qui lui avait toujours appartenu dans sa réalité, son faciès se fendit d’un sourire en coin ravi. Anthéa, surprise que l’arme pourtant confiée par son père se retrouvât ainsi entre les mains du blondinet alors qu’elle était censée lui revenir de droit, tendit une paume vaine dans l’espoir de s’empoigner à son tour du pommeau, pour reprendre main-mise sur son bien. Mais, au lieu de la rendre à sa grande sœur qui souhaitait ardemment en embrasser le contrôle, Yume la planta fermement dans le sol avec force et colère. La lame s’y enfonça aussi facilement que dans du beurre, provoquant un sursaut de saisissement chez la jeune femme. Enfin, le jeune homme leva son poing tout proche de son visage, prêt à l’abattre dans la poitrine d’Anthéa pour lui retirer, comme il l’avait fait un peu plus tôt avec ses deux parents, son énergie vitale.
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