Sevrage
8 :
Je n'avais jamais envisagé tout cela. J'ai pris le relais du formidable et impressionnant travail que tu as fait lors de tes premières heures de vie. Tu étais si doué, trop peut être et les choses se sont ainsi emballées. Alors, comme pour respecter ton œuvre, impossible de tout arrêter. Malgré les rougeurs, les douleurs, les larmes et la fièvre, j'ai plongé corps et âme dans cette aventure lactée électrique. Malgré tout et surtout, bien malgré moi et ce ne sont pas les torrents ruisselant sur mon visage qui y ont changé quelque chose. La fièvre m'embrouille-t-elle l'esprit à ce point ? Jusqu'où suis-je prête à aller ?
7 :
Une si petite machine et une si grande place... Depuis des semaines elle étouffe, écrase tout sur son passage. Trônant sur le tabouret, prête à l'emploi. À quoi bon la ranger ? Toutes les 3h elle se greffe à moi invariablement. Les réveils s'enchaînent, les sessions se suivent et cet épuisement, lui, persiste. Il faut faire un choix. Comment profiter de la douceur de tes bras si je ne pense qu'à dormir lorsque je t'offre un repas fait de moi ? Stop. Mais devant l'expérience des début, cette fièvre terrassante, ces courbatures et douleurs, impossible de tout arrêter en un claquement de doigts.
6 :
Enfin. Plus de temps. Plus d'espace. Plus de confort. Dans cet équilibre trouvé, un objectif est atteint. Mon regard face à cette machine se mue. Son vrombissement t'apporte ce que tout mammifère apporte à son petit, alors, avec le temps, cet instrument devient mon compagnon. Mais l'horloge tourne. La fin de cette parenthèse approche à grand pas... Pas le choix, les sessions doivent se réduire. Place au rétro planning.
5 :
Et voilà. La mécanique si bien rodée se vrille. La fièvre, cette douce amie des débuts refait surface. La douleur aussi. Mais je tiens bon. L'objectif est clair malgré ce brouillard nommé fatigue. Encore quelques semaines et tout ceci sera derrière moi.
4 :
À mesure que nos rencontres s'espacent, la machine disparaît du champ de vision. Cachée dans un coin du salon, il n'y a qu'à mon oreille qu'elle susurre de la retrouver encore et encore. Elle susurre et mon corps, lui, s'exécute. Il se donne, il s'oublie, et se perd dans ce tourbillon. L'objectif est-il encore si clair ? Ne pourrait-on pas prolonger un peu plus cette torture maintenant que je sais gérer les difficultés ? Ne pourrait-on pas continuer pour empêcher un nouvel épisode fébrile ? Et puis, tu grandis si bien grâce à mes efforts et je suis si fière de ce que j'accomplis pour toi... Jusqu'où suis-je prête à aller ?
3 :
Ça y est. Nous y sommes. La vraie vie redémarre. Boulot. Fatigue. Je parviens à maintenir nos rencontres, le rythme est respecté, les quantités restent généreuses et pourtant, ce soir, à nouveau, je suis terrassée. Qu'ai-je fait pour mériter tant d'obstacles ? Pourquoi t'offrir le meilleur n'est-il pas plus simple ? C'en est trop. Je n'en peux plus. Je suis à bout. À bout de forces, à bout de souffle. Cet allaitement tient mon corps en otage et maintient mon esprit dans un brouillard cotonneux presque étouffant. Stop. Je t'aime, je suis fière de ce que j'ai traversé pour toi, mais à présent je dois penser à moi.
5 mois.
8 mastites.
2 candidoses mammaires.
3870 grammes pris.
20 litres de stock.
Ce tire-lait à été mon compagnon d'infortune. Haine, colère, dépendance, doute, stress, puis ensuite, satisfaction. Il m'a apporté le pire pour t'offrir le meilleur. Aujourd'hui, il n'est plus que le boulet me rattachant à tout ce que le post partum a pu m'apporter de négatif. Boulet qui m'empêche de fermer définitivement cette drôle de parenthèse pour, lorsque les choses se seront tassées, faire le point sur ce que ces derniers mois m'ont appris.
Libérée ?
Pas tout à fait.
Contrariée, plutôt.
J'aurais aimé faire plus, beaucoup plus, mais mon corps ce matin m'a crié d'arrêter là. Repousser le temps précieux du bain, notre moment à nous parce qu'une énième fièvre et un sein rouge et douloureux me scotche sur place, voilà ce qui sonne la fin de ma collaboration rythmée et machinale.
Oui je suis contrariée. Les hormones doivent jouer. Un sportif de l'extrême est bien drogué à l'adrénaline, alors pourquoi une allaitante de l'extrême ne le serait-elle pas aussi ? D'ailleurs, n'appelons-nous pas cette phase le sevrage d'un allaitement ?
Ce lait extrait de ma poitrine était la déclaration d'amour silencieuse d'une maman qui a eu tant de mal à se sentir mère les premiers temps. Cette déclaration était unique. Personne d'autre n'aurait pu t'offrir ce cadeau.
Désormais une page se tourne mais je sais que l'enfant que tu deviens comprend. Tu comprends que maman a besoin de prendre soin d'elle.
Maman a besoin de se reconnecter à la réalité car j'ai le sentiment d'avoir passé plus de temps ces derniers mois en intimité avec ce tire-lait qu'avec mon amoureux, ton papa.
Ce soir maman pleure.
Ce soir, fiévreuse et abattue, la femme mobilise ses forces pour un énième combat. Le dernier. Briser le cycle. Stopper la machine et ne s'en servir à présent qu'en cas d'absolue nécessité.
Ce soir maman pleure, mais elle sait qu'elle a tenu quelque chose que peu aurait été capable de tenir. Maman est une lionne et la savane ne l'a pas épargnée.
J'ai le sentiment de t'abandonner et tout à la fois j'ai hâte. Hâte qu'une fois la lactation stoppée, je puisse profiter pleinement de nous trois. Plus de réveil la nuit, plus de tirage pendant ta sieste d'après midi, plus de grimaces lorsque ton coude s'enfonce dans ma poitrine meurtrie et surtout plus d'abattement mais un retour à une fatigue raisonnable.
Tu verras petit lionceau, une maman reposée et un lait venu d'ailleurs vaudront ici mieux qu'une maman essorée au bord de la rupture. Je suis persuadée que ta sensibilité d'enfant l'a saisi déjà bien avant moi. Les signes que tu m'envoies m'accompagnent et me bercent. Tu es prêt toi aussi.
Merci.
Merci à un groupe en ligne.
Merci à ma famille.
Merci à mes amies.
Et merci à ce tire-lait à qui je dis, à ce jour, adieu.
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