Chapitre 14: Quand sonne minuit
Pierre d’Ambroise, Palais royal de la famille Corvinus, hauteurs de la ville de Fressons ; durant la funeste Nuit des Lames
Les musiciens des balcons avaient abandonné leurs instruments pour des arcs ou arbalètes. Rejoints par des manteaux pourpres et des gardes de la ville, ils commençaient à faire pleuvoir des carreaux et des flèches sur l'assemblée. La mort s'invita ainsi au banquet et faucha seigneurs et dames sans distinction tandis que de nombreux autres étaient évaqués par la garde personnelle de l'Eidhöle. Pierre, qui observait la scène, était pétrifié. Ce qui se passait devant lui ne pouvait être qu'un rêve, un cauchemar. Le centre de la salle s'était transformé en un véritable champ de bataille, les projectiles envoyés des balcons s'abattaient sur la foule et prenaient leur part de vies. Des nobles portant des brassards noirs se retournaient à présent contre leurs anciens camarades et compatriotes. Les couteaux, épées et autres armes de corps à corps répandaient des traînées de sang dans la salle. Des tables étaient retournées au sol, le vin commençait à se mélanger au sang des convives. La pièce remplie de rire et de musique il y a quelques instants s'était transformée en un désordre d'où les cris de douleur et d'agonie fendaient l'air sans interruption. Durand qui fut l'un des très rares nobles du Haut Corvin à fièrement s'insurger, courroucé par le mot de Léonard, s'était vu criblé de plusieurs projectiles. Se débattant à terre, il mourait, impuissant.
Ava, qui se tenait proche de son conjoint, était agenouillée et pleurait à ses côtés. Pierre revint à la réalité de l'action quand un carreau lui frôla la tête laissant une coupure sur sa joue. Le sang commençait à perler de l'entaille. Il ne lui en fallut pas plus pour courir rejoindre sa mère. Les nobles qui combattaient tout autour de lui ajoutaient un certain chaos à la scène, dames et jeunes seigneurs sans bandeau noir s'éparpillaient en tous sens pour s'enfuir. Pierre fut bousculé dans sa course par deux combattants qui luttaient âprement. Déséquilibré, il vacilla. Se réceptionnant comme il le pouvait sur le sol, ses mains s'imprégnèrent du sang qui s'y trouvait. Allant puiser dans ses forces, Pierre se releva tant bien que mal. Des larmes commençaient à couler sur ses joues, au fur et à mesure qu'il prenait pleine conscience de la situation. Il atteignit sa mère et s'agenouilla près d'elle. Son père qui laissa échapper son dernier soupir était mort. Ava, qui était maintenant avec son fils, le serrait dans ses bras. Sanglotant, Pierre l'étreignit ne sachant quoi faire. Ne perdant pas un instant de plus, Ava fut la première à réagire et s'adressa à Pierre.
— Mon fils il te faut fuir, commença-t-elle avant d'être coupée par les sanglots de Pierre.
— Père, qu'allons-nous..., dit le jeune homme avant qu'Ava ne reprenne.
— Ton père est mort, mon fils, tu comprends !? Pars et survis !
Ava ne finissant pas ses mots repoussa Pierre sur le côté. Un manteau pourpre qui avait tenté de le transpercer de sa lance finit sa course proche d'elle. Celle-ci, comme prise d'une férocité invisible, entraîna l'agresseur tout en criant à son fils:
— FUIS! !
La vue de Pierre était brouillée par ses larmes celles-ci se mélangeaient à sa sueur et amplifiaient sa confusion. Dans un sursaut d'adrénaline, Pierre se releva comme il pouvait. Durant sa chute, sa tête avait heurté un pied de table et sa tête lui lançait des pics de douleur. Se touchant l'arrière de la tête, du sang commençait à faire son apparition. Son propre sang !
Regardant la grande porte battante, il se retourna pour retrouver sa mère. Il ne pouvait la laisser mourir comme son père, mais il était trop tard. Le garde de l'Eidhöle essuyait la lame de son couteau sur un des corps proche de lui. Ava gisait au sol, la gorge tranchée non loin de son mari. Impuissant, Pierre se résigna à courir vers la sortie. Il lança un regard vers la table royale. Leonard, qui avait dégainé une épée, croisait le fer avec le demi-frère de la princesse. Celle-ci, accompagnée pas des hommes de confiance, tentait de fuir par une petite porte. L'Eidhöle quant à lui déambulait sur le champ de bataille, sourire aux lèvres. Il psalmodiait des prières. Esquivant les convives qui s'affrontaient Pierre tentait de s'échapper de ce piège. Des projectiles fusaient autour de lui et certains ricochaient sur le sol à côté de lui.
Le jeune homme sauta au-dessus d'une table en renversant verres et aliments sur son passage. Il lui fallait une arme pour se défendre, mais il ne pouvait dévier de sa route. Il vit des corps proches de lui et une épée plantée dans l'un d'eux. Pierre s'agrippa à cette dernière de toutes ses forces. Immobile au début, la lame se décoinça du corps et fit tomber Pierre en arrière. Reprenant son souffle, il reprit sa course, résigné. Un noble l'attaqua lors de son passage, Pierre para l'épée de l'agresseur qui tentait de le tuer. Déviant la lame, le jeune Ambroise se laissa entraîner du côté opposé tandis que son adversaire était poignardé par-derrière. Un sudiste armé d'un couteau de table lui montra sa juste vengeance. Échappant à cette scène qui semblait à présent mineure dans le chaos ambiant, Pierre se rapprochait de plus en plus de la porte. Après une course qui lui parut prendre une éternité, il se retrouva à l'entrée. Deux gardes de la ville se tenaient là. Deux de leurs camarades qui n'arboraient aucun brassard gisaient à leurs pieds. Pierre n'eut pas le temps de réfléchir plus longtemps qu'un des gardes plongea vers lui en décrivant un arc de cercle avec son arme d'haste.
Pierre para le coup et, de son autre main, accompagna son adversaire pour l'envoyer finir sa course sur une table. Se retournant prestement, il engagea le combat avec le second garde. Celui-ci, surpris par l'action de Pierre, tentait d'attaquer comme il pouvait.
Le jeune seigneur, de par ses connaissances en escrime, prit son adversaire de court et lui planta son épée dans le ventre. Le garde, dans un hoquet de surprise, vit son sang jaillir et s'écroula au sol. Pierre tourna la tête vers la salle de banquet et ne manqua pas d'observer les gardes des balcons supérieurs. Ceux-ci avaient vu son mouvement et ne se firent pas prier pour arroser sa position de projectiles. Il se jeta derrière la porte et entendit les nombreux impacts contre l'épais bois. Se relevant, il put prendre connaissance de la situation des couloirs.
Les gardes de la ville, du palais et de l'Eidhöle étaient en nombre et se battaient entre eux. Domestiques étrangers et nobles en fuite se frayaient un chemin parmi les combattants trop occupés à s'affronter. Pierre reprit donc sa course effrénée et courut en direction de la porte menant aux escaliers. Les combats s'étaient portés même dans cet espace exigu. Des corps jonchaient les escaliers et Pierre prit soin de ne pas trébucher sur eux. La descente d'escalier fut plus simple qu'il ne l'aurait pensé. Les affrontements s'étant déroulés rapidement, les combattants devaient se trouver autre part. Pierre déboucha dans un long couloir. Entendant des voix au loin, il chercha une cachette et lorsqu'il observa un meuble de grande taille, il se dépêcha de l'ouvrir pour y trouver refuge.
Se glissant entre des habits, il tenta de se dissimuler du mieux qu'il pouvait. Les voix se rapprochant, il tira la porte encore ouverte vers lui pour ne laisser qu'un petit espace par lequel il observait le couloir. Son épée au poing, il resta immobile dans ce compartiment restreint. Il observait à travers l’entrebâillement, à l'affût. Le groupe de personnes qu'il avait entendu auparavant fit peu à peu son apparition. Quatre hommes composaient la troupe. Un manteau pourpre semblait diriger le groupe, suivi par trois gardes équipés d'arbalètes et de lames de diverses tailles. Un seul d'entre eux avait encore son arme bandée et chargée. Ils naviguaient lentement dans la salle. Comme dans le reste du palais, des corps gisaient au sol et les quatre hommes s'assuraient du trépas de ceux-ci. Les rares survivants présents furent gratifiés d'un coup de lame leur ôtant toute chance de survie. Pierre observait la scène avec dégoût, mais ne pouvait risquer d'affronter ces hommes entraînés. Après avoir rempli leur sinistre besogne dans le couloir, les gardes s'éloignèrent. Regardant chaque espace avec soin, ils cherchaient de nouvelles victimes potentielles.
Ravalant sa salive, Pierre vit le regard du manteau pourpre passer sur l'armoire dans laquelle il se trouvait. Deux des gardes avaient rejoint le bout de couloir. Le garde de l'Eidhöle , à mi-chemin, attendait tandis que l'un de ses hommes se dirigeait vers Pierre. Ne lui laissant pas le temps d'ouvrir le meuble, Pierre envoya d'un coup de pied l'une des portes sur l'arrivant. Le garde, surpris, tomba à la renverse. Ne perdant pas plus de temps Pierre donna un coup du pommeau de son épée pour maintenir le garde au sol. Le manteau pourpre hurla un flot d'injures et d'ordres que Pierre ne tenta pas de comprendre. Se lançant dans la partie opposée du couloir, il reprit sa course effrénée. Pierre eut le temps de distancer les combattants au brassard noir. En tournant au bout du couloir, il entendit l'impact des carreaux non loin de lui. Son coeur tambourinait dans sa poitrine. Il ne réfléchissait pas à ce qui se passait depuis qu'il avait fui. Les pensées fusèrent à nouveau dans son esprit. Machinalement il courait, courait pour fuir ce qui venait d'arriver, fuir la mort de ses parents. Fuir la folie des hommes qui s'était abattue sur le banquet.
Au détour d'un couloir, il posa sa main sur une colonne et tenta de reprendre son souffle. Il commençait à avoir un point de côté mais ne pouvait rester passif trop longtemps. Les gardes le suivaient de près. Il pouvait entendre le bruit de leurs bottes sur les dalles de marbre composant le sol du palais. Passant sa main sur son front, il essuyait la sueur qui y perlait. Entendant les voix se rapprocher, il reprit sa course effrénée. Perdu dans les innombrables couloirs du palais il ne pouvait prendre le temps de se situer exactement. Passant de porte en porte, de salle en salle, la scène du banquet se répétait à chaque fois. Des traces de combats et de carnages prenaient place à chaque endroit du palais. Pierre avait la tête remplie de scènes d'horreurs. Se précipitant vers une grande porte, il se heurta à celle-ci.
Fermée de l'extérieur il se retrouvait coincé dans la salle et ses poursuivants, eux, continuaient de se rapprocher. Réfléchissant, il regarda la pièce ou il se trouvait. De grandes fenêtres bordaient le côté de la salle. Pierre, s'approchant d'elles, l'ouvrit prestement avant de s'engouffrer dans l'ouverture. Un toit de tuiles couvrait l'espace en dessous de la fenêtre. Sa présence sur le bord de celle-ci, déjà incongrue, lui donnait à réfléchir. Il ne savait pas où ce chemin le mènerait. Tournant la tête, il vit les gardes faire irruption dans la salle. L'un d'eux cria en pointant du doigt Pierre. Ses camarades, empoignant leurs arbalètes, visaient le jeune seigneur. Un carreau traversa le verre de la fenêtre et Pierre ne prit pas plus de temps. Sautant sur les tuiles en contrebas, il glissa sur la fine couche pluvieuse au début avant de se remettre debout. Courant sur le sol de tuiles, il tentait de garder son équilibre.
Les gardes ne se firent pas prier pour le poursuivre sur le toit. Des projectiles fusèrent autour de lui tandis que ses pieds décrochèrent des tuiles mouillées sur son passage. Sautant entre les courts espaces de vide qui séparaient les surfaces du toit, Pierre continuait sa course. Tournant la tête, il entendit l'un des gardes crier tandis que les tuiles sous ses pieds s'affaissèrent, l'entraînant dans une chute mortelle.
— HERBERT ! crièrent ses camarades, pris de colère en le voyant tomber avant de poursuivire Pierre de plus belle.
Remarquant la fin du toit, Pierre freina comme il le pouvait. Un vide de quelques étages se trouvait sous lui. Sur plusieurs mètres, l'espace était occupé par les toiles qui couvraient les étals de marchands. Fait comme un rat, Pierre se tourna vers ses poursuivants, mais dans son action perdit l'équilibre et tomba à la renverse.
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