Chapitre 44: Le nouvel atout du cardinal
Cardinal Britius
Mardi 26 du mois de Mai de l’an de grâce 1205 AE.
Palais de l'ecclésiarque des Sauveurs, Fressons; durant la prière des Vêpres
Royaume du Corvin
Le soleil qui avait illuminé Fressons de ses rayons ardents et printaniers s’était volatilisé depuis quelques heures déjà. La lumière qui avait submergé la capitale faisait maintenant place à la nuit, sombre et froide, qui couvrait la ville de son voile sinistre. Un voile qui s’était répandu dans tout le royaume depuis que la lutte fratricide entre Léonard et Anaïs avait commencé pour le trône.
Britius, qui siégeait dans son bureau personnel, était à ses affaires, éclairé par les vacillantes bougies des lieux qui teintaient l’imposant bureau de bois et ses alentours d’une couleur orangée. Elles étaient toutes installées sur de riches supports dorés et les halos de lumière ainsi créés englobaient le vieil homme engoncé dans son imposante chaise de bois. Comme un reflet exact de la salle et du palais, la chaise de Britius était richement ouvragée, taillée de main de maître dont les nombreuses scènes inscrites comptaient les saints écrits des trois Sauveurs.
Les titres et positions officielles apportaient certes du pouvoir et de l’importance, mais ils apportaient bien évidemment leurs sommes de travaux administratifs bien rébarbatifs. Le cardinal trimait ainsi sur son long bureau depuis le repas de midi et les piles de documents à lire ne semblaient pas se tarir.
Bien au contraire, les documents qui siégeaient sur sa table n’avaient fait que se multiplier depuis le début de la matinée. À vrai dire depuis que le cardinal avait mis en marche son plan, il n’avait plus eu un moment de répit et les journées à rallonge s’enchainaient.
Les lettres de correspondances personnelles côtoyaient ainsi les ordres et confirmations officielles empilés dans des tours de document qui tenaient encore miraculeusement debout. Ces différentes piles étaient disposées sur les bords du bureau, tandis que le cardinal se gardait le centre dégagé pour travailler et écrire. L’un des servants du cardinal avait passé les dernières heures à approvisionner la table avec toujours plus de lettres sous le regard sévère de son maître à chaque ajout de manuscrit. Britius qui tenait l’une desdites missives en face de lui ne se donnait même plus le temps de lire en détail et, balayant les mots importants, la posa sur son espace de travail avant de tendre ensuite l’une de ses mains. L’un des aides du cardinal, réceptif comme il en incombait pour un serviteur d’une figure aussi importante que celle de Britius, lui donna une coupelle de cire encore chaude.
Le cardinal qui saisit l’une des attaches de la coupelle, la posa sur l’un des supports de la table prévus à cet effet. Après avoir apposé son nom de sa longue plume d’oie, il referma la lettre en pliant soigneusement le message sur lui-même. Puis il versa la cire rouge sur le document refermé. Le liquide chaud et rouge coula sur le centre de la missive et mit peu de temps avant de commencer à durcir. Britius, après avoir reposé la petite coupe, saisit l’une de ses bagues et imposa son sceau grâce à sa chevalière.
Après avoir terminé le document il le plaça proche d’une des bougies du bureau pour vérifier qu’il n’y avait aucun problème avec le sceau. Scrutant la surface plate du papier à la lumière, le cardinal souffla sur la partie supérieure de la missive et la confia à l’un de ses servants qui la fit disparaître dans sa sacoche.
Britius prit ensuite la dernière lettre du jour, la dernière dont il avait encore le temps de s’occuper. Après avoir lu le contenu en tiquant à la vue d’un des noms présents sur le document il prit à nouveau possession de sa plume pour imposer sa signature. Trempant la pointe de cette dernière dans le petit récipient d’encre à sa droite, il se hâta de revenir sur le document mais accrocha au passage sa manche sur le pot de verre noir qui se renversa sur la table. L’encre coula sur la surface du plan de travail en bois jusqu’à atteindre le papier de la lettre. Le message s’imbiba de l’encre et bientôt le liquide noir se mélangea au texte du document qui devint illisible à mesure que l’encre recouvrait le papier et ses textes.
Pestant comme il le savait si bien le faire, le cardinal lâcha la plume sur le bureau, d’un geste d’énervement et éclaboussa au passage de quelques gouttes d'encre supplémentaire le document déjà illisible. L’un de ses aides présents qui n’avait pas manqué d’afficher sa surprise, accourut avec de quoi éponger le bord de la manche du cardinal maintenant bien noircie par quelques gouttes d’encre.
Sa discussion de la matinée avec Evrard Gaillot lui pesait encore. Il n’avait fallu que la lecture de son nom sur le document pour énerver Britius comme il l’affichait rarement au vu des regards surpris de ses servants. Le cardinal avait certes accepté d’agrandir sa seigneurie en échange de son soutien, mais en aucun cas de lui céder le domaine d’Ambroise en entier. Cette dernière lettre écrite par Gaillot était maintenant irrécupérable, comme était le seigneur Evrard aux yeux du cardinal.
Cet homme rongé par l’avidité se faisait de plus en plus insistant et demandait qu’on lui remette Eudric pour sûrement le faire disparaître à jamais. Mais ce n’était pas les plans du cardinal, le garçon avait trop de valeur. Aux yeux du roi et des seigneurs du nord, il n’était que le fils d’un traître mort. Mais pas pour le cardinal et les quelques personnes instruites qui avaient pu visiter la bibliothèque royale de Périssier. Les Ambroises étaient d’une lignée ancienne et presque royale selon les brefs passages des textes anciens, selon les critères de certains. Le cardinal détenait ainsi un atout majeur dont il était pleinement conscient. Et il ne se priverait pas d'y avoir recours. Si Evrard n’avait pas été un proche de Léonard, Britius ne se serait pas privé de rajouter son nom à la liste des cibles du banquet.
Essuyant avec l’aide des servants le liquide noir qui s’était répandu sur le long bureau, Britius recula sa chaise dans un crissement audible et tourna la tête pour observer les lumières de la ville par les carreaux de son épaisse fenêtre. La journée était maintenant bien finie, malgré le travail abattu il restait une tâche à faire pour le Cardinal. Et pas des moindres. Étirant son corps endolori par une journée de travail assis, il se leva.
Saisissant son bâton officiel et indissociable de sa fonction, il se dirigea vers la porte des lieux pour quitter le bureau. De l’ombre de la pièce sortirent deux gardes aux capes pourpres qui ouvraient la porte devant Britius en poussant les battants de l’entrée. Le cardinal s’engagea alors dans les couloirs de son palais suivis par ces deux gardes qui le filaient ensuite à bonne distance. Britius s’était toujours entouré de protecteurs et ce pour de bonnes raisons qui avaient d’ailleurs été confirmées jusqu’à récemment. La garde pourpre avait arrêté des assassins, il y a de ça quelques jours. Ces hommes attendaient à présent vers les nombreuses cellules sous-jacentes du palais. Et c’était bien dans cet endroit que se dirigeait le cardinal.
Progressant dans les longs couloirs et les escaliers de sa démarche lente, le cardinal était salué en chemin par ses gens : scribes, servants ou encore manteaux pourpres. Une main sur son long bâton et l’autre replié sur lui, il avançait, observant de temps à autre la ville par les quelques fenêtres des lieux. L’esprit du vieil homme était empli de réflexion, il aurait fallu bien deux vies pour mettre en œuvre tous ses plans et travaux. Mais le temps commençait à manquer. Le cardinal se déplaçait avec difficulté mais son bâton, tel un solide appui, lui permettait de maintenir un bon rythme. Malgré toutes ses réflexions, le cardinal était conscient que le temps allait lui manquer. Il s’était engagé auprès du culte qui l’avait jadis sauvé et élevé au poste de cardinal en échange de ses services. Il s’était ainsi chargé d’une dette qu'il devait maintenant payer. Le culte n’était pas du genre à attendre ou laisser une seconde chance. De ça, il en était pleinement conscient.
Malgré la présence importante de ses hommes, Britius ne pouvait que regretter l’absence du capitaine de sa garde. Hagen avait toujours été son imposante ombre, son roc protecteur qui l’avait déjà maintes et maintes fois protégé. Mais Britius s’était engagé personnellement auprès du nouveau roi et, à part Hagen, aucun de ses subordonnés ne pouvait mener les manteaux pourpres au combat avec autant de réussite. Et personne ne pouvait mieux représenter le cardinal.
Britius et le roi Léonard étaient maintenant pleinement lancés dans la lutte pour le royaume. Le cardinal avait soigneusement préparé les évènements de longue date, mais comme toutes choses, comme tout plan préalablement préparé, ils avaient rencontré la dure loi du réel, du terrain et tout était parti de travers. À commencer par la reine et son marmot maintenant fermement retranché dans le sud et le bâtard Folcard qui menait les troupes loyalistes de sa sœur avec un talent certain. Ils auraient dû être morts à l'heure actuelle, tous autant qu’ils soient, morts et enterrés ainsi que tous leurs "loyaux" partisans. Au moins une bonne partie d’entre eux avaient péri durant le banquet, mais c’était bien là la seule chose positive depuis que le plan avait été mis en action.
L’Église et ses hautes instances s’étaient lavé les mains de cette histoire et observaient de loin les évènements. Seuls le cardinal et les religieux du Haut Corvin s'étaient engagés dans le conflit suivi de près par les veilleurs plus actifs que jamais dans le camp d’Anaïs. Les principaux joueurs avaient ainsi abattu leurs cartes. Mais le cardinal, lui, avait maintenant un atout dans sa manche. Un atout dont personne ne devait se soucier ou connaître l’existence.
Le cardinal s’était toujours méfié des veilleurs, de cette ramification bien secrète de l’Église. Ses dirigeants bien énigmatiques et les membres de cet ordre étaient bien hypocrites à ses yeux. Ils voulaient le contrôle absolu tout comme le culte. Ils étaient devenus exactement ce qu’ils avaient juré de combattre, ce qui les repoussait dans le culte. Britius avait choisi son camp depuis longtemps et en toute connaissance de cause. Mais les veilleurs eux se paraient de la cape de la justice pour agir comme bon leur semblait depuis les coulisses. Menant leurs membres comme de simples moutons bernés par leurs croyances en le bien commun. Bien que les assassins attrapés il y a quelques jours dans le palais n’aient parlé, Britius connaissait leur employeur : ce maudit ordre des veilleurs.
Les longs couloirs du palais dans lesquels avait progressé préalablement Britius avaient maintenant fait place à des passages plus restreints et toujours plus sombres. D'interminables escaliers circulaires avaient pris place face au cardinal et ses deux protecteurs qui s’y engouffrèrent.
L’escorte en question était toujours là un peu en retrait, dans son ombre. Leur présence perceptible à chaque marche lorsque leurs lourdes armures se faisaient entendre dans d’audible cliquetis d’aciers. Les ombres, c’était bien ce qui accaparait les pensées et craintes de Britius. Normalement c’était son domaine, son lieu de résidence. Il était un marionnettiste bougeant et actionnant ses plans et pantins depuis l’ombre. Mais à présent des forces l’attaquaient. Le culte, les veilleurs et ses opposants au sein du royaume ou du clergé attendaient le moindre de ses faux pas pour l’attaquer. Le cardinal n’appréciait guère la situation actuelle mais tout allait changer. Si Léonard n’était pas apte à remporter la victoire, Britius le serait et forcerait le destin.
Le cardinal, qui avait descendu les longs et tortueux escaliers, naviguait à présent dans les couloirs et niveaux sous-jacents du palais. Des braseros et torches éclairaient de temps à autre les allées et de nombreuses cellules bordaient les passages. Les regards apeurés des nombreux occupants des lieux regardaient avec frayeur la figure du cardinal pourtant bien inoffensive en vue de sa posture.
Britius s’arrêta bientôt face à une imposante porte de bois et d’acier. L’un de ses gardes frappa à la porte et un loquet s’ouvrit révélant la lumière d’une pièce bien éclairée. Un regard bien attentif les scruta et la personne derrière la porte claqua le loquet. Les trois arrivants qui attendaient dans la pénombre entendirent les lourds gonds de la porte bouger et s’ouvrir face à eux. Ils pénétraient alors dans la pièce.
Cette dernière était dans une ambiance bien différente des couloirs et cellules sombres des sous-sols du palais. La pièce était assez grande et toute de pierre taillée. De nombreuses lumières tapissaient les lieux par le biais de torches, le tout rehaussé par un important bac de charbon ardent.
Au milieu de la pièce siégeait un chevalet de bois occupé. La pièce ne manquait pas d’activité et ses occupants se stoppèrent net face à l'arrivée du cardinal. L’endroit était occupé par de nombreux servants et tortionnaires qui s'affairaient proche du brasier de charbon où une figure bien différente de la leur, les dirigeait d’une main de maître et d’une voix étrangement calme.
— Mon seigneur Britius, quel plaisir de vous voir, commença la personne en question.
Habillé simplement des accoutrements des plus bas servants de l’Église, l’homme arborait un visage bien ancien qui reflétait une certaine image accueillante.
— Frère Pie, je viens m’enquérir de votre avancement. Voilà une bonne semaine que votre œuvre a commencé, avez-vous quelques résultats ?
— En effet cardinal, dit l’intéressé en invitant Britius à avancer. Mon « élève » ici présent est d’une rare résistance. Son esprit retors était bien fermé à toutes mes paroles mais au fil des journées son corps supplicié a laissé son esprit s’abreuver de quelqu'une de mes vérités.
Britius qui s’était approché du frère Pie était à présent proche du chevalet où était attaché Eudric d’Ambroise. Le garçon évanoui avait le corps strié de balafres, brûlures et autres coupures en tout genre. Son pantalon de jute était imbibé de son sang et il semblait bien loin lorsque le frère Pie saisit son visage pour montrer au cardinal le regard vide du garçon.
— Je dois avouer, mon seigneur, que je ne puis que respecter la force de ce garçon. Sa jeunesse et sa fougue ont dû lui permettre de tenir jusque-là mais à présent il est prêt à être modelé comme vous me l’aviez demandé.
Le cardinal qui avait un grand sourire éclairé et rehaussé par la lumière orangée des lieux reprit.
— Parfait frère Pie, je vois que vous n’avez pas usurpé votre réputation. Je vous laisse donc à votre œuvre.
À ces derniers mots le cardinal quitta la pièce tandis qu’un des tortionnaires des lieux approcha de Pie pour lui donner un tisonnier à la lame bien rougeoyante. La porte se fermant derrière Britius, le cardinal put entendre les cris du prisonnier en quittant les lieux.
Notes de l’auteur:
Le titre de Britius risque de changer quand j’aurais terminé ce premier tome. Je vais essayer de retravailler l’Église des Sauveurs pour la rendre un peu plus « unique » mais toujours avec cette petite touche chrétienne. Je ferais surement un passage explicatif dans l’annexe. J’ai été un peu absent à cause du travail mais j’ai un peu planché sur le prochain tome et son ambiance nordique avec une réécriture de leur mythologie à la sauce sauveurs. Ce qui devrait plaire à certains.
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