Chapitre 59 : Les routes de l’Est
Pierre d’Ambroise
13e jour du mois de septembre de l’an de grâce 1205 AE.
Auberge du mont Lanvin, Praveen ; juste avant la prière de Sexte
Royaume du Corvin
La girouette qui se dressait fièrement sur le haut toit de l’auberge pivotait inlassablement avec le temps peu clément qui prenait Praveen.
Un puissant vent du nord balayait la région et la petite effigie de cuivre était ballottée dans tous les sens. En plissant les yeux, on pouvait discerner la forme qui était représentée. Celle d’un griffon qui dominait les quatre bras cardinaux finement ciselés juste en dessous.
Pierre souriait, cet animal était décidément là pour rappeler sa presque défaite au jeune seigneur. Les dieux étaient bien durs envers lui…
Finissant de serrer la sacoche attachée à la selle de sa monture, Pierre vérifia une dernière fois la bonne tenue de tout l’attirail posé sur son cheval avant de se retourner.
L’animal, comme de nombreuses autres d’ailleurs, était regroupé dans la cour du bâtiment. Pierre avait fait halte dans cette auberge pour la soirée, profitant ainsi de son toit protecteur et de son bon feu. Choses qui étaient plutôt rares dans les montagnes de l’est ou la nature était la maîtresse de toute chose.
La bâtisse était une robuste construction locale en grosse pierre avec le strict minimum au niveau des fenêtres. Phénomène qui simplifiait au second étage en colombage d’où le toit de tuiles d’essentes qui finissait le tout, tenait encore miraculeusement à sa place malgré les bourrasques de vent.
L’auberge se dressait donc sur la chaîne de montagne en presque défiance des éléments. Elle était tel un véritable refuge pour les voyageurs comme ceux qu’étaient Pierre et sa troupe. Un phare d’humanité dans ce paysage sauvage et hostile.
Ainsi, de bons matins, l’endroit était pris dans la frénésie des ultimes préparatifs avec la nouvelle journée de voyage qui se profilait. La trentaine d’hommes aux ordres de Pierre s’activaient dans l’auberge et tous rassemblaient leurs affaires ou apprêtaient les montures pour reprendre la route.
Outre les bruits de discussions, ce qui attira le plus les sens du jeune seigneur au fur et à mesure de sa progression dans la cour fut l’odeur du bois de sapins qui régnait. Les feux avaient été allumés et alimentés grâce à l’importante forêt environnante. Les odeurs puissantes qui en découlaient se mêlaient subtilement à l’humidité de la région.
La pluie qui avait accompagné le jeune seigneur et ses hommes la journée précédente, c’était calmé seulement pour faire place à une légère bruine qui avait recouvert le massif escarpé tel un fin voile blanc.
Le bâtiment de plusieurs étages n’avait pas eu la place d’accueillir toute la troupe et quelques petites tentes étaient encore visibles aux abords de l’auberge. Ce qui avait bien sûr déçu les malheureux qui avaient dû encore dormir à la belle étoile.
À vrai dire les seuls gagnants dans cette histoire n'étaient pas les chanceux comme Pierre qui avaient passé une nuit bien au chaud dans le bâtiment, mais les tenanciers des lieux. Le couple était d’ailleurs visible vers la porte de leur auberge, tout sourire, en observant les hommes en arme qui s’affairaient en tous sens.
Ils avaient dû augmenter les prix rien qu’en voyant le nombre de combattants qui s’étaient approché de cet îlot de civilisation. Après tout, qui auraient pu les blâmer avec leur rude vie et la guerre qui avait commencé grande annonciatrice des temps difficiles qui se profillaient…
Quittant du regard ces adroits commerçants fiers de leur bonne fortune, Pierre observa l’une des tables du lieu qui semblait avoir attiré toutes les figures importantes de la troupe. Il y avait Cothyard ainsi que les jumeaux qui semblaient occuper à échanger, sous le regard de Lise qui était aussi de la partie.
Elle avait demandé à venir et Pierre n’avait pu lui refuser cela. Il aurait bien sûr pu invoquer les risques, le besoin de la protéger après ce qu’elle avait fait pour lui ces derniers mois. Mais c’était précisément le temps passé ensemble et les épreuves qui avaient prouvé que la jeune femme n’avait nul besoin de protection.
Des deux, Pierre ne savait d’ailleurs lequel avait le plus besoin d’aide ou de protection.
Et puis Lise allait être des plus utiles pour les blesser. Car la bataille allait apporter son lot de souffrance. Le jeune homme ne pouvait que prier pour que la moisson de la triste mort ne soit trop importante.
S’approchant de la table emplie de la discussion qui semblait tourner une fois de plus à la joute verbale, Pierre s’éclaircit la gorge en frottant ses mains déjà engourdies par le froid ambiant.
— Il y en a qui sont au moins matinale…
— Je crois que certains n’ont juste pas besoin d’heure précise pour jouer à qui a le plus raison, fit Lise assise plus en arrière de la table bientôt fixée par Cothyard et les jumeaux.
— Et toi, je crois… fit Leto
— …que ta place n’est pas à la guerre, finit Folder.
— Doucement, doucement, dit alors Cothyard pour appeler les occupants de la table au calme. Bon Regarde ça, fit le Pravien à Pierre en montrant d’un signe de tête la table et la carte qui y était posée.
Le document, ancien et corné, était étiré sur le revêche plan de bois marqué par le temps peu commode de la région. Des armes, gourdes et autres objets aussi divers que variés maintenaient la carte en place et les yeux de tous observaient les dessins et marquages imposés dessus.
C’était l’ouest du continent central qui y était représenté en bonne place. Pierre pouvait reconnaître le Corvin border l’extrémité du document bien jaunie par le temps. Portant son regard sur le reste de la carte, il put voir le royaume de Kahélonia qui suivait le Corvin ainsi que celui d’Elba un peu plus au Sud. Et bien sûr au centre de la carte, se tenaient les « Marches de l’Est » lovées entre ces trois puissants royaumes.
La région de Praveen y était retranscrite dans les moindres détails. Les chaînes de montagne qui l'entouraient, les vallées ou les seigneuries qui y prenaient place et bien sûr les trois seules villes de la région : LaRoque, Vigneux et Lysions.
— On est ici, dit Cothyard en posant le doigt sur le massif ouest de Praveen. On a bien dû mettre neuf jours pour rallier les hauteurs et maintenant, il nous en faudra bien moins pour quitter cette montagne.
— On va toujours plus vite en descente, fit Lise.
— Certes… Ce qui nous amène à cette question. Qu’elle route prendre pour ensuite rallier Chasson.
Le nom évoqué par Cothyard était celui qui désignait le lieu de rassemblement des combattants de Praveen choisis par les nobles présents au rassemblement de LaRoque. Un modeste petit village frontalier avec le Haut Corvin et une arrière-base toute trouvée pour les troupes que Pierre allait mener à la guerre.
— Des suggestions ? dit le jeune seigneur.
— Pour tout te dire trois… On pourrait passer par les chemins les plus au Sud pour rejoindre Chasson. Ce qui serait la solution qui offrirait le plus de sécurité moyennant plusieurs jours de trajet supplémentaires. Ou on pourrait tirer tout droit et nous exposant à une possible attaque des nordiens sur notre route. Selon les rumeurs des bandes en armes sont déjà visibles aux frontières. Ils doivent sûrement rallier le combat qui se prépare, mais on n’est jamais trop prudent.
Observant les chemins exposer par Cothyard sur la carte, Pierre réfléchit en pesant le pour et le contre des choix qui s’offraient à lui.
— Nous ne sommes pas en avance sur… commença alors le jeune seigneur.
— Ni en retard reprit Folder en le coupant.
— Mais nous risquons de l’être si nous devions vers le Sud, fit Pierre. D’ailleurs qu’elle était la troisième option ?
— Rentrer tranquillement à Villeurves, mais je pense que ce choix-là est impossible, hein ?
— Tout à fait. Pour en revenir à la route, je suis d’avis de rallier Chasson au plus vite, conclut Pierre.
— Un choix qui se tient, dit alors Cothyard. Le temps nous est compté et arriver trop en retard nous verrait tomber nez à nez avec l’armée victorieuse du Nord.
— Entre la probabilité d’une défaite et le temps qui change plus vite qu’il ne faut pour le dire. On n’aura pas le droit à l’erreur.
Observant Pierre qui se frottait toujours les mains à cause du froid mordant saisonnier. Cothyard continua.
— Tu apprivoises et comprends enfin la région, fit-il en souriant. Les cols seront bientôt infranchissables avec les premières neiges. Donc s’il faut agir c’est maintenant ou jamais. Victoire ou défaite d’ailleurs…
— Tu savais que j’allais opter pour la voie la plus directe.
— Oui, fit simplement Cothyard. C’est la plus censée, ou du moins c'est celle que j’aurais moi-même choisie.
— Mais on prend aussi un risque en longeant la frontière nord, conclut Folder en observant lui aussi la carte.
— On n’a rien sans rien, lui rétorqua son jumeau.
— Il nous faudra compter sur une bonne vigilance lors de nos futurs jours de voyage, conclut cette fois Pierre.
— Ça et une bonne dose de chance… reprit Lise.
— Un voyage périlleux, commença Cothyard en reprenant la carte pour la rouler. Le temps qui joue contre nous… et une victoire plus qu’incertaine au bout du trajet. Que rêver de plus !?
— Ha… Moins d’aventures périlleuses ! fit Lise face à Cothyard qui effaça bien vite son sourire.
— Qu’elle…
— rabat-joie, firent les jumeaux.
— En tout cas, dit Cothyard cette fois plus sérieux dans ses propos, une fois arrivé à Chasson on ne pourra attendre les seigneurs plus d’une journée voire deux grand maximum.
— Il nous reste qu'à prier pour qu’ils soient aussi déterminés que nous pour le chemin qui leur reste à parcourir jusqu’à Chasson.
— Il y aura sûrement des retardataires, voire des absents. Mais il faut au moins avoir les plus grands seigneurs de Praveen si on veut avoir une chance de peser dans la balance. Arriver en combat avec une centaine d’hommes ne rimerait à rien…
— Alors ne perdons pas un instant, je te laisse rassembler nos hommes.
Acquissent, Cothyard éveilla la cour en un instant lorsque les ordres fusèrent de sa voix forte. Les feux encore actifs furent éteints et les hommes encore engourdis par le froid réveillés pour aller à leurs montures. Les chevaux furent avancés et agencés pour former une longue colonne de cavaliers. Le départ se fessait plus qu’imminent.
Alors qu’il quittait à son tour la table pour rejoindre sa monture que tenait l’un de ses hommes par la bride, Pierre croisa alors Malaric.
Le jeunot à peine âgé de onze ans était le fils des tenanciers. Il avait dû être bercé par les contes locaux et les histoires de Sauveurs, car il avait observé et aidé la troupe durant tout le séjour. Il avait servi la tablé de Pierre durant la soirée ne ratant pas une miette des discussions et histoires des personnes qui incarnaient les héros de ses songes.
À présent que tous partaient à la guerre, il était là à observer les hommes dont il jalousait le destin alors qu’en réalité ses mêmes personnes auraient troqué sans hésitation la guerre à laquelle ils allaient devoir prendre pour un peu de paix dans ce coin reculé et paisible.
Le destin jouait bien des tours…
— Alors Malaric, que fais-tu là, tes parents n’ont pas trouvé de tâches pour te tenir loin de nous ? demanda Pierre en souriant face au garçon.
— Ho, si ! répondit l’espiègle jeune homme tout sourire. Mais je les ai terminés, je n’allais quand même pas rater le départ.
— Et qu’est-ce que c’est que… ça, dit Pierre en voyant la branche retenue pas le fin ceinturon du jeune homme taillé presque comme une épée.
— Mon arme, répondit Malaric en dégainant ladite branche en un air de défis.
— Je parie que tu as passé la nuit à la faire ?
— Heu… peut-être, lui répondit Malaric en un air mélangeant espièglerie et gêne.
— Tes parents n’aiment pas les armes, tu ne devrais pas trop la brandir comme ça…
— Que le Créateur les emporte, je veux partir à l’aventure. Je pourrais être utile, pourrais-je venir avec vous !
Souriant, Pierre s’agenouilla alors face au jeune garçon pour être face à son visage.
— Ce serais avec plaisir, mais tu es encore trop jeune, commença-t-il en posant une main sur l’épaule de Malaric. Et tes parents à me fixer comme ça depuis leur porche vont me transformer en statue si j’acceptais.
— Tu es comme eux ! fit Malaric en repoussant la main de Pierre. Je vais encore me retrouver seul ici.
La mine bougonne de Malaric amusait cette fois Pierre.
— Allons, fit le seigneur d’Ambroise en ramenant vers lui le garçon qui s’était retourné. Disons que dans sept hivers, quand tu auras l’âge de décider par toi-même et que je n’aurais plus à craindre tes parents. Alors tu pourras me rejoindre.
Le visage de Malaric s’était alors éclairé à nouveau de joie.
— C'est vrai, promis !?
— Une promesse et une promesse, dit Pierre en tendant la main pour serrer celle de Malaric.
— Chouette ! fit le garçon en sautant sur place avant de serrer la main qui lui était tendue.
— Mais pour l’heure obéis à tes parents et va les retrouver.
Le jeune garçon se pressa d’aller rejoindre les tenanciers de l’auberge avant de se retourner a mis chemin.
— Encore merci !
La phrase lancée dans la cour ne passa pas inaperçue surtout aux oreilles des parents du jeune homme et Pierre, qui rejoignait sa monture, pouvait sentir leurs regards.
— Alors, dit Cothyard sur la monture adjacente à celle de Pierre. Tu recrute de plus en plus jeune.
— Je... commença Pierre en montant sur sa selle, n’allais pas détruire les rêves de ce garçon.
— Chevaleresque de ta part, fit le pravien. Mais je crois que tu as surtout renforcé les rêves fous du jeunot.
— Nous verrons ça...
— Un peu de bonté voyons, fit Folder juste derrière Cothyard.
Mais avant qu’il ne puisse se retourner vers son cousin, Pierre reprit.
— Bon, il est l’heure.
Et la voix forte de Cothyard résonna d’un " EN AVANT " qui mit en marche toute la troupe pour reprendre leur périple à travers les montagnes.
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