10 - Laisse-moi tomber dans l'oubli

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Quelques nuits plus tard, Tara n’entendit pas Yahel ouvrir à Mahdi. Ils se mirent à chuchoter tous les deux.

— Elle dort ?

— Depuis peu, oui, mais pas pour longtemps. À ton avis, comment elle a fait pour bouquiner tout ça ces derniers jours, avec tout ce qu’il y a à faire ? Elle a beau passer ses journées avec nous, à agir comme si de rien n’était, à rire de tout et de rien, ce n’est qu’une façade. Les cernes sous ses yeux, elle ne peut pas les cacher. Si on avait pu l’éloigner d’ici tout de suite… Oui, je sais, elle ne lâchera pas l’affaire comme ça. Jamais.

— Chacun gère comme il le sent… Elle n’est pas la seule à avoir voulu rester.

Yahel savait à qui il pensait. En effet, Tara n’était pas l’unique représentante de l’obstination aveugle dans le groupe. Une opportunité de départ avait très rapidement été offerte pour ramener les blessés, les plus choqués et les morts. Lors de l’attaque du camp, les dragons avaient perdu deux des leurs, en garde ce soir-là. Ils s’étaient révélés trop acharnés à la défense pour que leurs maudits assaillants parviennent à les capturer vivants. Un autre fut ramené parmi eux dans les geôles, apparemment sérieusement malmené. Fred avait rejeté brusquement le moindre geste d’attention, repoussé violemment la moindre main tendue, allant s’asseoir dans un coin recroquevillé sur lui-même, exigeant qu’on le laisse tranquille. Il n’a jamais dit ce qui s’était exactement passé, mais personne ne fut surpris quand il fut candidat pour un départ immédiat. De plus, toute l’équipe ne fut pas immédiatement destinée à la vente. Trois femmes servirent de récompense à ces hommes qui avaient vaincu les dragons par lâcheté. Trois femmes pour des dizaines d’hommes. Tara n’avait jamais osée se dire chanceuse d’avoir été considérée comme une exclusivité. Elles avaient survécu, mais des trois, seulement deux étaient parties. Pas Sonia. Elle aurait trop eu l’impression de tout abandonner, ce qu’elle se refusait.

— Au fait, comment va Sonia ? demanda Mahdi.

— Pas pire, mais pas mieux. C’est à peine si elle arrive à faire quelques pas en dehors du camion infirmerie.

— L’une s’enferme pendant que l’autre passe ses nuits à lire…

— Je n’ai même pas pu la protéger… déplora Yahel, pensant à Tara.

— Ça, c’est ce qu’elle pense pour toi, pour nous. De son point de vue, c’est elle qui n’a pas pu nous protéger, pas plus qu’elle n’a pu se protéger elle-même. Ils ont trouvé un de ses points faibles, l’atteignant plus gravement qu’elle ne le dit. Et en plus de cela, comme nous tous, elle doit faire avec sa culpabilité… Ne t’inquiète pas, on va juste lui donner un petit coup de pouce. Après… Tu la connais.

Yahel n’arrivait pas à sourire à Mahdi. Elle fixait la pile de livres amoncelés sur le sofa. L’un d’eux gisait entrouvert à côté de la couche de Tara recroquevillée sur elle-même sous sa couverture, qu’elle agrippait d’une main, le museau disparu en dessous. Une boule crispée, tendue, qui se mit à remuer, à s’agiter, prête à exploser, un œil enfoui, réfugié dans l’oreiller, la respiration irrégulière, lâchant parfois un gémissement grave. Il était temps d’agir.

Tout en douceur, Mahdi souleva la couverture au niveau des pieds, dévoila ses jambes. Il repoussa délicatement le caleçon afin d’atteindre le haut de sa fesse.

Un courant d’air froid là où il ne devrait pas être. Le froid, signe de l’enfer. Tara sursauta, recula, prête à ruer. Seul Mahdi vit son regard apeuré. Regard qui vira à la colère, puis à la résignation mêlée de soulagement.

— N’aie crainte, ce n’est que moi. Pardonne-moi de te prendre en traître, mais… Il faut vraiment que tu dormes. Tu sais que je n’aime pas trop la chimie, mais ça va t’aider. Tu va te reposer. Tu y verras plus clair, après.

Son œil repéra la seringue dans la main du roi. Elle hocha la tête. Il planta l’aiguille.

Ils avaient tous compris qu’elle n’aurait laissé personne d’autre agir de la sorte. Elle ne leur en voulait pas de ce piège. Elle cherchait à sortir seule du cercle infernal qui la retenait, en vain jusqu’ici, alors qu’elle s’en croyait capable. S’ils en étaient arrivés là, elle n’avait d’autre choix que de les écouter avant que cela ne tourne mal.

Et puis… Dormir… Oh oui, dormir…

Alors, exténuée, elle accueillit la torpeur de la drogue. En toute confiance, elle lui abandonna son corps, plongeant avec soulagement dans l’obscurité, laissant le néant dominer.

Son corps se détendit, se relâcha complètement, libéré de toute tension. Mahdi attendit qu’elle soit profondément endormie avant de corriger sa position et de caler la couverture sur elle.

— Avec ça, elle va faire au moins un bon tour de cadran. On n’attendra pas son réveil pour démarrer. Elle ne nous en voudra pas.

— Erwan ?

— Pardon, Mahdi.

— Laisse-le, il avait juste besoin qu’on le rassure, expliqua Yahel. Tu vois, elle va bien. Elle a juste besoin de dormir. Il faut qu’elle se repose.

Erwan resta un moment à regarder Tara endormie, comme pour s’imprégner de l’image, le temps d’y croire. Il se décida enfin à faire demi-tour, s’excusant encore. Il ne réussit pas à dépasser la sortie, se retrouva assit sur les marches de la porte arrière du camion, se frottant le cuir chevelu, comme essoufflé.

— C’est juste que… Ne pas l’avoir derrière moi sur la moto, pour moi, c’est signe de mauvais augure. Merde… Moi qui n’ai rien compris à ce qui se passait. Je me souviens juste d’une violente douleur au crâne alors que je dormais, puis voilà que je me réveille derrière des barreaux. Alors que pendant ce temps… Je l’ai rarement vue aussi amochée, la figure et… Quand j’ai compris ce que cela impliquait, ce qu’on lui a fait, c’est… Putain, mais pourquoi ? Pourquoi faire ça ? Elle en a pas assez chié ?

Yahel s’installa à son côté, pressa un bras autour de ses épaules, posa sa tête sur lui.

— On en a tous chié, ce coup-ci. Toi aussi.

— Mmh…

— Tu veux que je conduise ? Ça fait un bail, ça me changera. Ça me rappellera ma vieille bécane. Profites-en pour prendre du temps pour toi. Apparemment, tu en as besoin aussi.

Mahdi approuva.

— Je reste, je veille sur elle, dit-il en désignant Tara du menton.

— Alors je te confie mon bébé, confirma Erwan à Yahel. Prends-en soin, je le lui ai juré, au nom de mon prédécesseur… Dire que je ne l’aurai pas eue si elle ne m’avait pas déniché de la maison où je m’étais planqué, à l’époque… Ça me fout le bourdon d’être seul dessus. J’ai déjà donné. Non, c’était jamais pour une bonne raison…

Tara aussi avait donné. Au début, Erwan n’avait été qu’un remplaçant, comblant un vide cruel. Mais avec le temps, elle avait noué un lien aussi fort avec lui qu’avec feu son ancien pilote.

— Promis. Pas une bosse, pas une éraflure, le coupa Yahel pour le détourner de toutes ces sombres pensées.

— Pendant ce temps, je vais plutôt aller les aider dans le camion infirmerie. Je peux bien faire ça, pour une fois. Il y en a qui y sont encore, hélas. Quoique… On ne peut pas faire grand-chose.

— Non, juste être là. C’est déjà beaucoup.

Elle reprit conscience, resta sans bouger, se sentant incroyablement bien installée dans la chaleur enveloppante de sa couche, sur son oreiller rembourré juste avant leur départ du village de la forêt, caressée par ces vêtements de laine sur sa peau. Sous elle, les subtiles vibrations du camion en train de rouler la berçaient dans un rythme familier, sécurisant. Tout cela finit par éveiller ces souvenirs, lui rappelant ou elle était et quand. Ils ne rentraient pas encore. Ils étaient en route pour une autre mission. Une mission qu’elle attendait avec impatience, qui ne réparerait pas leur échec précédent, mais qui en atténuerait les conséquences.

— Erwan… peina-t-elle à prononcer dans un demi-sommeil refusant de l’abandonner. Je dois…

Elle lutta, s’aida de sa main, parvint à basculer mollement sur le dos. Mais son doux cocon la tenait encore prisonnière. Et surtout, il était là, sur le sofa, éclairé par les rayons du soleil traversant les parois, dans une lumière diffuse, irréelle.

Mahdi lui parla, elle le laissa parler de sa belle voix.

— Tout va bien. Il sait que tu es là. Oui, tu as bien dormi, tu sais. Dis-moi si tu as besoin de quelque chose. Mais je sens que tu as encore sommeil. Tu n’as pas de mission aujourd’hui. Nous n’avons pas besoin de toi. Je n’ai pas besoin de toi. En attendant, rendors-toi. Tout va bien, tu as le temps. Repose-toi. Rendors-toi…

Il continua un moment sur le même ton. Elle avait refermé les yeux. Elle ne résista pas, se laissa bercer, envoûter par la chaleur mélancolique de sa voix. Elle dormit encore, se réveilla beaucoup plus tard. Le camion avait stoppé, le jour tombait. En ouvrant la porte, elle vit qu’elle pouvait vaquer discrètement à sa petite affaire. Il la laissa faire sans rien dire, lui demanda juste à son retour si elle voulait manger quelque chose. Il alla lui chercher le nécessaire, la regarda manger, récupéra le plateau quand elle se recoucha, le tout en silence. Pas de beau discours, pas de “tu es forte”, “tu t’en remettras”, simplement présent, disponible, et elle lui en savait gré, car ce genre de discours, elle n’en avait pas besoin, au contraire. C’était la dernière chose qu’elle voulait entendre.

Tara avait perdu plus d’une journée dans sa vie, mais ce ne fut pas pour rien. Le chant d’un petit passereau accueillit son réveil. Elle s’étira, se leva, constata le duvet de Yahel encore en vrac à côté du sien, tout à côté, collé.

Yahel aussi avait veillé sur elle, la même présence discrète mais immuable. Tous, ils veillaient sur elle comme ils le faisaient les uns sur les autres. Vu leur tâche, c’était le seul moyen de ne pas basculer. Plus d’une fois durant ces années sombres, devant les horreurs auxquelles ils étaient confrontés, elle avait senti sa raison vaciller. Si jamais cela lui arrivait encore, ils seront là. Et surtout lui, il sera toujours là, et il saura quoi faire. Chaque fois, il s’était occupé d’elle avec bienveillance, et cette fois encore, il n’avait pas dérogé à la règle. Il s’était montré présent. Ils s’étaient tous montré présents. Alors il n’était pas question qu’elle laisse quelques heures de sa vie ruiner tout ce qu’elle avait appris grâce à eux, cet apprentissage de l’humanité. Elle les remerciait pour le temps de pause qu’ils lui avaient accordée, plus que suffisant pour repartir du bon pied.

Elle ouvrit la porte du camion qu’elle savait immobile, reçut en pleine face une lumière aveuglante, d’autres chants d’oiseaux, le bruissement du vent dans les arbres, apportant un parfum particulier. Lorsque sa vue se stabilisa, elle eut la surprise de découvrir un paysage de montagne baigné de soleil.

— Viens, c’est une surprise pour nous.

Elle attrapa la main tendue de Yahel, se laissa emporter, se retrouva flottant dans une source chaude, le corps reposé, détendu, porté par l’eau bienfaisante, avec seule la tête en dépassant, la nuque sur une serviette. Une autre, toute chaude, recouvrait son front.

Elle bénit ce moment.

— Il faudra vraiment qu’on repasse par là, les prochaines fois.

Tout le monde était du même avis.

On ne lui dit jamais qu’une demi-heure à peine avant qu’elle ne se lève et qu’elle ne soit dans ce bain, dans ces eaux offertes par la nature, l’une des leurs avait éclaté en larmes et avait dû sortir, impossible à calmer, réfugiée dans les bras de Mathilde.

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