14 -Piège thérapeutique
Pouvoir retourner se détendre dans ces sources naturelles, après les mésaventures de ces derniers mois, ce fut une joie pour tous.
— Il y a plus de mondes pour nous accueillir, constata Erwan. Et plus de services, c’est chouette.
— Ouep ! Un autre groupe a repris la station en main, expliqua Yahel. Et on est déjà inscrit, il n’y a plus qu’à aller où on veut, quand on veut. Sacré programme. Je sens que je vais démarrer par la douche pression. Ça te tente ?
Tara opina sans mot dire, impassible. La seconde suivante, elle se raidit, la main sur un des couteaux de sa ceinture. Fausse alerte. Ce n’était qu’Erwan, tout excité, qui venait de lui passer un bras amical autour de ses épaules.
— Alors ! Tu regrettes pas ce détour, hein ? Avoue-le.
— Non, lui répondit-elle laconiquement.
— Alors pourquoi tu fais encore cette tête ? Ne me dis pas que toi aussi tu avais des vues sur ce gars !
— Hein ?
— Celui que j’ai piqué à Yahel. Il avait causé avec elle à la grande soirée d’accueil et on a bossé avec lui quelques fois. Un beau gosse pareil ! Tu vois pas qui ?
— Tu me l’as pas piqué, intervint la première concernée, conservant ce même ton humoristique. Il était partant pour faire plus ample connaissance, mais… Je sais pas… J’ai pas accroché, c’est tout.
Tara s’écarta d’Erwan, réprimant un soupir agacé. Lors de cet événement festif, elle avait bien aperçu la personne en question, mais elle ne lui a jamais donné l’occasion de s’approcher. C’est à peine si elle était restée après les agapes. Elle n’était déjà pas très chaude pour ce genre d’activité, et après avoir passé des jours dans des décors désolés, où la mort régnait en maître, le décalage avec les rires, les musiques et les danses l’empêchait plus que jamais de passer de l’un à l’autre.
— Franchement, j’ignore comment vous aviez le temps, ou ne serait-ce même l’envie pour la bagatelle…
Elle s’éloigna vers les douches, laissant ses amis perplexes.
— D’habitude, elle est la première à… commença Erwan sans arriver à finir.
— Oui, d’habitude… termina tristement Yahel.
La douche laissa à Tara une impression étrange. Le jet d’une puissance certaine lui avait créé d’étonnantes réactions en atteignant certaines parties de son corps. À moitié assommée par moment, elle dut s’appuyer, s’accrocher au mur pour ne pas tomber, se retrouvant haletante, le front contre le carrelage comme si quelque chose essayait de remonter, de s’extirper hors de sa chair. Elle en ressortit vidée, épuisée, et en même temps, étrangement bien.
Un passage dans la source chaude s’imposa ensuite. Elle flottait, reposée, devenue légère, car portée par l’eau, ses cheveux séchant au soleil, étalés derrière elle sur la pierre. Toujours cette sensation d’ivresse en sortant. Pour conserver la chaleur, elle enfila le peignoir donné à l’entrée. Un grand peignoir d’une matière incroyablement douce, aussi douce qu’une peluche d’enfance… Du moins pour ceux qui en avaient un autre souvenir qu’un amas de mousse consumée sur une gazinière…
Une femme vint l’avertir qu’elle pouvait aller s’installer si elle voulait son massage.
Ce massage, Tara l’attendait tellement ! Sans qu’elle parvienne à l’expliquer, ces derniers temps, son corps devenait raide, ses mouvements plus laborieux chaque jour. Cette sensation d’usure, de lassitude… Un étrange rappel des premiers temps où elle forçait à l’entraînement. Des temps remontant à loin, et pourtant, elle en gardait entre autres la nostalgie des massages bienfaisants de Mahdi. Plus que des massages. Cet homme avait un don. S’il la surprenait dans cet état à son retour au village, il se verrait obligé d’intervenir. Mais en l’occurrence, Tara préférait avoir affaire à une inconnue. Avec lui, elle aurait joué avec le feu. Même des années après, elle n’était pas sûre de garder le contrôle. À son contact, quelque chose s’éveillait en elle. Quelque chose d’addictif, qui la mettait toujours mal à l’aise, comme si sa raison vacillait. Pour assumer son rôle, il lui fallait garder la tête froide.
Le massage se faisait en cabine individuelle. Elle y entra, se laissa littéralement tomber sur la table. Une table étonnement large, trouva-t-elle. Elle somnola quelque peu, le temps que la personne chargée de s’occuper d’elle la rejoigne.
Il régnait une chaleur moite dans la pièce, des vapeurs odorantes, particulières, florales, s’échappant de quelques récipients de terre cuite répartis aux quatre coins. Pas désagréable, plutôt propice au repos et à la détente.
Une présence. Une voix de femme.
— Programme thérapeutique intégral, c’est bien cela… Vous serez nue, cela ne vous dérange pas ?
Gardant les yeux clos, Tara haussa un sourcil avant de secouer la tête. Elle ne se rappelait plus exactement ce qui était noté, mais peut importait. Alors elle ôta le peignoir, se réinstalla, et laissa faire cette femme en toute confiance. Le massage démarra, position sur le dos, les gestes doux et fermes des mains féminines détendant son visage, son cou, ses épaules, délassant ses jambes.
— Vous n’avez pas l’air d’avoir trop de difficulté avec mes extensions, constata Tara.
— On sait s’adapter…
La voix l’invita à se retourner. Elle obtempéra, mais péniblement, rechignant déjà à bouger, prise d’une irrésistible envie de dormir. La masseuse corrigea la position de ses bras, les plaçant le long du corps. Les mains passèrent sur tout son corps, son dos, son cou, montant, descendant pétrissant, déliant les chairs, dénouant les nœuds musculaires, la baignant d’ivresse bienheureuse. Elle se laissa aller, elle fondait, se liquéfiait. Elle n’avait plus à se porter, plus rien à contrôler, pouvait complètement se relâcher. Elle soupçonna s’être assoupie un instant.
— Votre corps me raconte beaucoup de chose…
— Vraiment ?
— Oui. Tout ce que vous vivez laisse des marques. Certaines sont invisibles mais imprègnent votre chair. Le corps garde tout en mémoire.
Les mains continuaient leur bienfait, remontaient les jambes, les hanches, la taille, malaxaient, frictionnaient. Son dos semblait s’étirer, s’agrandir, son corps fusionner avec la table.
— Vous lui menez la vie dure. Vous encaissez beaucoup. Et en général, vous savez gérer, digérer…
Elle écoutait les paroles de la femme, n’y trouvait rien à répondre, n’avait pas envie d’y répondre, voulant juste profiter d’un moment de paix, pour une fois, depuis si longtemps qu’il n’y en avait eu.
— Quelque chose… ou quelqu’un vous manque…
— Ah oui ? J’aimerais bien savoir qui, réagit-elle, un peu sarcastique.
— Vous seule avez la réponse… Et…
— Et quoi ?
— Je descelle un blocage en vous. Une chose qu’un simple massage ne peut déverrouiller. Vous avez subi un choc.
— La liste est plutôt longue… Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
— Chaque fois que je me rapproche de cet endroit, vous vous crispez.
Les mains voyagèrent près de certaines parties bien précises de son corps.
— Vous sentez ?
Elle n’y avait pas fait attention avant, mais en effet. Chaque fois, elle avait raidi ses jambes, resserrées les cuisses… La réponse lui était évidente, mais hors de question ne serait-ce que de la formuler.
Les mains s’étaient éloignées de l’endroit fatidique. La pression se relâcha.
— Vous voyez ce que c’est ?
— Oui, répondit-elle sombrement, soudain bien réveillée.
Oh, que oui !
Merde…
— Vous vous êtes fait agressée, c’est cela ?… Vous n’êtes pas obligée d’en parler, mais…
— Oui, je sais, ça peut faire du bien. Mais il n’y a rien à dire. Cet enfoiré m’a prise en traître, et je m’en suis occupée personnellement. Affaire classée.
Dans sa voix résonnait toute la violence et la rage persistante.
Silence.
— Si vous le voulez, nous pouvons vous aider, reprit finalement la femme, tout en douceur, sans cesser le massage. Votre corps a intégré des mécanismes de défense, créant un cercle négatif. Il vous faut briser ce cercle, casser ces nouveaux schémas. Nous pouvons vous guider, vous aider à réapprivoiser votre corps.
Elle ne répondit rien, le cerveau éteint, hermétique. Quelques minutes passèrent, le massage continuant lentement, la maintenant reposée. La femme lui parla encore, tranquillement, lentement.
— Je vous conseille vraiment de le faire. Comme tout un chacun, vous avez une limite, une soupape de sécurité. Si vous ne relâchez pas la pression, à long terme, cela ne donnera rien de bon. Réfléchissez. Quand la dernière fois avez-vous ouvert cette soupape ?
Décidément, quelqu’un m’a déjà sorti un discours de ce genre… Comme par hasard, je viens de penser à lui…
Silence.
— Comment ? finit par demander Tara d’une voix sourde.
— Votre corps a déjà éprouvé de la joie, du plaisir. Je sais que c’est très… intime, mais nous pouvons vous conduire sur la bonne voie. Vous ne serrez pas la première, croyez-moi. Pour démarrer, c’est vous qui trouverez les bons gestes. C’est vous qui retrouverez les bonnes sensations. Je ne ferais que guider vos mains… Et sachez que tout ce qui se passera entre les murs de cette pièce n’en sortira pas. Ce sera votre moment, votre secret. Personne ne saura, et vous pouvez vous libérer.
Tara finit par lâcher un profond soupir. Le temps se figea.
— On essaie ?
Le visage enfoui dans le tissu du coussin, Tara réagit enfin, hocha la tête.
— N’hésitez pas. On arrête quand vous voulez.
La femme prit délicatement ses mains entre les siennes, les posa sur son corps, les guida, lui montrant, l’incitant à faire certains gestes sur sa peau, stimulant sa chair. Même si la sensation s’avérait étrange avec ses mains spéciales, savoir que c’était ses propres mains, cela fit toute la différence. Après tout, que risquait-elle ?
Elle repoussa le moindre réflexe de crispation, les trouvant incongrus. Lentement, d’elle-même, elle tâtonna, explora, trouva ses fesses bien maigres, ne se rappelant plus de son corps ainsi. Depuis quand ne l’avait-elle pas examiné ? Depuis quand ne l’avait-elle même pas touché, hormis pour les gestes pratiques, se laver, s’habiller ? Depuis quand ne l’avait-elle même plus regardé ?
Depuis quand ne s’était-elle plus occupée d’elle ? Depuis quand n’avait-elle plus cherché à s’amuser ?
Elle prit le temps de s’habituer. Les mains de la femme avaient disparu. C’était à elle de jouer, maintenant, à elle d’avancer ou non. À quelques millimètres près, un stade fut franchi, un petit pas très prometteur, s’exprimant par une petite inspiration brusque, surprise. Agréable surprise. Tout son corps se reposait sur la table, concentré sur ce bien-être joyeux, oublié un temps, revenu enfin.
Des mains caressaient son dos. Ce n’était pas celles de la femme. Elles étaient plus larges, plus fermes, bien que tout aussi douces dans les gestes, tout aussi chaudes. Elle ne réussit pas à réagir de suite, ivre de plaisir. Mais cela finit par monter à sa conscience. Devant l’incongruité, elle stoppa, haletante, se tendit, resserra instinctivement ses jambes, se positionna, prête à se redresser malgré tout, cherchant par réflexe quoi utiliser pour se défendre, hormis ses mains.
À travers la masse de ses cheveux pendant de chaque côté de sa tête, elle discerna la silhouette d’un homme. Apparemment pas agressif. Pourquoi aurait-elle à se défendre ici, d’ailleurs ?
— Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que vous me faites ?
L’inquiétude dans sa voix. Trop à son goût. Elle était d’autant plus surprise, qu’elle avait fini par oublier la présence de sa masseuse.
Les mains masculines avaient aussitôt cessé de bouger sur son dos, restaient immobiles, en attente, juste posées, sans pression.
— Ne craignez rien, je suis toujours là. Et tant que je suis là, personne ne vous fera le moindre mal.
Les mains de la femme étaient revenues. Elles lui caressèrent les cheveux, le cou, tendrement protectrices. La femme lui expliqua.
— Vous pouvez avoir une femme, si vous voulez, mais votre corps préfère des mains d’homme, un corps d’homme.
Et l’homme parla.
— Si vous voulez, je suis là pour vous aider à avancer encore sur le chemin de la guérison. Vous pouvez m’utiliser, je ne serai qu’une marionnette pour vous. Je ne ferais que ce que vous me direz de faire, rien de plus. Je peux être qui vous voulez, ce que vous voulez.
Elle continuait à respirer fort, ne comprenant plus ce qui se passait, ce qui lui arrivait. À la fois sur le qui-vive, en appui sur ses genoux et ses coudes, à la fois perplexe, le front contre la table, elle s’efforçait de comprendre cette étrange situation. Une agression où l’on vous caresse et vous cajole, jamais entendu parler. Et quelque part, c’est comme si elle avait déjà compris. Elle restait là, sur cette table, sans même regarder ces deux êtres, simplement à les écouter, alors qu’elle aurait facilement pu bondir, les frappant et les assommant au passage.
Sa réaction défensive, l’aurait-elle eu si c’était une autre femme qui s’était ajoutée à l’aventure, et non un homme ?
— Nous ne sommes qu’une apparition éphémère dans votre vie. Vous pouvez oublier notre visage, et nous disparaîtrons, sans que qui que ce soit sache quoi que ce soit. C’est vous qui décidez. Nous pouvons continuer à vous aider, au moins vous apporter un moment de réconfort, comme nous pouvons tout simplement tout arrêter. C’est vous qui décidez. C’est votre choix.
— Pourquoi vous faites ça ?
— Vous vous battez, vous risquez, vous sacrifiez votre vie, tout cela pour essayer de rendre notre monde un peu meilleur, pour que notre vie soit plus sereine, plus en sécurité, expliqua la femme. C’est ce que nous pouvons faire pour vous. Laissez-nous nous offrir pour vous aider. Profitez de ce moment pour vous libérer, pour vous retrouver.
Silence figé.
— Vous savez que je pourrais vous tuer pour cela…
La femme eut un petit rire.
— Oui, je le sais. Votre réputation est connue. Mais comme je vous l’ai dit, rien ne sortira d’ici. Vous pouvez oublier la combattante, le soldat, vous pouvez simplement être une femme comme les autres, avec ses sentiments, ses forces, ses fragilités.
Tara se donna un moment pour réfléchir, tenter de se décontracter, d’y voir clair. Les mains posées sur son dos suivaient le rythme de sa respiration, montaient en même temps que ses poumons se remplissaient, descendaient quand ils se vidaient. Étrangement, elle les trouvait rassurantes.
— Rappelez-vous. Rappelez-vous les bons moments, les bons souvenirs. Vous pouvez retrouver cela. Imaginez-vous dans ces moments, imaginez-vous avec la personne que vous voulez, celle qui vous rassure. Vous pouvez le faire. Pensez à celui qui vous manque…
Si j’accepte, ne suis-je pas en train de commettre une terrible erreur ?
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