17 - Des bonheurs simples
Yahel, installée dans son bon vieux lit du haut, fixait le plafond de leur chambre dans le noir. Cela ne faisait que quelques jours qu’ils étaient rentrés dans leur village tapi au creux de la forêt.
— Mahdi ?, s’exclama-t-elle tout bas, étonnée de le voir débarquer en pleine nuit.
Il mit un doigt sur la bouche.
— Désolé, chuchota-t-il. Je t’ai réveillée.
— Non, je l’étais déjà.
Il baissa les yeux, pencha la tête, approcha son visage de sa première cible.
S’étalant sur toute la surface, en vrac, les jambes de travers, la couverture rejetée, ventre à l’air, une main repoussait son débardeur, Tara dormait sur la couchette du dessous, non plus repliée sur elle-même, mais en pleine possession de son corps, sa liberté retrouvée. La tête légèrement vers l’arrière, cou étiré, à l’aise, la respiration profonde, régulière, un subtil sourire marquait son visage. Mahdi se permit juste de repousser une de ses longues mèches de cheveux lui barrant le front.
— Elle a l’air calme, sereine… Si détendue. Je ne l’ai plus vue dormir aussi paisiblement depuis quoi ? La première année ici ? Ça fait plaisir à voir.
Yahel approuva en hochant la tête. Il releva la couverture pour la protéger de la fraîcheur de la nuit, se redressa.
— Et toi, ça va ?
Elle hocha franchement la tête.
— Tant que j’y suis, comme tu as demandé de ses nouvelles, ajouta-t-il, et comme tu n’attends que cela, il arrive demain avec son équipe.
Ses joues prirent une jolie teinte rose. Ses lèvres s’écartèrent, jusqu’aux oreilles, comme on dit.
— Merci…
— Mais c’est Marc avec ses gars ! constata Tara, voyant qui sortait des véhicules à peine arrivés. Et John !
Yahel avait déjà cessé de manger. Sa fourchette resta suspendue, la nourriture en tomba. Elle finit par la reposer. Tara ne fit aucune remarque, se leva pour aller les saluer. Yahel la suivit. Échange de banalités d’usages entre amis qui se retrouvent, ambiance joyeuse, nouveaux visages, nouvelles rencontres également.
— Si, on s’est déjà vu, mais très brièvement, répondit un jeune homme avec qui Tara avait engagée une conversation. Juste avant votre départ pour votre dernière mission.
Ses souvenirs de la dernière fois se révélaient bien pauvres, limités à la salle d’entraînement, la forêt, et sa chambre.
— Possible…
Tara échangea quelques mots avec ce jeune homme, nouveau membre de l’équipe d’ingénierie et de recherche de Marc. Rien de bien important sur le moment, jusqu’à ce que d’autres camarades l’interpellent et les interrompent.
Yahel la retrouva pensive, mais de cet air particulier qu’on peut afficher quand une bonne idée se trame. La tête penchée, l’air gourmand, sa langue passa un instant sur ses lèvres.
— Tara ? Vas-y, dis-moi. Je suis curieuse de connaître le fond de ta pensée.
— Quoi ? Rien. Juste que… Je ne me rappelais pas qu’il était si… À croquer.
Yahel peina à réprimer un fou rire. Quelque part, cette simple petite phrase la soulageait, la débarrassant d’une inquiétude latente pour son amie, car c’était tout à fait le genre de répartie typique d’une Tara en pleine forme.
— Tu le connais bien, demanda-t-elle à Marc, retrouvant rapidement son sérieux.
— Pas depuis longtemps, mais John le connaissait d’avant. Pour moi, c’est quelqu’un de bien, un brave gars, fiable et motivé.
— Mmm.
C’est tout ce que voulait entendre Yahel. Elle et Marc s’éloignèrent, cherchant à s’insoler pour le prochain brief. Il était prévu l’exploration d’une nouvelle zone susceptible d’être ravagée par le nucléaire. Elle prétexta avoir besoin d’approfondissement. Pendant ce temps, Tara avait accaparée l’attention du nouveau collègue. Elle passa un bon moment avec lui. Sous le premier prétexte de lui démontrer l’efficacité de ses artifices, attisant la curiosité scientifique du jeune homme n’ayant pas participé au projet qu’elle représentait, elle l’emmena en forêt pour trouver un coin tranquille. Il fut partant pour des tests pratiques quelque peu… originaux, loin des conventions, pour plus de réalisme. De son côté, il lui prouva ses connaissances en anatomie. De retour d’un moment d’amusement concluant pour tous les deux, elle songea patienter jusqu’à l’heure du dîner dans le petit jardin d’été, mais elle stoppa, resta discrètement à distance.
Yahel et Marc, tous les deux assis l’un à côté de l’autre, terminaient de s’embrasser, puis Marc garda Yahel tendrement lovée contre lui. Les pommettes teintées d’un joli rosé plein d'émoi, elle resserra leur étreinte fusionnelle.
Cette vision envahit Tara d’une quiétude intérieure.
Elle serait bien restée à profiter de ce si joli tableau, mais elle préféra leur laisser leur intimité. Elle recula discrètement. Au passage, elle aperçut Mahdi derrière un arbre. Apparemment, elle n’était pas la seule intéressée par le nouveau couple.
Elle dévia, lui prit le bras pour l’entraîner en douceur. Au départ, il leva les sourcils, surpris. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’était venue le chercher de cette manière. Puis il répondit à son regard malicieux, joua le jeu en se laissant emmener. Au passage, elle s’amusa à tâter les muscles, apprécia leur fermeté, confirmant une puissance insensible au temps.
— C’est pas beau d’espionner, le taquina-t-elle une fois à bonne distance.
— Parle pour toi ! Je t’ai vue.
L’hilarité les gagna. Ils s’arrêtèrent au niveau des enclos où paissaient les bêtes. Des enfants s’amusaient à nourrir et brosser les chevaux, d’autres à titiller les jeunes chevreaux, s’amusant de leurs bêlements et sautillant avec eux. Tara grimpa sur une des barrières de bois, le souvenir fugace d’un jour d’été traversant son esprit.
— Tu as bonne mine, constata-t-il, visiblement satisfait.
— Je reviens d’une séance de sport en forêt… s’amusa-t-elle à lui répondre, sachant qu’il ignorait ce que cachaient ces mots, jusqu’à ce qu’elle fasse un autre lien. Eh ! Ne te fais surtout pas d’idée !
— Tu as quelque chose derrière la tête ? reprit-il plus sérieusement.
Elle aussi calma son hilarité et hocha la tête.
— Yahel et Marc, j’aurais dû m’en douter. Cela ne m’étonne même pas. Toutes ces années, ils auraient pu… Dis-moi, combien des nôtres se sont oubliés ainsi ?
Mahdi garda le silence, les yeux dans le vague. Elle l’observa. Derrière sa joie apparente, elle ne put s’empêcher de noter cette tristesse latente dans ses pupilles noires. Une nouvelle fois. Elle connaissant les attentes de Yahel sur la vie, son envie d’avoir une famille, des enfants. Et tout ce temps consacré dans les missions alors qu’elle aurait pu… C’est qu’elles ne rajeunissaient pas, enrageait Tara. Mais devant la réaction de Mahdi, elle ne pouvait s’empêcher de songer que Yahel n’était pas la seule concernée par ce phénomène. Lui avait déjà une famille. Tara n’avait jamais oublié le petit Élie, l’aîné de cet homme au lion tatoué sur le torse. Elle ne l’avait vu qu’une seule fois ici même, au village, et elle n’osait lui demander ce qu’il était devenu. Lui, leur roi, leur guide, le symbole de leurs rêves en l’avenir, n’était-il pas le premier à s’oublier, à se sacrifier en mettant sa vie de côté ?
— Je sais que je ne suis pas la seule concernée, il faut voir avec Simon et les autres mais… il y aurait moyen de… D’alléger son rôle ? Ils ont besoin de temps tous les deux. Ils en ont à rattraper. Yahel a toujours eu à cœur de s’occuper de moi, mais je ne veux plus être un fardeau… enfin, le centre de l’attention, pour elle. Petit à petit, je veux la libérer.
Mahdi tourna son visage vers elle. Un visage emprunt de confiance. Elle comprit qu’elle l’avait gagné à sa cause.
— On trouvera une solution.
Une joyeuse troupe se fit entendre. Des petits groupes provenant des jardins potagers, les bras chargés de panières et de seaux remplis d’une récolte fructueuse, se suivaient les uns les autres. Tara s’ébroua. Une concertation silencieuse avec Mahdi, et elle sut ce qui lui restait à faire. Tous deux les rejoignirent et participèrent aux séances d’équeutage, dénoyautage, épluchage, tout le nécessaire pour la préparation de prochains repas prometteurs, et la mise en bocaux pour le prochain hiver. Un travail utile pour le village, ce petit paradis, effectué dans une bonne humeur contagieuse.
Oui. C’était sûr, maintenant. Inexplicablement, depuis une certaine expérience, Tara ressentait comme un poids en moins. Une légèreté qui n’omettait pas la perte des compagnons tombés au fil des années, ou la pression du risque, comme une guerre permanente. C’est comme si tous ces souvenirs pesants, toute la pression de ces épreuves, avaient été lavées, nettoyées, rangés, lui permettant de retrouver la sérénité des premiers temps. Peu importe ce que la vie lui réservait, elle avancera droit devant, en toute sérénité, confiante en l’avenir, car un foyer l'attendait.
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