Second réveil

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 Je flotte. Je dérive. Des couleurs. Des formes. Des visages. Soudain une vague d’images animées me submerge. Un portable sonne qui secoue l’univers. Je ne sais pas comment, mais je réponds. J’entends la voix de Nelly.

– L’hôpital a appelé ce matin. La FIV aura lieu vendredi matin… Tu viendras ?

 Vendredi… Ça ne m’arrange pas. J’ai un comité de pilotage. Est-ce qu’Hervé pourra y aller sans moi ? Et avec mon pied droit… Pourquoi mon pied droit, déjà ? Qu’est-ce qu’il a ?

– Stan ? Alors, tu viendras ? s’impatiente Nel.

– Je ne sais pas, Bébé, il faut que je m’arrange, j’ai cette réunion importante avec… Avec qui déjà ?

– Avec qui ? demande Nelly en faisant écho avec mes pensées.

– Hé bien avec un client, monsieur…

 Pourquoi est-ce que je ne m’en souviens pas ?

– Monsieur qui ? continue Nelly, irritée.

 Mais qu’est-ce qui lui prend ? Qu’est-ce que ça peut lui faire de connaître le nom de mon client ? Je n’aime pas la tournure que prend cette conversation. Monsieur qui ?…

– Stan, t’es réveillé ? T’as intérêt à te secouer !

– Mais oui, Bébé, c’est juste que…

 Je panique. Que se passe-t-il ?

– Alors, monsieur qui ? Réveille-toi, Stan !

– Nelly, attends ! Nelly ! Crié-je, c’est monsieur…

– Monsieur Blanchard ?

– Oui c’est ça ! Monsieur Blanchard !

– Monsieur Blanchard ?... Vous êtes certaine qu’il s’est réveillé ce matin, Sylvie ?

– Mais oui, docteur. Il était très perturbé, mais il a demandé sa femme et ses enfants.

 Des voix résonnent. Les images s’effritent, puis se recomposent. Des visages… La femme aux cheveux rouges.

– Monsieur Blanchard ? C’est moi, Sylvie. Il faut vous réveiller, le médecin est là. Vous m’entendez ?

 Une explosion de réalité fracasse ma conscience et des lambeaux de rêve s’éparpillent dans le brouillard de ma mémoire. La douleur m’assaille, j’émets un râle, je cligne des yeux. L’image se fait plus nette.

– Oui…

 La gorge me brûle. Encore ce cauchemar ? L’hôpital… Où est Nelly ?

– Là, c’est bien.

– Où est-ce que… Ma femme…

– Doucement, monsieur Blanchard, ne vous agitez pas. Votre femme sera là en fin d’après-midi, ne vous inquiétez pas, mais il faut prendre les choses dans l’ordre. Je suis le docteur Frankin, et je pense que vous reconnaissez votre infirmière Sylvie qui a pris soin de vous. Dites « oui » si vous comprenez ce que je dis.

– Oui.

– Bien. Vous êtes ici au centre hospitalier de Versailles. Vous avez eu un accident de vélo… Vous avez été renversé par un chauffard et vous avez eu un grave traumatisme crânien avec plusieurs fractures. Vous êtes en train de vous réveiller après cinq semaines de coma…

 Cinq semaines de coma… Un accident de vélo… Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Et arrêtez de m’appeler Blanchard… Une vague de panique déferle. Je perds pied.

– Monsieur Blanchard, monsieur Blanchard ! Restez avec nous !

 Je ne veux pas savoir. Je ne veux rien. Je veux me réveiller ailleurs. Laissez-moi, s’il vous plaît ! J’ai beau me débattre pour rester au fond, je remonte comme un bouchon à la surface de mes yeux.

– Monsieur Blanchard, vous m’entendez ? Si vous avez du mal à parler, vous pouvez bouger la tête.

– Je vous entends, réussis-je à articuler.

– Je sais que vous vivez une expérience douloureuse, mais nous sommes ici pour vous aider… Est-ce que vous avez compris ce que je vous ai dit à propos de votre accident ?

– Oui… à vélo et coma, mais… J’ai soif, docteur.

– C’est bien, monsieur Blanchard. Sylvie, donnez-lui un peu d’eau, s’il vous plaît… Nous sommes très heureux de votre retour parmi nous, vous savez. Mais nous avons encore un bout de chemin à faire ensemble avant de pouvoir vous laisser partir et vous rendre à votre famille. Je vais vous poser quelques questions pour évaluer votre état. Vous me suivez toujours ?

– Oui…

 Ma bouche est pâteuse, je peine à reconnaître ma voix. Mes pensées et mes souvenirs s’engluent dans une mélasse pitoyable. Toute cette situation me paraît grotesque, mais je suis pourtant réveillé, comme me le rappellent mon mal de crâne et les tiraillements au niveau de ma jambe et de mon torse.

– Je vais vous demander de suivre mon stylo, monsieur Blanchard. Regardez-le… À gauche… à droite, en haut et en bas. Bien. Sans faire trop d’efforts, je vais à présent vous demander de bouger certains de vos membres, en commençant par le bas. Vos orteils… Ça risque de vous faire mal à droite.

 Je grimace, mais je sens quelque chose, c’est déjà ça.

– …Votre genou gauche… Vos doigts… Votre bras droit… Le gauche. Très bien. Maintenant hocher la tête tout doucement. Tournez-la légèrement à gauche et à droite.

 J’ai l’impression d’être une marionnette débile et je sens monter un rire nerveux.

– C’est très bien, monsieur Blanchard… Sylvie, je pense qu’on va pouvoir lui retirer la sonde nasogastrique, tout en continuant la surveillance rapprochée de sa situation.

 Je n’ai plus envie de rire. Je veux comprendre maintenant.

– Docteur ?

– Oui.

 Je fais un effort pour articuler.

– Pourquoi vous m’appelez « Blanchard » ? Mon nom c’est Rousseau, Stanislas Rousseau.

– Ah, je vois… J’allais justement vous poser quelques questions supplémentaires. Il est tout à fait normal d’être désorienté après un coma comme le vôtre, vous savez. Il est même possible que vous soyez victime d’hallucinations et de distorsions de la réalité, en particulier avec le sédatif qui vous a été administré, sans parler des troubles de la mémoire…

– Je sais qui je suis, docteur.

– Je comprends, monsieur Blanchard. Toutefois, nous avons contrôlé votre identité et vos papiers depuis longtemps. Et vous verrez votre femme cet après-midi…

– Mais « Blanchard », c’est le nom de mon ami Rémi, je ne comprends pas…

– Ne vous affolez pas, monsieur Blanchard. Vous vous réveillez à peine… Il va falloir que vous soyez très patient pour laisser le temps à vos souvenirs de refaire surface. Encore quelques questions et vous pourrez vous reposer… Comment vous appelez-vous ?

– Stanislas Rousseau.

– Bon. Et comment s’appelle votre épouse ?

– Nelly Rousseau.

– Vous en êtes certain ?

– Mais oui, enfin…

– Du calme, du calme… Et vos enfants, vous souvenez-vous de leurs prénoms ?

– Je n’ai pas d’enfant…

– Et votre ami, monsieur Blanchard, a-t-il des enfants, lui ?

– Oui…

 J’ai l’impression que ma tête va disjoncter, que ma conscience va encore voler en éclat, mais je parviens à maintenir un fil de cohérence.

– Jules et Chloé, répondis-je dans un effort. Et sa femme s’appelle Clara, Clara Blanchard.

– En quelle année sommes-nous, monsieur Blanchard ?

– 2016.

– Et vous souvenez-vous du nom du président de la France ?

 Je lutte. Le président… J’en ai rien à foutre du président là, toute de suite. Je veux voir Nelly… Je… Et puis un nom s’impose dans ma tête.

– François Hollande.

– Vous dites ? Hollande, comme le pays ? Bien. Et une dernière petite chose. Combien font six fois sept ?

 Putain, il va me lâcher avec ses questions, je n’en peux plus… Il doit y avoir une erreur. Pourquoi un faux nom ?… Six fois sept… Je vois les chiffres danser devant moi puis ils sont emportés par une tempête. Sept fois six fois six fois sept… Six fois six… Trente-six… et six… quarante plus deux…

– Quarante-deux ! soufflé-je finalement, épuisé.

– Bien, monsieur Blanchard ! Nous allons vous laisser tranquille, maintenant. Sylvie va retirer votre sonde nasale, vous serez plus à l’aise pour vous reposer. Nous allons continuer de vous surveiller, mais vous semblez de retour parmi nous pour de bon, maintenant. Bravo ! Je viendrai vous voir en fin d’après-midi lorsque votre femme et vos enfants seront là.

 Je ne suis plus en mesure de lutter pour comprendre. Je ne veux plus avoir mal, je veux oublier, je veux dormir. Je sens les mains de Sylvie me manipuler. Des tuyaux désagréables coulissent. Je respire plus facilement par le nez. L’infirmière me presse la main. Je lui suis reconnaissant. Je veux lui dire merci, mais mes yeux se ferment et ma conscience se délite.

 Nelly où es-tu ?

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