La voie centrale (1)

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– Je vais prévenir l’infirmier anesthésiste pour enlever votre voie centrale…

– Ma quoi ?

– Votre voie centrale. C’est votre cathéter, ce tuyau que vous avez au niveau du cou. Si vous voulez, c’est comme un goutte à goutte, mais beaucoup plus rapide parce qu’on se branche sur une grosse veine. Par contre la procédure pour la poser et la retirer est un peu plus compliquée que le goutte à goutte que vous aurez dans votre chambre…

Brice entreprend de m’expliquer avec enthousiasme les détails de ce geste médical. Il m’informe que je devrai porter un calot et un masque, que je serai allongé, que ça durera environ une dizaine de minutes, que ça tirera un peu, mais que ça ne fera pas trop mal… J’essaye de me concentrer sur ces détails techniques qui anesthésient quelque peu ma douleur intérieure…

Ses explications sont interrompues par une voix de femme.

– Tu m’as pas dit que tu donnais un cours aujourd’hui, Brice, je me serais inscrite !

– Avec toi comme élève ? Jamais de la vie !... Monsieur Blanchard, je vous présente Isabelle, votre kinésithérapeute.

– Oh, t’en fais pas ! Il ne s’en souvient peut-être pas, mais il me connaît déjà… Cinq semaines que je viens lui faire faire sa gym et sa rééducation tous les jours. Je ne vous ai pas trop traumatisé au moins, monsieur Blanchard ?

Le petit bout de femme brune qui se penche au-dessus de moi arbore un sourire énergique.

– Heu… non…, réponds-je confus.

– Vous vous souvenez de moi ? Isabelle ? Un peu ? Du tout ?

– Je… désolé…

– Bah, ne vous tracassez pas, nous aurons tout le temps de faire connaissance. Je passerai vous voir quand vous serez installé dans votre nouvelle chambre et je vous donnerai le programme pour récupérer votre corps d’athlète… Y’a du boulot, mais ça va le faire… À plus tard, monsieur Blanchard ! Et n’hésitez pas à lui dire s’il vous barbe, hein ?

– Isa !

Cette Isabelle disparaît aussi soudainement qu’elle est apparue, nous laissant, l’interne et moi, quelques secondes silencieux.

– Vous allez voir, elle est très sympa, Isa, reprend-il, amusé… Un peu fêlée parfois, mais avec elle, vous serez sur pied en un rien de temps. En tout cas vous n’aurez pas le choix !

La complicité de ces deux collègues a quelque chose de rassurant, comme une douce lueur dans ma pénombre intime, un sourire qui zèbre l’orage et foudroie une branche d’amertume.

– Bon, je vais vous laisser, mais je reviens dès que possible avec l’anesthésiste…

– Merci…

– Je vais quand même vous relever un peu, vous serez mieux. N’oubliez pas de boire et s’il y a besoin, l’urinal est juste ici. En attendant, reposez-vous, c’est tout ce que vous avez à faire.

Il est marrant ce gars, il doit bien se douter que je ne vais pas me lever pour jouer au foot avec mon urinal… Tiens c’est vrai, je dois boire, il paraît. « L’eau, la vie », quoi. Dans cette réalité cruelle et improbable, une chose aussi simple que de pouvoir me tourner pour attraper ce verre d’eau en plastique me procure une minuscule forme de soulagement. À la tienne, Rémi ! T’as intérêt de bien t’occuper de moi aussi, hein ?

Je ferme les yeux.

Putain, qu’est-ce qui nous arrive ? Des flashs, des couleurs, des visages… Papa, maman, Max, les amis… Rémi, Nelly, où vous êtes ? Des visions grotesques déchirent mes pensées. Je vois Rémi, dans mon corps en train de faire l’amour avec Nelly qui ne se doute de rien… C’est pour toi, mon pote. C’est totalement ridicule, il n’a jamais été question de ça. Hé, mais c’est pas mal du tout, tu m’avais pas dit qu’elle était aussi coquine, Nelly. Même pas en rêve. J’en crève. Assez, assez ! Comme si j’allais coucher avec Clara dans le corps de Rémi. Les images s’imposent, je les repousse, elles se bousculent…

Une bulle d’angoisse m’explose en plein cœur. Merde, qu’est-ce que je vais dire à Clara si on en arrivait là ? Et même si on n'en pas arrive là : qu’est-ce que je vais dire à Clara, tout court ? Tout à l’heure, demain ? Et aux enfants ? J’agonise… Non, ça ne peut pas se passer comme ça, c’est impossible ! Les idées acides pleuvent, brûlent ma conscience, mais je m’accroche encore à l’infime espoir que tout s’arrête, que mon corps soit là, quelque part, peut-être même dans cet hôpital et que tout redeviendra comme avant, avec Nelly qui dort près de moi dans notre chambre, qui viendra me réveiller après sa douche en souriant parce qu’un nouveau jour commence, avec Rémi quelque part sur son vélo, qui prépare son prochain triathlon et qui reviendra chez lui en passant par la boulangerie pour amener des croissants et des pains au chocolats à Clara et aux enfants… Je veux y croire… Je m’endors.

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